2. Renouveau

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Les jours avaient passé, lourds et identiques. Ils l’avaient entraîné jusqu’à la fin de l’été et maintenant, le soleil entrait pleinement par les lucarnes immaculées.

Jean-Philippe s’était enfermé dans son garage comme dans un ventre de béton, fuyant le monde, le bruit des vivants et les voix trop légères. Il dormait peu, mangeait mal, mais chaque jour il s’acharnait, à balayer, dégraisser et trier les outils. Petit à petit, il redonna forme à l’espace comme s’il voulait effacer les traces du passé en le ressuscitant.

Il avait réparé l’étau rouillé, repeint les murs, remplacé les néons tremblotants. Les établis s’alignaient de nouveau, ordonnés comme au temps de son père. L’odeur de moisissure avait cédé la place à celle plus vive du White Spirit et du caoutchouc neuf.

Le garage reprenait vie.

Au fond, sous la bâche grise qu’il n’avait pas encore osé toucher, dormait encore le monstre. Il n’avait encore voulu se pencher sur l’anglaise mais l’endroit, lui, était prêt.

Lucas était toujours là. Toujours adossé à l’établi, les bras croisés, un demi-sourire accroché au coin des lèvres. Il balançait des blagues à moitié drôles, des remarques pince-sans-rire, ou des conseils techniques qu’il n’avait manifestement jamais appris nulle part, mais qui, curieusement, s’avéraient toujours justes.

Il savait quand il fallait purger un circuit, régler un carbu ou repérer un jeu suspect dans une rotule, sans jamais avoir l’air de forcer. Un jour, Jean-Philippe lui en fit la remarque :

— Parfois, j’ai l’impression de voir mon père travailler. C’est lui qui t’a montré tout ça ?

— Bah… Disons que je voyais ses mains bouger, même quand il était seul.

Lucas lui avait répondu en souriant, comme pour éluder le sujet. Jean-Philippe ne s’était jamais vraiment demandé d’où il venait. Il était là. Un matin, il l'avait trouvé assis sur un pneu, comme s’il avait toujours fait partie du décor et qu’il n’était jamais reparti.

Il vivait à l’étage, dans la petite mezzanine au-dessus des établis, là où le père entreposait jadis ses manuels d’entretien et ses pièces de collection. Lucas y avait installé un vieux matelas, une lampe de bureau, quelques bouquins aux pages cornées. L’endroit était spartiate, mais il s’en contentait. Parfois, on entendait de la musique filtrer de là-haut, de vieux riffs de guitare ou des morceaux électro passés en boucle.

Il ne parlait jamais de son passé et ne posait pas de questions. Il semblait savoir quand son jeune patron allait mal, quand il fallait se taire, ou au contraire, balancer une phrase débile pour détendre l’atmosphère. Il avait cette façon étrange d’être toujours au bon endroit, au bon moment, comme s’il anticipait les gestes avant qu’ils ne soient faits, les pensées avant qu’elles ne se forment.

Jean-Philippe n’avait jamais creusé. Lucas était là. Point. C’était tout ce qui comptait.

Ce jour-là, la radio qui traînait sur l'étagère du haut grésillait faiblement sur une fréquence nostalgique. Alors que Jean-Philippe s’affairait sur une durite récalcitrante, le monde bascula. Une douleur fulgurante lui transperça la tempe, aussi nette qu’un coup de vrille. Tout devint flou. Le garage se tordit autour de lui comme un vieux film passé à l’envers, par saccades, dans un silence distordu. Il lâcha sa clé. Le métal heurta le sol dans un bruit mat et lointain, comme étouffé par de l’eau. Le sol tanguait sous ses pieds, les murs pulsaient lentement, et l’air était devenu épais, presque liquide. Les sons se diluaient, étirés, étranglés.

Un sifflement était monté dans ses oreilles, un son si aigu qu’il lui sembla qu’il venait de l’intérieur de lui-même. Il fut suivi d’un bruit de moteur, rugissant, strident, puissant.

Et puis… plus rien. Un vide soudain. Un silence trop profond pour être naturel. Et dans ce silence, quelque chose vibra. Une sensation. Une note à peine perceptible, suspendue dans l’air, dans son crâne.

Un appel.

Pas une voix, non… plutôt une présence. Une tension. Un murmure sans mot, glissé entre les battements de son cœur. Sous la bâche au fond du garage, la Lotus semblait mouvantes Il tressaillit. Dans l’ombre, il entendit enfin la respiration lente et lourde de Lucas.

— Ça va, vieux ?

Jean-Philippe essuya son front trempé de sueur.

— Ouais... C’est rien.

Il mentait. Il ne savait pas ce que c’était, cette douleur, cette sensation. Mais une chose était sûre : quelque chose s’était réveillé.

Et ce n’était pas fini.

* * *

La nuit était avancée et à travers la verrière sale du garage, la lumière des réverbères découpait des ombres épaisses sur le sol. Jean-Philippe observait la Lotus. Mille pensées s’étaient installées dans un coin de sa tête. Puis, il s’agenouilla devant l'anglaise, la lampe torche à la main, le regard grave. Il savait que ce n’était pas qu’une simple restauration. C’était un face-à-face.

Avec elle. Avec son père. Avec lui-même.

En haut, Lucas jouait de la guitare. Une mélodie lente, presque triste, l’accompagna alors qu’il se mit à faire le tour du véhicule. Il l’examina minutieusement comme on explore une épave retrouvée au fond d’un lac. Il nota tout, méthodiquement, presque religieusement.

Comme Jo l’aurait fait.

Et pendant qu’il griffonnait des notes dans un vieux carnet graisseux, il sentit à nouveau cette vibration dans l’air. Comme si quelque chose, dans l’ombre du garage, observait chacun de ses gestes.

— Alors, patron ? On la ramène à la vie, la princesse ?

Il sursauta. Lucas était appuyé sur le montant de la porte de la cabine. Il portait son sourire en coin. Jean-Philippe ne répondit pas tout de suite. Il était accroupi devant la roue avant gauche. Ses doigts glissaient lentement sur la jante piquée de rouille puis sur le pneu craquelé comme une peau morte.

Il y avait quelque chose de sacré, là, sous ses mains. Pas seulement une machine, pas seulement du métal mais un héritage, presque un pardon silencieux.

Il redressa la tête. Il regarda son employé et lui répondit à voix basse :

— Ouais, on la ramène.

Lucas parut satisfait :

— Bonne réponse, mec ! Première étape, on vide tout, on note tout, on fait un état général de la caisse. Après, on voit ce qu’elle a dans le ventre.

Jean-Philippe esquissa un sourire. Il savait tout ça, bien avant Lucas. Mais ça faisait du bien d'entendre sa voix. Il prit place dans le baquet conducteur, raide, poussiéreux, comme s’il prenait place dans un cercueil de cuir. L’habitacle sentait encore le renfermé, le plastique chauffé par le soleil d’antan, et quelque chose d’indéfinissable.

Une odeur de mémoire figée.

Devant lui, le tableau de bord dormait, sans aucune lumière, sans aucune vie. Il sortit la clé, une tête noire, lustrée par les années et l’usage, le métal rayé comme un galet qu’on aurait serré trop longtemps dans une main. Il la glissa dans le contact. Le déclic fut sec. Définitif. Un frisson lui remonta la colonne. Il ferma les yeux une seconde. Puis il tourna la clé un cran.

D’abord, un grésillement. Léger, électrique, presque organique. Puis, soudain, le tableau de bord s’alluma. Pas d’un coup sec, non. Plutôt comme une montée en tension. Une lueur rougeâtre infiltra les contours des jauges, puis les chiffres digitaux clignotèrent, hésitants, comme si la voiture sortait d’un trop long sommeil. Les aiguilles, figées depuis des années, tressaillirent avant de se redresser lentement dans un mouvement fluide, presque félin.

La jauge d’essence indiquait le vide. Celle de température restait figée sur le zéro, glacée. Mais les voyants, eux, s’allumaient un à un, silencieusement. Batterie, huile, ABS, check engine… toute une constellation rouge et orange, comme un cœur de machine qui recommençait à battre dans l’obscurité.

Jean-Philippe posa les mains sur le volant sans réfléchir. Une vibration ténue lui remonta jusqu’aux épaules et, l’espace d’un instant, il crut entendre une voix, venue de nulle part :

« Tiens-la ferme, Jean-Phi… mais pas trop brusque. »

La phrase résonna en lui comme un souvenir inventé, une injonction familière qu’il n’avait jamais vraiment entendue, mais qu’il reconnaissait pourtant.

La lumière rougeâtre du tableau de bord le rappela à la réalité. Elle semblait légèrement trop vive, trop chaude. Elle pulsait mais pas tout à fait au rythme de la batterie. Plutôt au sien. Jean-Philippe sentit son propre cœur caler son rythme sur elle et, le temps d'un souffle, il eut l’impression que la voiture et lui respiraient ensemble. Un écho viscéral, comme si son père lui prêtait un cœur nouveau, à travers cette machine.

Il recula légèrement. Dans ce demi-silence saturé d’électricité, il crut entendre… un murmure. Un cran de plus. Un clac, puis rien. Le silence. Un battement de cœur. Il tourna à nouveau. Un autre clac, suivi d’un léger grésillement. Un relais peut-être. Le son lui paraissait anormalement fort, comme s’il résonnait dans tout le châssis. Puis un couinement lointain, comme une bête qu’on réveille mal.

Et là… un râle. Le démarreur cracha une première tentative, lente, lourde. Un toussotement. Deux. Puis le silence, à nouveau.

Jean-Philippe resta figé, la main encore posée sur la clé. Son autre main tremblait légèrement, sans qu’il sache pourquoi. La Lotus n’avait pas démarré. Mais quelque chose, dans ce bref instant, avait remué.

Derrière lui, Lucas, resté muet jusque-là, souffla dans l’ombre :

— Jean-Phi, elle est là. Elle dort mais elle est là…

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