Prologue

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Le compresseur crachait son souffle régulier dans l'atelier, quelque part derrière lui. Jean-Philippe serrait une clé de douze entre ses doigts glacés, penché sur le moteur d'une vieille 205 qui refusait obstinément de démarrer. La journée avait débuté comme tant d'autres, grise et brouillée, sans relief.

Il entendit vaguement la clochette de la porte d'entrée mais il ne leva pas la tête. Il n’avait pas le cœur à faire semblant.

— Jean-Philippe Moreau ?

C’était une voix sèche, comme officielle. Il se retourna, les mains pleines de cambouis. Un type en costume trop raide se dressait devant lui, une enveloppe à la main.

— C'est pour vous.

Il prit le courrier que lui tendait l’homme aux vêtements trop précieux. Le papier craqua sous ses doigts. Il resta longtemps immobile, la lettre entre les mains, incapable de l'ouvrir. Il n'avait pas besoin de lire pour savoir. Il avait compris, dès la première seconde.

Jo était mort.

Le mot résonna dans sa tête comme une cloche assourdissante. Plus rien n’existait autour de lui. Ni l’atelier ni la 205 ni même le souffle du compresseur. Tout se figea, suspendu, et son corps resta planté là, incapable de bouger. Son souffle se coupa net. L'air semblait refuser d’entrer dans ses poumons. Sa main tremblait si fort que l’enveloppe crissa sous ses doigts.

Son monde avait basculé. Pas d’un seul coup, ni dans un grand fracas, mais comme une vieille étagère qu'on oublie, et qui finit par s'effondrer toute seule.

— Je travaille pour l’étude de Maître Rollin à Nice. Je vis pas loin de chez vous et j’en ai profité pour vous remettre cette lettre.

— Que s’est-il passé ?

— Écoutez… Je ne peux pas vous en dire davantage. Allez à votre rendez-vous, vous saurez tout ce qu’il y a à savoir.

Jean-Philippe le remercia et le raccompagna jusqu’à la porte :

— Vous trouverez la date du rendez-vous à l’intérieur. Si vous ne pouvez pas vous déplacer, n’oubliez pas de contacter l’étude.

Il acquiesça sans un mot, puis il referma derrière lui. Maintenant, il avait besoin de se retrouver seul… avec ses souvenirs.


* * *


Le car de la ligne Toulon – Nice avançait par à-coups. La circulation était rendue difficile par les départs en vacances.

« Quelle idée de mourir au début de l’été. »

Les pensées de Jean-Philippe vagabondaient dans sa tête. Des souvenirs y tournaient en boucle, hachés… douloureux.

Il n’avait que dix-sept ans quand tout avait explosé. Lui était fou de colère, insatiable de rêves idiots, entouré de mauvaises fréquentations. Debout au milieu de l'atelier, Jo se tenait les bras croisés. Sa voix l’avait accueilli une dernière fois, durement :

— Je t'offre une soupe et un toit pour cette nuit... mais demain tu pars. Tu as fait ton choix, Jean-Phi. Pas moi.

Il n’était pas resté. Il était parti sur le champ, sans un regard en arrière, poussé par l'orgueil et la bêtise. Et Jo, lui, était resté là. Seul, ses yeux mouillés, à attendre un pardon qui ne vint jamais.

Jusqu'à aujourd'hui.

Jean-Philippe fixait la vitre, mais ce n’était pas le paysage qu’il voyait : c’était lui-même qui défilait. La route serpentait entre les collines arides et la mer ouverte. Elle déroulait son ruban de bitume comme un fil tendu entre deux mondes, un peu comme lui, coincé entre un passé qu’il fuyait et ce rendez-vous qui l’attendait.

À sa gauche, des champs brûlés s’étiolaient sous le soleil. Ils étaient striés de vieilles clôtures tordues et de cabanes en ruine, vestiges d’anciens labeurs que le temps rongeait en silence. Tout comme ces années perdues avec Jo, qu’aucune réparation n’avait pu sauver.

À sa droite, la Méditerranée. Elle l’accompagnait dans son voyage comme une présence fidèle. Par instants, elle l'apaisait, immense et tranquille, avec son bleu presque irréel, comme si elle lui murmurait qu’il pouvait encore croire en quelque chose. À d’autres, elle se brouillait de reflets d’essence, souillée par les ports et leurs chantiers navals. Des sacs plastiques gonflés comme des méduses, des filets déchirés, des bidons abandonnés. Et ce spectacle venait lui rappeler ses fautes et ses promesses trahies.

Les maisons se succédaient, tantôt charmantes avec leurs tuiles rouges et leurs volets pâlis, tantôt laides, rectangles de béton dressés sans âme, rongés par l’humidité salée. Certaines regardaient la mer avec orgueil, d’autres lui tournaient le dos, indifférentes, coincées entre un parking et un mur tagué. Et pourtant, malgré tout, malgré la rouille sur les rails, les dos d’âne, les murs lézardés, il y a dans cette route une beauté obstinée, une lumière qui s’accrochait aux choses simples. Un olivier solitaire, du linge séchant au vent, un enfant qui court derrière un ballon sur le bord d’un terrain pelé.

Ce n’était pas une carte postale. Sa vie aussi était sublime mais cabossée et rugueuse. Jean-Philippe se demanda vaguement de quel côté, lui, avait choisi de la vivre.

Et maintenant, il était définitivement sans famille.

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