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Blanche les trouva étalés par terre, tous en rang d’oignon dans la lumière du petit matin.
D’abord, elle crut qu’ils étaient morts. Cornélia et Danaé ressemblaient à deux momies, couvertes de bandages rougis de sang ; Danaé avait été amputée du bas d’une jambe. Les garçons gisaient dans leurs bleus et leurs blessures, sans aucun bandage. Leurs masques géants gisaient près d’eux. Quelqu’un les avait déchirés en deux.
Puis Blanche vit qu’ils respiraient tous. Ils dormaient seulement, épuisés. Alors elle les réveilla à grands cris. Elle se jeta sur sa sœur, qui ne voyait rien du tout avec son gros bandage sur la tête, puis sur Aaron, qui faillit en mourir puisqu’il avait deux côtes cassées – elle lui en fêla une troisième. Il hurla de douleur, ce qui acheva de réveiller les autres.
– Oups, renifla Blanche. Désolée…
– Blanche… dit-il dans un râle d’agonie. Je t’avais dit… de rester là-bas…
Elle leva les yeux au ciel.
– Pouet et Oupyre ont fini par venir me chercher. Et je suis un raijū, figure-toi ! Je peux quadriller tout le secteur sans que personne me voie.
Elle le toisa. Il lui manquait deux doigts, tranchés proprement par des mâchoires, et l’une de ses jambes était cassée. Peut-être même en deux endroits.
– On vous a attendus, mais vous reveniez pas…. On vous a aperçus de loin… Et puis l’orage, les séismes qui ont détruit la ville… J’ai cru…
Ses yeux s’empirent de larmes.
– J’ai cru que vous alliez jamais revenir.
Elle s’essuya les joues frénétiquement. Aaron leva une main devant son visage pour se protéger de la pluie qui lui dégringolait dessus.
– Arrête de pleurer au-dessus de moi… râla-t-il. Chaque fois… c’est pareil…
Blanche l’embrassa avant qu’il ait eu le temps de finir sa phrase.
Les autres se redressèrent lentement, dans la douleur de leurs plaies et de leurs os cassés. Malgré ses mains engourdies, Cornélia réussit à soulever le bandage qui lui barrait la vue. Elle y voyait flou d’un œil – elle se souvint des minuscules tzitzimime qui avaient essayé de le lui crever. Elle fixa ses acolytes, qui lui rendirent son regard. Un reste de colère tournoya entre eux, un dernier vestige des masques qu’ils avaient portés. Ils auraient pu se tuer. Cornélia se souvenait d’avoir souhaité dévorer Aaron, et se vêtir de sa peau – était-ce Argos ou le dieu rouge qui avait parlé à travers elle ? Dans les yeux de Beyaz et Aaron, elle vit passer le reflet de toute leur hargne.
– Les masques, dit Aaron d’une voix rouillée.
– Oui, fit Cornélia.
Danaé éclata de rire.
– C’était vraiment une belle idée de merde.
Ils se regardèrent de nouveau, puis exprimèrent en silence :
On l’a fait.
Et le même sourire parut sur leurs visages.
– Vous n’êtes pas tous entiers, dit prudemment Blanche. Est-ce que… ça va ?
Cornélia tâta les deux attelles qui lui maintenaient le coude et la cheville en place. C’était du solide. Beyaz avait une côte qui lui sortait du ventre, mais ne semblait pas choqué outre mesure.
– Bah ! Je vais la remettre en place.
Peut-être avait-il « forgé » son corps avec l’essence d’une créature qui ne craignait pas la douleur. Danaé, quant à elle, regardait le bas de son mollet, qui se terminait par un moignon bandé. Elle avait perdu un sabot. Son visage était tiré par la douleur.
– Je survivrai. Je pense.
D’un geste, elle demanda à Blanche de venir l’aider à se mettre debout.
– On aura une prime pour notre peine, pas vrai ? lança-t-elle à Aaron. De quoi se faire une bonne retraite. Parce que là, le boulot de mercenaire, c’est fini pour moi.
– Vous aurez une prime. (Il n’essayait même pas de se lever avec ses côtes et sa jambe cassées.) Si vous êtes sages. En attendant, il faudra m’amener un brancard. On en a dans les camions.
– C’est quoi, ça ? fit Blanche en fronçant les sourcils.
Elle désigna le carton posé en évidence sur un muret de béton, près de Cornélia.
– Encore un putain de carton ? jura Aaron. J’pensais qu’on en avait terminé avec ces conneries !
Cornélia se leva – dans un festival de souffrances – et boita lourdement jusqu’à s’en approcher. Quand elle ouvrit la boîte, la tête de Blanche se pencha près de la sienne.
Au fond du carton, un petit chat sauvage se tenait recroquevillé. Il était très sombre, tacheté comme un ocelot. Autour de lui s’était lové un serpent vert émeraude.
À cloche-pied, Danaé rejoignit les deux filles et se pencha à leurs côtés. Le chat tremblait de peur ; il était aveugle.
– Oh ! fit la faunesse en comprenant soudain.
– Ils sortent d’où, ceux-là ? demanda Blanche en plissant le front. On dirait pas des nivées. Ils ont l’air bizarrement… normaux.
La tête de Beyaz poussa la sienne pour se faire une place.
– C’est ces saloperies d’Aztèques qui essaient de se faire plaindre.
– Je vous avais dit de les achever ! jeta Aaron.
Blanche alla s’accroupir à son chevet, juste pour pouvoir lui flanquer une petite claque à bout portant.
– Mais ça va pas, la naine ? s’énerva-t-il.
– C’est toi qui va pas bien ! Ça se voit qu’ils sont inoffensifs ! rétorqua-t-elle en mettant les poings sur les hanches.
Danaé et Cornélia échangèrent un regard entendu. Au moins une qui est d’accord avec nous.
– On n’en sait rien ! gronda Aaron. S’ils étaient vraiment comme ça à la base, comment ils ont grossi autant, à ton avis ? Si ça se trouve, ils ont murmuré des conneries à l’oreille d’un pauvre mec à l’époque, pour qu’il commence à tuer des gens en leur honneur ! Puis tout le pays s’y est mis, ça leur a donné du pouvoir, ça les a changés et ça a duré des décennies et des siècles, jusqu’à ce qu’ils deviennent des dieux !
Il pointa un index vengeur vers les petites créatures.
– On peut pas les relâcher. C’est un trop gros risque !
Cornélia contempla les deux frères. Une fois devenus dieux, s’étaient-ils laissés emporter par leur propre puissance, comme eux-mêmes avec leurs masques géants ? Elle se demanda fugacement à quoi ressemblait le reste de la fratrie. Ce dieu rouge sang, mort dans le Rio Negro, avait-il été un lézard, une souris ou un petit moineau ?
– On n’est pas obligés de les remettre en liberté, dit-elle.
Elle échangea un regard avec Blanche. La cadette souriait. Cornélia acheva :
– On n’a qu’à les prendre avec nous.
– Dans le convoi ? releva Beyaz.
Cornélia attrapa le petit chat avec son bras valide. Il était maigre comme un clou et se débattait dans le vide ; ses griffes minuscules se plantèrent dans ses bandages sans lui faire de mal. Elle le fit tourner devant ses yeux, à la recherche d’une bizarrerie, d’un dard venimeux ou d’une écaille de dragon. Mais il n’y avait rien. Rien qui indiquait qu’il avait été le dieu de la guerre et de la nuit, drapé d’étoiles.
– Non, dit-elle enfin. Pas dans le convoi.
Blanche souriait toujours, par-dessus le bras d’Aaron qui l’avait enlacée et plaquée contre lui sans perdre son expression revêche. Cornélia se tourna vers elle.
– Un enclos, ça devrait convenir, non ? Tant qu’on les surveille.
Aaron leva les yeux au ciel si fort qu’elle se demanda s’il ne s’était pas foulé le nerf optique.
– Vous êtes vraiment dingues, vous deux.
Cornélia rangea le chat, referma le carton.
– Ouais. C’est grâce à ça qu’on a survécu jusque-là.
Elle sentit un grignotement au niveau du bandage de sa cheville. En baissant les yeux, elle trouva Oupyre. Celle-ci secoua ses oreilles balafrées, dont il manquait une bonne partie. Des traces de dents y avaient fait des trous.
Cornélia ! annonça Oupyre. Gagné bagarre ! Nous trop fortes !
Elle remua les moustaches d’un air pensif. Et, pour la toute première fois – depuis ce jour lointain où Cornélia avait ouvert ce maudit carton dans le placard à balai –, elle vint se frotter contre sa jambe avec affection. Cornélia retint son souffle. Son pelage était doux comme la soie.
Nous trop fortes.
– Oui, murmura Cornélia en contenant son émotion. Nous trop fortes.
Elle se tourna vers l’horizon.
– Allons-y. Epona nous attend.
Il allait falloir se mettre en marche parmi les ruines, les arbres abattus, les troncs brisés nets. On aurait dit qu’un cyclone avait dévasté Manaos.
– Merci pour les bandages, Blanchounette, fit Danaé.
– C’est pas moi… Je vous ai trouvés comme ça en arrivant. Et j’ai vu personne… C’est vraiment bizarre.
Cornélia ne dit rien. Aaron fronça les sourcils.
– Vous avez été soignées et recousues. Avec une aiguille et du fil. (Il désigna le carton que Blanche portait dans les bras.) Et il a bien fallu quelqu’un pour mettre ces deux-là en boîte. Je pensais à Iroël, mais il est incapable de se servir d’une aiguille, maintenant. Alors, qui ?
Cornélia sourit pour elle-même. Elle leva les yeux vers le ciel. Il était clair et serein, lavé de toute sa colère.
Bon vent, Mitaine.
– Moi, je sais.
Elle avait hâte de voir leurs têtes.

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