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Ils marchèrent longtemps. Il fallut traverser toutes les routes humaines, tous les chemins. De moins en moins de routes. De moins en moins de chemins. Jusqu’à plonger dans la véritable forêt vierge. Jusqu’à-ce qu’il n’y ait plus que les yeux perçants des rapaces, les plumages flamboyants des perroquets et les écailles des crocodiles qui affleuraient entre les palétuviers.

C’est là qu’Aegeus rendit son dernier souffle.

Là, dans la forêt où Cornélia s’était battue pour qu’il arrive. Sous les frondaisons émeraudes, entouré des derniers boyards qui lui restaient, entre les nénuphars et les fougères aquatiques. Il eut soudain du mal à respirer, et lorsqu’ils le remarquèrent, ils se rassemblèrent autour de lui.

– Respire, répétait Aaron à voix basse. Respire !

Les narines de son maître palpitaient avec effort, mais son corps ne voulait pas d’air. C’était de l’eau qu’il cherchait. Non loin, une cascade ruisselait, emplissant de son murmure l’air étouffant de la forêt.

– Respire…

Aaron suppliait à présent. Quand Blanche s’approcha derrière lui, il s’écarta pour ne pas qu’elle le touche. Sa voix claqua, raide et sèche.

– Beyaz, aide-moi à le déplacer.

Ils traînèrent Aegeus tout au bord de l’eau verte, parmi les rochers moussus et les racines qui y plongeaient avec avidité. L’odeur si particulière de la forêt équatoriale baignait leurs sinus. Orage, pluie, humus. La Mouche se plaça à côté, près de son maître, comme un chien de garde prêt à le protéger de la mort. Un peu plus loin, derrière les troncs des arbres, se tenaient toutes les autres nivées qui avaient un jour constitué le convoi.

Il n’y a plus de convoi, se dit Cornélia avec un coup au cœur. C’est fini.

Les petits bakus passaient d’une patte sur l’autre, faisant des nœuds avec leurs trompes. Ils ne savaient pas comment réagir. Cornélia aurait voulu leur crier de ne pas regarder, d’aller voir plus loin, du côté du campement, là où s’éparpillait le peuple d’Epona et ses milliers de nivées. Mais ils restaient là. Avec l’hippalectryon, les dernières coulobres, les derniers zonures. Avec Pouet. Celui-ci s’approcha d’un pas lourd. Le sol de la forêt s’enfonçait sous son poids. Il contempla doucement Aegeus.

– De… l’eau…

Cela faisait très, très longtemps qu’il n’avait pas parlé avec sa voix humaine. Une détresse infinie passa sur le visage d’Aaron. Il descendit son maître un peu plus bas dans la rivière, jusqu’à-ce que l’eau recouvre ses jambes. Les traits d’Aegeus se détendirent de manière infime. Il ferma les yeux. Du bout de ses mains déformées, coincées quelque part entre l’état de griffes et celui de nageoires, il palpa l’eau boueuse.

On est… arrivés… en Amazonie.

Blanche et Cornélia hochèrent la tête, à l’unisson avec les boyards. Même Beyaz était là, malgré son aversion pour Aegeus. Même Iroël, qui avait perdu son humanité par sa faute. Seul Aaron ne réagit pas. Il ne parlait pas la langue sans mots. Le cœur de Cornélia se serra. Il n’allait pas pouvoir comprendre les derniers mots de son maître. Était-ce pour lui qu’Aegeus se força à parler ?

– Vous avez… bien travaillé.

Sa pauvre voix sonnait comme une râpe en métal coincée dans sa gorge. Dans un bruit mat, Pouet se coucha près de lui. Ses yeux pourpres s’accrochèrent à son visage, comme s’il y cherchait quelque chose – des souvenirs, peut-être.

– Toi… aussi… petit.

Une nouvelle crise d’asphyxie s’empara de lui, et pendant une interminable minute, il suffoqua en silence alors que son corps tentait vainement d’aspirer de l’air. Le cœur de Cornélia se serra. Au désespoir, Aaron s’agenouilla à ses côtés. De ses mains en coupe, il lui versa un peu d’eau sur le visage. Aegeus but goulûment, puis recommença à respirer. Ses poumons sifflaient comme un ballon percé. Mais son regard, à cet instant, était d’une acuité tranchante. Il contempla ce qui restait de ses boyards.

– Aaron… paie-leur… le double… ce que je leur dois.

– On verra ça plus tard, s’énerva le garçon. C’est pas important !

Près de lui apparut le matagot, assis sur la berge, occupé à se lécher une patte. Sitôt qu’il le vit, Aaron le chassa à grands gestes.

– Dégage, toi ! C’est pas le moment ! Tu te trompes !

Le chat l’esquiva lestement, lui jeta un regard de pur dédain. Il se hissa sur le tronc d’un arbre, là où Aaron ne pouvait pas l’atteindre, et susurra :

– Le temps est venu, garçon. Toutes les histoires s’achèvent de la même façon.

Aaron saisit une pierre et leva le bras, prêt à le frapper ; mais le caillou retomba au sol dès que son maître l’appela.

– Aaron…

Quand le changelin se précipita près de lui, il inspira avec difficulté.

– Ne laisse jamais… personne… t’enchaîner. Ce sera dur… Les gens comme nous… suscitent le mépris… ou la convoitise.

Une larme coula le long de la joue de Blanche. Les yeux de vipère d’Aegeus se posèrent sur elle, comme s’il avait entendu le bruit infime de l’eau qui glissait sur sa peau. Elle se cramponnait au bras de sa sœur ; il sourit, amusé par le désarroi gravé sur leurs visages.

– Vous deux… vous êtes toujours… toutes en tripes… et en cervelle.

Il hoqueta soudain, comme si une flèche venait de se planter droit entre ses côtes. Mais il poussa tout de même hors de sa gorge, malgré la flèche, malgré l’agonie, ce qui allait être ses derniers mots :

– Et vous n’êtes… pas… mes ennemies. Même si j’ai mis du temps… à m’en rendre compte.

Ses pupilles filèrent vers celles de Cornélia. Une dernière pensée vibra entre eux.

Merci.

Puis, les yeux dans les siens, il expira.

Le souffle coupé, Cornélia sentit un grand froid se diffuser en elle. Elle contempla les yeux d’Aegeus, qui se voilaient lentement.

– Non, murmura Aaron.

L’air hagard, il saisit son maître par les épaules, le secoua. Sa tête pivota comme un objet inanimé ; sa joue vint creuser la berge boueuse de la rivière. L’effroi d’Aaron se changea en fureur.

– Aegeus ! hurla-t-il. Réveille-toi !

Le matagot se glissa entre les fougères, souple comme une panthère en chasse. Il évita sans effort les coups de pied d’Aaron.

– Dégage, toi ! T’as pas bien entendu ? Casse-toi ! Retourne en Enfer chez ton cinglé de maître !

Il faucha toute la végétation de la berge à force de s’acharner, mais le matagot, lui, était encore là. Il souriait de toutes ses dents. D’un bond, il se propulsa sur Aegeus et sembla inspirer quelque chose. Ses yeux brûlèrent plus fort, jetant des éclats incandescents. Il évita les cailloux jetés par Aaron et, dans un dernier ricanement, disparut sans laisser de traces.

Non !

Aaron tomba à genoux. Les larmes creusaient des sillons sur ses joues halées.

– Reviens… Reviens ici !

– Aaron, dit Iroël.

Il était resté en retrait jusqu’à présent, ombre parmi les ombres sous la canopée de la jungle. Il s’approcha lentement, de son pas heurté – patte de corbeau et pied humain.

– Aaron.

– Non !

Le garçon sanglotait, recroquevillé contre le torse de son maître. Iroël ferma les paupières d’Aegeus, puis s’accroupit près de lui. Après une hésitation, Blanche les rejoignit. Puis Beyaz et Danaé. Et toutes les nivées du convoi, celles qui avaient connu Aegeus, qui avaient assisté à sa longue dégénérescence, vinrent le veiller également.

Seule Cornélia resta à distance. Elle regarda la Mouche poser son mufle sur les cheveux d’Aegeus, renifler son odeur une dernière fois, puis se coucher près de lui. Elle regarda les petits bakus cueillir des fleurs d’orchidée et les déposer sur le torse d’Aegeus. Elle ne put s’empêcher de se dire qu’il aurait ricané en voyant une telle chose. Son inaudible « merci » restait piégé dans sa tête, tournoyant sans fin comme un poisson dans un bocal.

Pourquoi t’as dit ça ? songea-t-elle avec une pointe de rancœur.

Elle se sentait coupable de ne pas avoir répondu – mais méritait-il vraiment d’être remercié ? Tout ce qu’il leur avait apporté, c’était un appartement incendié, des nivées qui souffraient, un voyage épuisant dans un monde en perdition, beaucoup de larmes et d’injustice. C’était la Vingt-Cinquième heure.

– Il faut le mettre dans l’eau, articula-t-elle. C’est ce qu’il aurait voulu, non ?

Aaron releva la tête, livide. Il ne dit rien. Il essuya ses larmes, fit signe à tout le monde de s’écarter. Cornélia s’approcha pour l’aider. Ensemble, ils tirèrent doucement Aegeus dans le lit de la rivière, au milieu des nénuphars fleuris. Bientôt, l’eau le porta seule. Elle commença à l’entraîner doucement. Puis un craquement se fit entendre. Aaron et Cornélia, dans l’eau jusqu’à la taille, se figèrent. Leurs regards se portèrent sur Aegeus. Il semblait tressaillir. Un espoir violent et insensé transfigura le visage d’Aaron. Puis, dans un effort d’une laideur extrême, le corps de son maître se déforma. Ses articulations craquèrent ; ses jambes se résorbèrent. Des nageoires crevèrent sa peau. Deux ailes translucides s’arrachèrent de son dos et se déployèrent, faisant craquer leur voilure satinée.

Lorsqu’Aaron se rendit compte que le cadavre laissait simplement la place à un autre cadavre, ses larmes redoublèrent.

Lacérée de toutes parts, la peau d’Aegeus tomba en lambeaux dans la rivière, comme une mue, libérant les milliers d’écailles et de plumes qui avaient poussé dessous si longtemps. À présent qu’il ne craignait plus la souffrance et la mort, tout ce corps meurtri, déformé, pouvait enfin reprendre sa vraie forme.

Cornélia contempla la vouivre qui s’étendait désormais dans la rivière. Elle était immense et majestueuse, souple comme un serpent couronné de plumes. Ses écailles scintillaient telles des coquillages nacrés.

Le courant l’emporta lentement. En silence, tout ce qui restait du convoi la regarda s’éloigner à travers la forêt. Cornélia serra les mâchoires. Elle songea aux combats et aux douleurs, aux cages, à toutes les cruautés qu’elle avait subies dans la Strate. Puis elle pensa à la douceur des nivées, aux rires partagés et à tous les petits éclats de bonheur. Aux orphelins qui lui avaient tenu la main, jusqu’à la fin.

Son cœur parla pour elle.

Merci.

Et ainsi, comme une opale avalée par la rivière, disparut la dernière vouivre.


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