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Presque tous les sujets d’Epona migrèrent aux côtés du convoi.
Ce fut un fleuve ininterrompu de nivées, de véhicules, d’hommes et de femmes qui portaient leurs paquetages sur leur dos, et bien sûr de boîtes à pizza. C’était gigantesque.
Mais à l’échelle de la Terre, ce ne serait qu’un grain de sable, à peine un gros village.
Cornélia se forçait à raisonner ainsi. Bientôt, elle serait de retour dans son monde. Il n’y aurait plus de Strate. Plus de convoi. Simplement une brèche qui se refermerait derrière elle, à tout jamais.
Mais peut-on vraiment refermer ce genre de brèches ?
Il s’avéra que la porte de la Vingt-Cinquième heure, à Manaos, se trouvait dans l’église blanche qu’ils avaient spectaculairement détruite. Epona ne leur en tint pas rigueur. Pendant deux jours, des dizaines de volontaires déblayèrent les gravats, aidés par un Svadilfari qui ne brillait jamais autant que lorsqu’il était attelé à quelque chose.
Et puis finalement, la porte apparut, éthérée et luminescente, flottant au-dessus des ruines blanches. Elle se formait dès lors que quelqu’un s’approchait d’elle et vibrait d’une aura étrangement familière. Tout le monde la fixait religieusement. Personne n’osait la traverser en premier. C’était à la fois une place d’honneur, une plongée dans l’inconnu, et un fabuleux pied-de-nez au destin.
Alors Epona donna l’ordre de faire amener Aegeus.
Il était presque mort et montrait plus de moments de délires que de lucidité. Pourtant, lorsqu’il passa la porte sur le dos d’Aaron, ses yeux s’entrouvrirent. Il se redressa et son regard s’éclaircit. L’espace de quelques instants, malgré son crâne livide et chauve et ses pieds résorbés à l’état de moignons, il retrouva la prestance qui avait été la sienne pendant si longtemps.
Derrière lui s’engouffrèrent toutes les nivées, toutes les familles. La porte épousait toutes les tailles, radiante et mouvante, capable de laisser passer même les plus grandes créatures.
Mais la plus grande d’entre elle n’y pénétra jamais. Parvenu devant la porte, Svadilfari refusa d’avancer.
Viens, mon aimé, lui dit Epona.
Elle était vêtue d’une robe de lin blanc, simple et pure comme celle d’une jeune mariée, et sa crinière tombait libre pour la première fois, drapant son dos d’une cascade de jais. Mais lorsqu’elle tendit la main vers Svadilfari, celui-ci resta immobile.
Je suis trop grand pour ce monde, dit-il. Trop grand pour vivre dans une forêt sans que les hommes me remarquent.
Cornélia s’attendait à ce qu’Epona oppose des arguments. Elle n’en fit rien. Elle s’approcha de lui et serra contre elle son énorme tête. Le museau de pierre froissa le drapé impeccable de sa robe, y laissant des traces de poussière. Les paupières de Svadilfari se fermèrent.
J’irai chez Homère. Je l’aiderai. J’ai aidé toute ma vie. Je ne peux pas cesser d’aider.
Une seule larme brilla sur la joue d’Epona, tel un diamant sur son pelage doré.
Je reviendrai, promit-elle. Il reste la porte. Aussi longtemps que la Strate vivra… il restera les portes.
Svadilfari s’arracha doucement à son étreinte, avec la délicatesse du géant qui ne veut blesser personne.
Prends garde. Epona. Ils ne doivent jamais vous voir. Les hommes. Prends garde…
Ne crains rien. Je les guiderai tous comme je le fais depuis sept mille ans. Je connais bien les hommes et leurs travers.
Il contempla la déesse jusqu’à ce qu’elle tourne les talons. Jusqu’à ce que sa silhouette se dissolve dans la lumière de la porte. Alors une larme calcaire roula sur la grosse joue du titan de pierre, et finit par s’écraser sur le sol. Cornélia réalisa qu’il avait passé un temps indéfini chez Midas, prisonnier, enchaîné, loin de celle qu’il aimait ; et à présent elle lui échappait déjà.
Bientôt, il ne resta près de lui que les boyards, Cornélia, Blanche et tous les petits orphelins du convoi. Deux bakus avaient glissé leur trompe dans chacune des mains de Cornélia. Ils étaient intimidés. Pouet se tenait devant eux, faisant front vers l’inconnu, mais il n’en menait pas large non plus. Au fond de lui, il restait un enfant.
Seuls Oupyre et Greg ne ressentaient pas d’appréhension. Côte à côte, ils attendaient la suite. Chacun avait un os de tibia dans la gueule, trouvé Dieu seul savait où.
Ce voyage aura au moins eu le mérite de les rapprocher.
– Bon, finit par dire Danaé. On y va ?
À cet instant, Cornélia se demanda d’où venait Danaé, et si elle avait une famille quelque part. Allait-elle aussi s’installer en Amazonie, ou si reviendrait-elle dans la Strate dès qu’elle aurait achevé sa tâche ? La question se posait aussi pour Beyaz, mais lui était humain. Il était libre d’aller n’importe où.
– Tu as de la famille de l’autre côté ? osa-t-elle demander.
La faunesse la fixa de ses yeux inhumains, barrés d’une large pupille.
– Moi, j’suis une biquette, meuf. J’connais pas les vingt-quatre heures. (Elle parut hésiter.) Mais ici… j’ai plus rien. Plus rien du tout.
Le carton dans les bras, elle s’engagea dans la porte. Alors Cornélia la suivit, entourée de Pouet et son troupeau d’enfants. Juste avant de poser le pied dans la lumière, elle se retourna. Elle contempla l’immense Svadilfari, la douce étrangeté de la Strate, l’eau qui venait lui battre les chevilles, et les deux soleils pris dans une course perpétuelle, tirés par des chevaux de feu auxquels plus personne ne croyait de l’autre côté. Tout son corps vibra d’une pensée involontaire.
Regardez bien. C’est la dernière fois.
Alors les petits bakus, les petits zonures et les petites coulobres levèrent la tête pour contempler ce ciel ; les petits basilics levèrent le bec pour sentir le vent chaud et légèrement salé qui leur ébouriffait les plumes. Même Pouet les imita. Cornélia attendit qu’ils aient terminé.
Puis, doucement, elle les mena dans le monde réel.
***
La porte les recracha dans une auberge étrangement familière, aux couloirs couverts de moquette et aux parquets lambrissés. Les murs s’élargissaient devant eux, le plafond se soulevait de plusieurs mètres pour permettre aux plus grandes nivées de passer. Au comptoir sommeillait une petite dame sillonnée de rides, racornie comme une vieille pomme. Un violent sentiment de déjà-vu traversa Cornélia.
– Bonjour, Morta, dit poliment Epona en passant.
– Bonsoir, répliqua la vieille en s’allumant une pipe. Ça en fait, du monde, dites donc. Attention à mes tapis.
Cornélia éprouva la brusque envie de faire demi-tour, de revenir se jeter dans la Strate ; mais c’était trop tard. Derrière eux, la porte s’était déjà refermée. Et les trompes des petits bakus la tiraient en avant.
L’auberge les libéra dans un quartier à moitié à l’abandon, aux routes défoncées, en bordure de la forêt amazonienne. Tous les migrants – nivées et humains confondus – se répandirent dans la rue en une foule silencieuse. Chacun leva les yeux vers le ciel nocturne, sombre et opaque. Chacun emplit les poumons de cet air si semblable, et pourtant subtilement différent. Cornélia comme les autres.
Quelques voitures étaient garées devant l’auberge, étrangement ordinaires. De l’autre côté de la rue s’étendaient des cabanes faites de tôle, dévorées par les lianes et les mousses.
Et, au-delà, sifflait le vent dans les arbres de l’Amazonie.
Cornélia ne trouva pas Aegeus dans la foule, ni Aaron ; elle espéra que la vouivre était assez lucide à cet instant pour voir cette jungle si proche, pour comprendre ce qu’il était en train de se passer.
Tu as réussi, pensa-t-elle. Regarde, tu as réussi.
Epona prit la tête de la foule. Même de loin, on discernait sa robe blanche comme une flamme dans la nuit. Dans les craquements des racines et des lianes, elle les guida dans la jungle. Bientôt, les arbres se refermèrent sur eux, les plongeant dans l’obscurité. Les trompes des bakus serrèrent plus fort les mains de Cornélia.
On est arrivés ? demanda l’un d’eux.
– Pas encore, dit-elle à voix basse. Il va falloir marcher beaucoup. Il faut s’éloigner le plus possible de la ville.
Pas à pas, ils s’enfoncèrent dans ce nouveau monde.
***
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