115 - La fin
***
Elles redécouvrirent ce qu’était une ville, et tout ce qu’elles avaient oublié. Les gens qui flânaient dans les avenues, sur les boulevards. Les enfants curieux qui s’étonnaient de voir un gros chat les suivre si gentiment dans la rue. Les marchés bruyants, pleins d’oiseaux qui chapardaient les miettes et les morceaux de poissons. Les voitures qui roulaient bien droit, sur la route bien droite. Le goudron dur et sec sous leurs chaussures. Parfois, lorsqu’elles croisaient une ombre à la force étrange, elles croyaient y voir une nivée – mais ce n’était qu’un adolescent accoudé à sa mobylette, ou un épicier chargé de cageots de fruits.
Cornélia ne s’était jamais sentie si peu à sa place.
Tous ces gens vivaient si paisiblement, si sûrs de l’hégémonie humaine. Ils n’avaient jamais été menacés par une arme ; ils ne s’étaient jamais dressés face à des dieux anthropophages ; ils ne s’étaient jamais battus dans une fosse sombre et puante sous les ordres d’un archange. Cornélia aurait pu se changer en tzitzimitl, là tout de suite, et leur donner la chasse comme à des petits mulots. Elle aurait pu leur briser les os d’un coup de mâchoires. Ils n’auraient pas su se défendre. Ils étaient des proies. Et, aussi horrifiante que fût cette idée, elle ne parvenait pas à la chasser de sa tête.
Elle ne faisait plus partie des leurs.
Lorsqu’elles passèrent devant un centre commercial, la date du jour leur sauta à la gorge.
27 août 2022
Cela faisait plus de deux ans qu’elles avaient quitté Lyon. Les décalages temporels de la Strate les frappèrent à retardement. Blanche plaqua une main sur sa bouche.
– Papa et maman doivent nous croire mortes !
Cornélia n’eut même pas envie de répondre. La seule idée de prendre l’avion, puis encore un autre avion, de devoir trouver un mensonge plausible et de rentrer chez elles, dans les bras de leurs parents éplorés, l’assommait totalement.
– On pourrait dire qu’on a perdu la mémoire et qu’on s’est retrouvées à Manaos sans savoir comment, réfléchit Blanche. Bon, ils vont s’imaginer des choses terribles… surtout avec nos cicatrices et le reste… mais on n’a pas d’autre solution, si ?
Cornélia ne disait toujours rien. Sa sœur était déjà tournée vers l’avenir. Comment faisait-elle ? Cornélia n’avait rien à projeter. Son cerveau lui renvoyait les mêmes images en boucle. D’abord Aegeus. Puis Pouet. Oupyre. C’était comme si elle avait cessé de respirer au moment où elle avait passé la porte de lumière.
Dans un brouillard indistinct, elles trouvèrent l’aéroport.
Elles payèrent leurs billets.
Elles achetèrent des cages de voyage, l’une pour Greg, l’autre pour Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Blanche se plaignit du prix exorbitant. Cornélia l’entendit à peine. Elle étouffait dans l’aéroport. L’odeur du plastique, des produits ménagers, la sueur des gens et leurs parfums bon marché, tout agressait ses narines. Les voix des annonces automatisées crépitaient à ses oreilles.
Au bout de deux heures, elles prirent place dans une queue infiniment longue. Elles attiraient les regards. Deux filles débraillées, dans des habits abîmés et moyennement propres, et affublées de deux caisses à chat. Le vigile du portique de sécurité eut l’air de penser qu’il allait trouver quelque chose dans leurs sacs à dos, quelque chose qui les empêcherait de passer. Mais il n’y avait rien que des masques de plastique, quelques biscuits secs, des vêtements sales et beaucoup, beaucoup d’argent.
Elles passèrent sans encombre.
Bientôt vint le tarmac brûlant de l’aéroport. Les ondes de chaleur qui tourbillonnaient au ras du sol. La sueur qui leur coulait le long du dos. Encore une queue interminable…
Puis l’escalier amovible de l’avion.
L’hôtesse, qui leur parla dans un anglais auquel elles ne comprirent rien.
À l’instant où Cornélia pénétra dans l’habitacle, elle sut qu’elle avait atteint ses limites. L’avion lui sembla étroit comme un boyau, rempli à ras bord de gens, de voix et d’odeurs étouffantes. Elle se força à suivre Blanche vers leurs places. Puis elle se força à s’asseoir. Sa sœur posa les deux cages sur les sièges de derrière, qu’elle avait spécialement réservés. Elle les attacha soigneusement.
– Restez bien sages, hein ? Le voyage va être long.
Greg lui cracha au visage, hurlant sa contrariété. Tous les passagers se retournèrent vers elles.
– Je confirme, grommela Blanche en se renfonçant dans sa place. Le voyage va vraiment être long…
Ses mots traversèrent à grand-peine le brouillard qui entourait Cornélia. Les mains serrées sur ses genoux, elle tentait de respirer calmement. Elle ne vit même pas le chat squelettique qui venait de se percher sur son dossier. Du moins, jusqu’à ce qu’il se mette à parler d’une voix haut perchée.
– Tiens tiens ! Comment on se retrouve !
Blanche le fixa avec effroi. Dans ses yeux passa l’image d’Aegeus emporté par la rivière, et celle d’Aaron qui pleurait. Puis elle se secoua.
– Qu’est-ce que vous faites là, vous êtes fou ? murmura-t-elle. Cachez-vous tout de suite !
– Personne ne peut me voir ni m’entendre, à part vous deux, grommela-t-il. Tu as déjà oublié ? Écoute plutôt, fillette. J’ai une proposition juteuse à te faire.
Il rampa sur le dossier de Blanche ; sa queue faite de vertèbres s’agita sous son nez.
– J’ai une place libre, vois-tu, ronronna-t-il. Mon révéré maître a laissé un vide derrière lui. (Ses yeux miroitèrent.) Tu n’auras qu’à signer un petit contrat… puis me nourrir chaque jour, sans faute… et moi, je m’engage à te rendre riche, ou à te donner tout ce dont tu auras besoin. Tu ne manqueras jamais de rien !
Cornélia aurait voulu le chasser, mais elle ne parvenait pas à bouger. Les parois de l’avion se resserraient sur elle comme pour l’écraser. Les odeurs l’asphyxiaient. Son esprit ruait contre les parois de son crâne, hurlant des menaces et des imprécations. Elle avait envie de tout mordre autour d’elle.
– Cornélia ?
Ce fut la main de sa sœur, sur son bras, qui lui sortit la tête de l’eau.
– Ça va ? s’inquiéta la cadette.
Cornélia essaya de mentir, mais tout son corps hurla NON JE VEUX SORTIR JE VEUX SORTIR. Elle ne pouvait rien cacher à sa sœur. Alors elle se leva brusquement, manquant de se cogner contre le plafond trop bas.
– Je dois… je vais prendre l’air. Je… je reviens…
Je ne reviens pas, criait son corps. Plutôt mourir !
Elle attrapa son sac, bouscula Blanche, se rua vers la sortie en se frayant un chemin parmi les gens qui arrivaient encore.
– Cornélia ! s’exclama sa sœur derrière elle. Traîne pas trop, on décolle dans dix minutes !
Une hôtesse s’interposa. Cornélia la poussa d’un coup d’épaule, puis jaillit à l’air libre. Le ciel, enfin. Le soleil. Elle ne prit pas la peine de descendre l’escalier encombré de touristes, préféra bondir au sol d’un geste sûr, souple comme un félin.
Le tarmac s’étendait devant elle, incendié de chaleur, fumant vers le ciel bleu. Au-delà se trouvaient des infrastructures de béton et des champs de maïs. Et encore derrière, à l’horizon… la ligne verte et touffue de la forêt équatoriale.
Libre, susurra la tzitzimitl en elle.
Quelque part là-bas se trouvaient un garçon aux ailes de corbeau, un changelin perdu et un grand soldat couturé de cicatrices, prêts à entrer dans une auberge.
Et ensuite… la porte. La Vingt-Cinquième heure.
« Rien n’est fini. Il reste des nivées à sauver, à faire sortir de la Strate. Et beaucoup de cages à ouvrir. »
Cornélia emplit ses poumons de l’air surchauffé de Manaos. Elle leva la tête vers ce ciel étrange où courait un seul soleil.
Pardon, papa, maman… Pardon, Blanche. Je t’aime… Tu es plus forte que moi. Bien plus forte… Je sais que tu t’en sortiras. Tu es aussi grande que le ciel…
Elle glissa une main dans son sac. Le masque d’or et d’émeraude vint se blottir dans sa paume. Si familier.
Le cœur soulevé par les remords et l’allégresse, elle s’élança droit vers la forêt.
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