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Est-ce que vous avez pleuré comme j'ai pleuré ?

J'espère.

Et est-ce que vous allez maintenant re-pleurer?

Vous me direz. (Moi, je n'ai jamais versé AUTANT de larmes qu'en écrivant le chapitre qui suit)


***


De ce qui s’ensuivit, Cornélia ne garda que des souvenirs confus. C’était comme si son esprit refusait d’accepter la fin du voyage, comme si sa mémoire refusait d’en inscrire les termes. Plus tard, elle ne se remémorerait que certaines scènes fragmentées, et des sensations troubles – l’odeur de la forêt, le ruissellement de l’eau, le contact doux des nivées qui venaient l’enlacer.

Elle se souviendrait d’Epona qui s’était enfoncée dans la jungle avec tous ses sujets. Au plus profond de l’Amazonie, au plus loin des hommes, là où régnaient les fauves et peut-être d’antiques nivées, là où nul regard humain ne s’était jamais posé.

Elle se souviendrait des petits bakus qui avaient pleuré au moment de la quitter, et s’étaient essuyé les yeux du bout de leurs trompes duveteuses. Des coulobres qui étaient venues lui faire un dernier câlin. De la Mouche, qui avait promené ses moustaches sur son visage pour lui dire au revoir, comme il le faisait lorsqu’ils étaient prisonniers tous les deux chez Orion. De Monsieur Plume-verte qui, sans s’abaisser à un contact physique, avait offert l’une de ses plumes aux deux sœurs.

Et puis elle se souviendrait d’Oupyre. De son étonnement, un peu triste, lorsqu’elle avait compris que cette fois, elle ne pouvait pas venir avec elles. Qu’elle devait s’en aller de son côté. Libre.

Libre ? avait répété la hase, perturbée. Libre moi. Toujours libre. Libre avec Blanche et Cornélia. Et Iroël.

Blanche avait éclaté en sanglots. Quand une larme lui était tombée dessus, Oupyre s’était ébrouée, agacée, et était allée faire sa toilette plus loin. Cornélia l’avait contemplée. Le scintillement gris argenté de son pelage, les bois de cerf majestueux qui la couronnaient ; ses ailes qui ne savaient pas voler, qui ne sauraient jamais. Son enthousiasme ingénu, ses petits accès de folie joyeuse, et tous ces moments où elle avait été là. Tous les instants si précieux où elle leur avait témoigné son affection. Cornélia grava tout cela dans sa mémoire, pour ne jamais l’oublier. Elle voulait la garder au chaud derrière ses paupières, pendant des années, des décennies, et la contempler encore lorsqu’elle serait devenue vieille, dans un monde sans magie, sans nivées, qui aurait éteint en elle le souvenir de la Vingt-Cinquième heure.

Elle se souviendrait de Pouet… Du contact chaud et un peu rêche de sa crinière lorsqu’il avait accepté de se faire enlacer. De son odeur, de son pelage noir couturé de cicatrices ; de ses yeux pourpres dont Blanche et elle connaissaient chaque détail, chaque éclat doré. Ces yeux dans lesquels elles avaient plongé sitôt qu’elles avaient ouvert ce carton, sur le pas de leur porte. Si longtemps auparavant.

– N’oubliez pas, avait sangloté Blanche. Maintenant qu’on ne sera plus là… Vous serez responsables… l’un de l’autre.

Elle s’accrochait à lui de toutes ses forces, comme s’il était un spectre ou une illusion qui risquait de disparaître d’un instant à l’autre.

– Promettez-moi. Promettez-moi de rester ensemble…

Pouet l’avait doucement regardée. Son visage majestueux avait semblé sourire.

Responsable. Quand on est apprivoisé.

Il avait posé le front contre le sien. Il avait fermé ses paupières d’or.

Promis, Blanche.

Ils étaient restés ainsi pendant de longues secondes. Ensemble, ils s’étaient plongés dans leurs souvenirs – l’appartement étroit, les pyjamas girafes, le canapé plein de poils de chat. Tous les moments où Blanche l’avait nourri, dorloté, câliné.

Puis Pouet avait lentement reculé. Près de lui, Oupyre se grattait l’oreille, l’air très affairé. Elle ne comprenait pas encore. Elle s’en remettrait vite, de toute manière. Oupyre était ainsi. Elle ne garderait peut-être même pas le souvenir de ce voyage, de ces deux filles qui l’avaient aimée.

– Partez maintenant, leur avait dit Cornélia. Partez vite.

Pouet avait fait un pas en arrière, puis deux. Il avait hésité. Avait semblé leur demander la permission. Puis il leur avait tourné le dos, et Blanche avait serré ses bras autour d’elle pour s’empêcher de lui courir après. Elle était secouée par les sanglots. Cornélia n’avait jamais vu sa sœur pleurer ainsi.

Elles avaient regardé Pouet disparaître entre les arbres, creusant l’humus de ses empreintes lourdes, comme un géant tranquille qui retrouve son royaume. Elles allaient garder cette image en elles, à jamais. Mais Oupyre, elle, s’était attardée. Elle avait fait de petits bonds incertains, les oreilles tendues vers elles.

Venir. Blanche et Cornélia venir.

– Non, Oupyre, avait articulé Cornélia. Pas cette fois. Cette fois, il n’y aura que Pouet.

La hase avait tapé du pied, énervée par cette décision qu’elle ne comprenait pas.

Venir, s’était-elle entêtée.

Blanche et Cornélia s’étaient éloignées. Oupyre avait fait mine de les suivre. Alors Cornélia l’avait imaginée sortir de la forêt, s’approcher des humains, être découverte. Capturée. Étudiée. La peur l’avait submergée. Un hurlement était sorti de sa gorge.

– Va-t-en, Oupyre ! Dégage !

La hase s’était figée.

Cornélia ?

– Dégage ! Je veux plus te voir. Plus jamais !

Un caillou s’était retrouvé dans sa main, et elle l’avait brandi.

– Va-t’en !

Les yeux exorbités, la hase avait déguerpi.

– Ouais, c’est ça !

Cornélia avait suivi des yeux sa petite silhouette argentée, bientôt avalée par l’ombre émeraude de la forêt.

– Cours, avait-elle murmuré. Et ne reviens pas.

De sa main sans force, le caillou était tombé au sol. Et les larmes avaient coulé enfin.




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