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Il leur fallut s’extirper de la forêt, de ses racines et de sa sauvagerie veloutée, de ses cris d’animaux qui rappelaient à Blanche et Cornélia qu’elles n’appartenaient pas à ce monde, qu’elles étaient humaines – et cette idée était la plus amère de toutes.

Tout leur semblait gris et terne, sans lumière. Aaron et Iroël les guidaient à travers le flou de leurs larmes. Greg les suivait en trottinant, rendu à sa forme de chat. Danaé et Beyaz étaient partis. La première s’était enfoncée dans la forêt auprès d’Epona. Le deuxième était reparti vers l’auberge. Vers la Vingt-Cinquième heure.

« Boyard un jour, boyard toujours », avait-il dit simplement. « Moi, j’mourrai dans la Strate. »

Et en le voyant s’en aller en sifflotant, si léger à l’idée de retrouver le monde qu’il s’était choisi, une violente jalousie avait envahi Cornélia. Elle l’avait ravalée de force.

Iroël et Aaron s’arrêtèrent à la bordure de la forêt, là où la civilisation reprenait ses droits. Sous leurs pieds, l’asphalte d’une route déserte brûlait dans l’air chaud. Cornélia avait oublié à quoi ressemblait une route en bon état. Fatiguée, elle posa à ses pieds le carton qui contenait Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Les deux petites bêtes n’étaient pas bien difficiles, elles n’avaient fait que dormir lovées l’une contre l’autre, peut-être épuisées par leurs siècles de règne. Iroël sourit doucement. Ses canines de loup luisaient, blanches, dans l’écrin de son pelage noir.

– Vous pouvez rentrer chez vous, maintenant.

Cornélia se souvint de toutes les fois où elle avait maudit la Strate et ses habitants, maudit le convoi, maudit ses pieds en bouillie et les rations militaires qu’on leur donnait à manger. Jadis, elles avaient été prêtes à tout pour partir de la Vingt-Cinquième heure. Pour rentrer à la maison.

– Qu’est-ce que tu vas faire, toi ? parvint-elle à articuler.

Il se frotta la nuque.

– Rien n’est fini. Il reste des nivées à sauver, à faire sortir de la Strate. Et encore beaucoup de cages à ouvrir.

Les yeux de Cornélia devinrent humides. Elle les essuya d’un geste rageur.

– T’as pas envie de faire autre chose de ta vie, au bout d’un moment ?

Il eut une expression très douce, comme s’il s’excusait.

– C’est la seule chose que je veux faire. Et la seule qui me garde en vie.

Un froissement de papier retentit. Aaron décomptait une liasse de billets de banque, soigneusement liés par un élastique. Il en tendit la moitié à Blanche. L’autre à Cornélia. Sa voix rauque s’éleva, usée par les larmes. Il n’avait pas parlé depuis la mort d’Aegeus.

– Le double de ce qu’on vous devait, articula-t-il.

Quand il regarda Blanche, un spectre de sourire apparut sur ses traits tirés.

– Comme les autres. Parce que vous êtes des boyardes, maintenant.

Hagardes, elles prirent l’argent. Il leur tendit cinq billets supplémentaires.

– Et ça, c’est pour l’avion.

De toute leur vie, elles n’avaient jamais eu autant d’argent en main.

– L’avion ? répéta Blanche, livide.

– Pour rentrer en France.

Elle le dévisagea sans rien dire ; il fuit son regard et la supplique qui y était gravée. À la place, il désigna le sud.

– L’aéroport est par là.

Ils n’avaient pas eu un geste tendre depuis la dissolution du convoi. Le changelin ne s’était pas laissé approcher. Cornélia les regarda tous les deux. Blanche qui attendait désespérément ; Aaron qui ne voulait surtout rien lui donner. Ni mot, ni sentiment.

– T’es vraiment qu’un salopard, dit l’aînée d’une voix rauque.

Les yeux noirs d’Aaron se relevèrent sur les bâtisses de Manaos, voguèrent au-delà des toits.

– Vous deux, vous croyez que vous pouvez tout apprivoiser. C’est ça, votre problème.

Sa voix baissa. Et même s’il ne regardait pas Blanche, tout le monde comprit qu’il ne parlait plus à Cornélia.

– Vous avez réussi à gérer une tarasque et un wolpertinger. Bravo. Mais moi… (Sa voix s’enraya.) Moi, j’ai peur d’avoir un toit au-dessus de ma tête. J’arrive pas à dormir entre quatre murs. Et même dans la plus belle maison… et avec la fille la plus chiante et miraculeuse au monde… j’y arriverai pas.

Blanche sauta à son cou. Il recula sous l’impact, trébucha, faillit les précipiter tous les deux par terre. Puis il referma ses bras autour d’elle et la serra très fort, enfouissant son visage dans ses cheveux.

– Je suis désolé, murmura-t-il. Je suis désolé… Pleure pas…

Mais il pleurait lui aussi, et Cornélia se souvint qu’Aegeus n’était plus. S’il perdait aussi Blanche, Cornélia et Iroël, alors que resterait-il à Aaron ?

– Pleure pas… il y a des portes dans cette foutue Strate… Et les portes, ça se traverse. C’est comme une maison… C’est comme si toi, t’étais dans la cuisine, et moi dans le salon.

– Mais le salon est trop grand, sanglota Blanche.

Il la détacha de lui et la tint par les épaules, bien droite face à lui.

– Mais toi aussi, t’es grande. T’es grande comme le ciel, comme toute la Strate. T’es plus forte que deux chevaux solaires. Et t’es un raijū. Oublie jamais ça.

Une émotion empoigna le cœur de Cornélia, le serra à l’en faire éclater. Elle ne sut pas exactement laquelle. Mais elle se dit que ce garçon était la pire et la meilleure chose qui aurait pu arriver à Blanche. Celle-ci serra les billets dans sa main, fort comme si elle voulait les réduire en miettes. Puis elle s’essuya la figure. Lorsqu’elle émergea de ses larmes, ses yeux brillaient de détermination. Elle ne dit rien. Sa gorge était certainement trop nouée pour ça. Elle se contenta de hocher bravement la tête.

– C’est bien, souffla Aaron.

Il désigna de nouveau le sud.

– Par là, l’aéroport.

Elles se retournèrent deux fois, juste pour pouvoir distinguer encore un peu leurs silhouettes – l’une vêtue d’un vieux treillis militaire, l’autre enrobée d’un manteau de plumes noires.

Puis Manaos se referma sur elles, et seuls leur restèrent des souvenirs.

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