1. L'héritage
Il s’endormit sans s’en rendre compte, bercé par les cahots réguliers du car et le chuintement monotone des pneus sur l’asphalte. Le sommeil l’avait attrapé comme une brume tombée sur ses pensées trop tumultueuses.
Son père était là. Debout dans une lumière étrange. Il ne faisait ni jour ni nuit. Vêtu de sa vieille veste en bleu de chine qu’il portait les jours de la semaine, un visage détendu et un regard qui semblait porter une fatigue ancienne et grave.
— J’ai besoin de toi, Jean-Phi, murmura-t-il.
La voix était douce, mais ferme. Comme une mise en garde chargée d’amour et de peur mêlés.
— Il y aura des épreuves… Lis les notes…
Jean-Phi voulut répondre, mais sa gorge était vide. Ses pieds s’enfonçaient dans un sol mouvant, comme du sable ou de la cendre. Il sentit le vent se lever et une bourrasque, venue de nulle part, emporta la silhouette de son père en un souffle.
— Pas la crête, tu entends... Prends pas la route des Crêtes…
Il ouvrit les yeux d’un coup. Le car avait conservé son allure monotone. À l’intérieur, une odeur de plastique chauffé s’était répandue dans l’air. Certains passagers s’étaient assoupis, d’autres étaient collés à leurs téléphones. Il se redressa sur son siège et ses doigts frôlèrent machinalement le tissu de son jean. Il eut un frisson lorsqu'il sentit sa paume couverte de grains minuscules comme du sable. Il la frotta plus fort mais il garda l'impression tenace d’avoir ramené un peu de cendre du monde d’où venait son père.
Il tourna le regard vers l'extérieur. Une lueur étrange persista un instant dans son champ de vision, comme une traînée de phosphène. Elle formait un motif simple, presque géométrique, qui se dissipa aussitôt. Jean-Philippe cligna plusieurs fois des yeux.
Au loin, de hauts immeubles apparurent brièvement et avec eux, de grandes maisons blanches. Il approchait. Il s'étira légèrement et repensa à son rêve qui s’effaçait déjà, même si certains mots résonnaient encore :
« …besoin de toi »
Savait-il encore tenir ses promesses ?
Vers onze heures, il se tint devant la façade blanche et imposante d’un immeuble haussmannien. Il leva la tête et plissa les yeux devant les balcons de fer forgé, ornés de corniches sculptées. Les volets tirés avec soin donnaient au quartier la sensation d'un monde où tout transpirait le prestige discret.
Le quartier était chic, trop à son goût. Les rues, bordées de lauriers en fleurs, dégageaient un parfum capiteux et rassurant qu’on associe aux endroits où l’on ne craint pas de vieillir. Les trottoirs étaient nets, les façades sans tache, les voitures en stationnement proprement alignées, comme dans une publicité pour l’ordre bourgeois. Un autre monde mais pas le sien.
Une autre dimension, celle qu'il haïssait.
Il poussa la porte à double battant et franchit un hall de marbre pâle avant de gravir un escalier en colimaçon qui sentait la cire d’abeille. Le cabinet du notaire empestait le cuir et le renfermé. L’air y était dense, les meubles massifs, en bois sombre, respiraient le vieux et le noble. Dans les bibliothèques vitrées, des dossiers gonflés à craquer s'alignaient dans une odeur d’héritage. Pas seulement de biens, mais de secrets, de décisions prises à voix basse et de pactes familiaux écrits noir sur blanc.
L’homme gris qui lui faisait face parlait d’une voix neutre, plate, sans la moindre inflexion. Chacune de ses phrases se terminait par un petit claquement sec de langue, agaçant, presque plus audible que ses mots.
Et cela énervait Jean-Phi.
Il récitait un texte appris par cœur. Son costume était aussi terne que son regard, ses gestes économes et mécaniques. Il égrenait des mots que le jeune homme ne comprenait qu’à moitié. Dévolution, usufruit, liquidation successorale. Des termes froids que tranchants, comme des lames administratives. Il hochait la tête machinalement, le regard tantôt sur un coin de table, tantôt sur une plante en pot à moitié desséchée. Il s'était même surpris à sourire devant le tic nerveux de l'homme de lois venant trahir son inconfort à réciter des formules qu’il ne croyait même plus lui-même.
Il n’avait qu’une seule hâte. Sortir, respirer, quitter cet endroit où tout transpirait le sordide et la mort, ce lieu où l’on réglait les restes comme on vide une cave, sans émotion et sans regard en arrière.
Le visage terne, Maître Rollin afficha un sourire mécanique et figé, qui semblait dire l’inverse de ses mots glacials :
— Le garage est à vous, monsieur Moreau. Vous n’avez aucune fratrie, il n’y a pas d’autre héritier. Quelques dettes à régler, une hypothèque modeste...
— Je sais même pas ce qu’il s’est passé ? Comment il est… mort ?
— Aujourd’hui, nous n’avons pas d’explication. Il a disparu comme ça, du jour au lendemain. A-t-il trempé dans une affaire un peu louche ? Nous ne…
— Non ! Pas mon père !
— Ecoutez, jeune homme, je ne fais que mon devoir. Si vous cherchez des réponses à vos questions, allez au commissariat. La police pourra peut-être vous renseigner…
Jean-Philippe ne répondit pas. Il regarda cet homme caché derrière sa cravate ridicule et se contenta d'acquiescer une dernière fois en guise d’approbation. Le notaire ajouta, presque en s’excusant :
— Une dernière chose… Votre père a laissé quelque chose... une enveloppe.
Il lui tendit une clef, usée, marquée par le temps et une note, pliée en quatre.
"Pour mon fils, s'il revient..."
Il n’y avait pas de grandes phrases, pas de discours, ce n’était pas dans les habitudes de son père. Juste ce mot. Jean-Philippe referma les doigts sur la clef.
Elle pesait une tonne.
Il avait fui le quartier avec soulagement. Il ne s’y sentait pas à sa place. Et avant même de trouver une chambre dans un hôtel, il se rendit au garage de Jo, aujourd'hui le sien. Il faisait l’angle d’une rue, plutôt bien placé pour les affaires.
"Le vieux savait y faire", pensa-t-il en examinant la façade.
Pareils à deux vieux chiens endormis, les volets pendaient aux fenêtres. Les murs lézardés et souillés par la pluie semblaient s'être recroquevillés sur eux-mêmes. Un rideau métallique en empêchait l’entrée.
Jean-Philippe fit le tour de l’atelier. Dans la ruelle adjacente, le portillon était entrouvert, comme s'il l'attendait. Il hésita une seconde, puis il le poussa. Un crissement rauque résonna dans l’air froid. Il se dirigea vers la porte de service et l’ouvrit avec le jeu de clés que lui avait remis l’homme de lois.
Il pénétra dans ce qui lui parut un tombeau.
Une lumière tamisée filtrait à travers des carreaux sales. Tout était figé, coincé dans l'air, comme une pièce de monnaie qu'on retient avant qu'elle ne retombe.
Les établis, couverts de crasse, gardaient l’empreinte de gestes anciens. Une clé plate oubliée là, en équilibre, un chiffon gras roulé en boule reposant sur un filtre à air éventré. Les outils, suspendus à des crochets rouillés, formaient une étrange fresque silencieuse, rangés selon une logique que seul son père comprenait. Certains étaient couverts d’une fine pellicule de graisse figée, d’autres avaient des manches fissurés par les années et les mains calleuses.
Tout ici attendait une réparation qui ne viendrait plus.
Le sol en béton, constellé de taches d’huile noire, racontait l’histoire du lieu à sa manière. Chaque éclat, chaque trace, retraçait la mémoire d’un moteur démonté, d’une urgence un soir d’orage, ou d’un silence trop long après une dispute.
Un courant d’air glissa soudain sous la grande porte entrouverte. Il souleva une vieille affiche de rallye punaisée au mur. Elle claqua sèchement contre la tôle avant de retomber en frissonnant, révélant un coin jauni et déchiré. Une Lancia Delta y trônait, glorieuse et cabossée, figée dans une course ultime, tel un fantôme.
Dans un coin, un vieux bidon de carburant grinça sur son socle. L’odeur mêlée d’essence, de caoutchouc usé et de métal chaud flottait encore dans l’air. Le parfum tenace du passé. Le genre d’odeur qu’on ne sent plus, à force, mais qui revient d’un coup, sans prévenir, douloureusement.
C’était un univers à part. Et il avait été laissé là, comme en suspens, tel un royaume attendant son héritier. Jean-Philippe avança, lentement. Plus loin, deux voitures dormaient dans l’ombre. L’une, le capot ouvert, attendait, suspendue entre deux mondes. L’autre, calée contre le mur, semblait avoir abandonné la partie.
Il passa une main dans ses cheveux :
— On s'en occupera après.
Il sursauta et se retourna d’un bond. Il n’avait pas entendu les pas feutrés de l’homme qui se trouvait juste derrière lui.
— Y'a des trucs plus urgents, tu verras...
Son cœur tambourinait dans sa poitrine. L'homme, un peu plus vieux que lui, essuyait ses mains sur un chiffon. Il portait un bleu de travail qui aurait pu tenir droit tellement il était sale. Jean-Philippe ouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit.
— T'as mis du temps, mec ! poursuivit l’inconnu en s'approchant. Il lui tendit la main :
— Jean-Philippe, c’est ça ? Ton père m’a souvent parlé de toi. Moi, c'est Lucas mais tout le monde m’appelle Lucho. Content de te rencontrer.
Jean-Philippe serra la main sans réfléchir. La paume était chaude, solide. Et pourtant… Un frisson le traversa, comme une histoire qu’on connaît déjà avant de l’entendre. Un ange passa avant que Lucas ne reprenne la parole :
— Je travaille ici. Ton père m’a embauché il y a quelques mois. J’espère que tu vas me garder, mec… parce que j’ai nulle part où aller !
— Hum ! Oui, bien sûr… Pas question que tu partes…
— Ouf, c’est cool… J’ai cru un instant…
Jean-Philippe hocha la tête. Il ne cherchait pas à comprendre. Il avait l’impression que mille informations bousculaient son esprit depuis son arrivée dans la ville.
— C’est quoi ces caisses, demanda-t-il pour changer de sujet.
— La Peugeot, j’y suis dessus depuis deux jours… Ça vient du démarreur. J’ai commandé la pièce mais tu sais, en été…
— Oui, je comprends. Et la japonaise ?
Jean-Philippe désigna une vieille Honda Civic au fond du garage. Elle était recouverte d’une fine pellicule de poussière sous laquelle on devinait un bleu délavé. Visiblement, personne ne s’était penché dessus depuis plusieurs mois.
— Oh, celle-là… Elle fait partie des meubles, répondit le jeune employé en riant. Elle démarre mais elle tourne sur deux pattes. J’arrive pas à la régler comme il faut et son proprio ne vient presque jamais.
— Lucho… Je peux te poser une question ?
— Bien-sûr, mec. Je t’écoute… Ou tu préfères que je t’appelle Jean-Phi ?
— Mec ou Jean-Phi... Pas de problème, c'est comme tu veux. L’affaire de mon père… ce garage ? Il tourne bien ?
— Ah...! Je l’attendais celle-là ! Tu connaissais ton père ? Toujours à rendre service, bien plus qu’à faire du business ! Au début oui, ça marchait bien. Puis, petit à petit… On aurait dit qu’il sentait qu’il allait… enfin… tu vois ce que je veux dire ?
Jean-Philippe ne répondit pas. Il désigna la cabine de peinture à côté de la Honda :
— Et ça ? C’est en état de marche ?
— Il faut juste la nettoyer et je te garantis qu’on pourra y faire des voitures comme neuves ! Mais d’abord…
— D’abord ?
— Faudrait le sortir !
— Sortir quoi ?
Lucas ne répondit pas tout de suite. Il fixait la cabine comme s’il s’attendait à ce qu’un fantôme en surgisse. Ses yeux brillaient d’un éclat étrange, entre fascination et crainte :
— Le monstre !
Jean-Philippe s’avança. La porte métallique était baissée, recouvert d'une couche de poussière aussi épaisse qu'un linceul. Une lourde chaîne en protégeait l’accès. Il examina le cadenas puis fouilla sa poche et en sortit la clef que le notaire lui avait remise.
"Pour mon fils..."
Il l'examina quelques secondes avant de la faire tourner dans la serrure dans un grincement protestataire. Puis, il ouvrit la porte. Une odeur de peinture séchée et de métal poncé s'échappa d’un coup. Sous une bâche grise, une forme basse et tendue. Sa main tremblait quand il la tendit pour retirer doucement le tissu.
Puis elle apparut. Noire, comme une ombre. Fanée, mais entière, magnifique dans sa dignité meurtrie. Il resta là, muet. Durant quelques secondes, il contempla la Lotus Elise, le cœur au bord des lèvres.
Il s'avança et posa ses doigts sur la carrosserie froide. Au fur et à mesure qu'il les laissait glisser sur les lignes félines de l'anglaise, Jean-Philippe eut l'impression que la tôle se réchauffait légèrement, comme si le garage entier avait retenu son souffle et se relâchait enfin. Un silence oppressant l’engloutit aussitôt.
La Lotus avait attendu pour lui entendre dire un mot qu’il n’avait jamais osé prononcer. Le jeune homme ferma les yeux :
— Pardon, Papa.
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