3. Le garage

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L’après-midi fila sans qu’il s’en rende compte. Il s’était glissé sous la Porsche de Monsieur Biancotto. Il voulait finir son travail avant de rentrer. La journée avait été longue, poisseuse de chaleur et de fatigue, mais ce dernier serrage l’obsédait. Le genre de détail que Jo n’aurait jamais laissé passer. Il cala la lampe frontale sur son front avant de tendre le bras vers la caisse à outils :

— Lucas ? File-moi la clé de treize, s’te plaît.

Silence. Il attendit.

— Lucas ? Merde ! tu m’écoutes ou quoi ?

Toujours rien. Il roula des yeux, soupira, se redressa en pestant :

— T’as décidé de jouer au fantôme, c’est ç...

Il sortit se retrouva nez à nez avec une jeune femme, debout et immobile :

— Excusez-moi, je voulais pas vous interrompre…

Il resta figé une seconde, ses mains encore pleines de cambouis, le souffle coupé.

— C’est… rien, balbutia-t-il. Je pensais que… Je suis désolé, j'ai cru que mon empl...

Il s’interrompit devant son sourire :

— Je peux vous aider ?

Ses cheveux tirés en arrière, elle arborait un regard presque désolé d’être là :

— C’est ma voiture… elle fait un drôle de bruit. J’ai vu votre garage et j'ai pensé que…

Il se redressa, encore un peu sonné, puis essuya ses mains sur son pantalon, sans grande efficacité.

— Vous êtes garée où ? demanda-t-il, la voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

— Oh, juste devant... Elle fait un drôle de bruit. Je craignais qu’elle ne reparte pas.

Elle avait dit ça en baissant les yeux, presque honteuse. Jean-Philippe hocha la tête, sans un mot de plus. Il passa près d’elle, s’obligeant à ne pas la regarder trop longtemps. Il sentit son parfum discret, un mélange de mer et de savon. Sa Fiat Panda était là, en travers de l’entrée, la carrosserie fatiguée, les roues légèrement tournées vers le trottoir.

Jean-Philippe fit glisser ses doigts sur l’arête du capot :

— Allez-y, démarrez-la !

La jeune femme s’assit derrière le volant. Elle tourna la clef dans le contact et le moteur toussa, puis tressaillit douloureusement avant de s’éteindre dans un soupir pathétique. Jean-Philippe s’accroupit à l’avant et écouta. Il avait tout de suite repéré la vibration anormale. Il tapota sur la tôle et esquissa un sourire, fatigué :

— C'est votre relais principal... il est en train de rendre l’âme.

Elle descendit de la voiture, un peu inquiète.

— C’est grave ?

— Non. Pas encore. Mais ça pourrait le devenir. Si vous voulez, je peux regarder ça rapidement mais... demain.

Elle hocha la tête :

— Je ne veux pas vous déranger...

Il croisa ses bras sur sa combinaison sale :

— Vous me dérangez pas, c’est mon job.

Elle afficha un petit sourire retenu. Sa robe simple et légère fit se serrer quelque chose au fond de la poitrine du jeune homme. Mais il refoula la sensation, comme si s'attacher, revenait à trahir son père, ou pire encore, à l'oublier :

— Je vais refermer l’atelier pour ce soir. Repassez demain en début d’après-midi, si vous voulez, on verra ce qu’on peut sauver.

— Je ne sais pas comment vous remercier, Monsieur… ?

— Jean-Phi… Appelez-moi Jean-Phi !

Elle hésita, puis répondit en lui tendant la main :

— Ok, Jean-Phi... Moi, c'est Océane.

Il tendit sa main noire de cambouis à son tour :

— Vous êtes sûre de vouloir… ?

Elle se mit à rire doucement. Leurs regards s'étaient croisés brièvement mais ce fut un instant suspendu, pas encore un lien mais une brèche. Il baissa les yeux :

— Bonne soirée, Océane.

Elle s'était approchée de l'établi :

— Je pose les clés ici. Bonne soirée, Jean-Phi et... à demain !

Elle sortit du garage et disparut au coin de la rue. Jean-Philippe resta là quelques secondes, seul dans la lumière pâle du néon. Derrière lui, il entendit Lucas murmurer d'une voix moqueuse :

— Sacré carrosserie !

Il se retourna, surpris :

— Tiens, t’es là toi ? Ça fait des heures que je te cherche.

— Bah, j’étais sur la Peugeot. T’était trop obnubilé par la Fiat de la blondinette pour me voir !

Il esquissa un sourire malgré lui. Puis il alluma sa lampe frontale et replongea sous la Porsche. Il voulait qu’elle soit prête pour le lendemain.

Il finit tard. Les bras noirs de cambouis et les paupières lourdes, son esprit s'était allégé. Il posa ses outils, s’étira, et laissa le silence retomber. Il sortit pour démarrer la Panda qu'il stationna à côté de la vieille Honda dans un couinement familier. Puis, dans un silence expectatif, son regard glissa lentement vers le fond du garage.

La cabine était ouverte et sous la bâche grise, immobile, l'Élise semblait dormir, tel un dragon millénaire. Il savait que tôt ou tard, il faudrait y aller. Sans un mot, il fit quelques pas vers elle. Il tendit la main, effleura le tissu rêche et une onde imperceptible remonta jusqu’à son épaule. La guitare de Lucas avait repris ses notes nostalgiques. Il inspira puis tira lentement la bâche.

Basse, belle,féroce, la Lotus semblait n'attendre que lui sous sa couche de poussière et, une fois de plus, il entendit battre son cœur au rythme de la sportive.

* * *

Jean-Philippe referma le capot de la Porsche une minute avant l’arrivée de Monsieur Biancotto. Le bruit caractéristique de sa canne sur le béton précéda son entrée, suivi du cliquetis impatient de ses chaussures cirées.

— Elle est prête ?

Le jeune homme se retourna en souriant :

— Oui, votre bijou est fin prêt, lança-t-il en souriant. Il s’essuya les mains sur un chiffon noirci.

— Encore heureux, répondit Biancotto avec un sourire en coin. Je vous fais confiance, hein… même si vous n’avez pas tout à fait les mains de votre père.

Jean-Philippe sourit poliment. Il commençait à s’habituer à ces phrases suspendues entre compliment et regret. Biancotto s’approcha de sa voiture. Il en fit le tour, caressant la carrosserie du bout des doigts, puis s’installa derrière le volant. Il marqua un temps d'arrêt avant de tourner la clé puis, la puissance de l’allemande se fit entendre.

Il donna deux coups d’accélérateur et la laissa tourner au ralenti. Il écouta le moteur tourner comme l'aria d'un opéra, un sourire satisfait sur le visage puis il patienta quelques secondes avant de couper le contact. De l’habitacle, il s’adressa au jeune mécanicien :

— C’est du bon travail, Jean-Phi, ton père aurait été fier de toi !

Alors qu’il lui parlait, les yeux avaient scruté le fond du garage. Son regard venait de tomber sur la Lotus, à moitié bâchée, endormie dans l’ombre du garage. Il s’arrêta net :

— Dis donc... Elle est toujours là, celle-là ?

Jean-Philippe suivit son regard, surpris.

— La Lotus ? Ouais, elle traîne depuis quelques temps déjà. J’essaie de la remettre en état.

Biancotto s’avança d’un pas lent, presque cérémonieux. Il posa la main sur l’aile avant de la petite sportive, avec douceur, comme on touche un vieux chien fidèle :

— Ton père... je l’ai vu la conduire, une fois, au Castellet. Il était parti l’essayer. C’était pas un gars démonstratif, mais ce jour-là... il y avait une lueur dans ses yeux.

Il s’interrompit, le regard dans le vague puis poursuivit :

— C’était un véritable missile, cette saloperie. Elle collait à la route comme sur des rails.

Jean-Philippe fronça les sourcils.

— Il a tourné sur le Castellet… J'étais pas au courant.

Biancotto eut un petit rire.

— Il parlait pas beaucoup, tu sais. Mais il voulait en faire quelque chose, j’te le dis. Des courses, peut-être. Pas des rallyes de village. Il avait un vrai projet. Cette caisse, c'était son échappatoire, sa bête noire et son rêve à la fois.

Il tapota doucement la carrosserie puis se dirigea vers la vieille Porsche :

— Si tu veux mon avis, elle attend que tu la réveilles.

Il monta dans la Porsche et lança le moteur :

— Tu m'envoies la facture à la maison, ok ?

Jean-Philippe fit un signe de la tête comme pour acquiescer et le regarda sortir lentement du garage. Seul, il fit face à la Lotus. Le silence emplit le garage. Elle n’était plus "la Lotus de papa". Elle allait devenir la promesse que son père n’avait pas pu tenir.

* * *

La pluie avait fait son apparition dans la soirée. Jean-Philippe avait fini de travailler sur la Panda alors que Lucas était afféré sur la Peugeot.

Lorsque Océane entra dans le garage, il venait de refermer le capot de la petite italienne. Un chiffon sur l’épaule, il leva les yeux vers elle et passa une main sur son front noirci de poussière. La jeune femme afficha un sourire discret :

— Je viens voir si ma pauvre Panda peut encore tenir debout.

— Tout ce qu’il fallait à votre voiture, c’était une science douce.

Elle rit doucement puis s'approcha de lui :

— Vous allez me faire aimer les moteurs. Alors ? Elle est sauvée ?

— Elle ronronne comme un chat amoureux. Vous allez pas la reconnaître.

Elle sourit à son tour. Il démarra la Fiat puis il ouvrit le capot :

— Lucas ! File-moi la lampe, s’te plaît !

Le silence lui répondit.

— Lucas ! Bordel, t’es où encore ? Tu fais la sieste ou quoi ?

— Jean-Phi… Y’a personne d’autre ici.

Il se figea un instant, regarda vers l'intérieur du garage puis tourna brièvement les yeux vers Océane :

— Il était là y’a deux minutes, marmonna-t-il. C’est pas possible.

Elle ne dit rien. Mais son regard, lui, parlait.

— Enfin…, continua-t-il en haussant les épaules, comme pour chasser une mouche invisible. Il se dirigea vers l’atelier et saisit sa lampe frontale :

— Venez voir, je vais vous montrer.

La jeune femme s'approcha et fit mine de s'intéresser au moteur :

— Vous voyez, le relais principal était en train de mourir, alors je lui ai greffé un neuf. Et j’ai revu les masses aussi, il y aura plus de surprises.

Il se redressa, s’essuya vaguement les mains sur son pantalon. Le regard d'Océane s’attarda sur lui un peu plus longtemps qu'elle le voulut. Quelque chose l’inquiétait. Il paraissait fatigué. Ses yeux étaient cernés, creusés comme s’il avait vieilli de deux ans en deux heures :

— Vous allez bien, Jean-Philippe ? Vous paraissez...

— Ouais. Juste un peu claqué. J’ai travaillé toute la nuit sur un projet.

Il désigna le fond du garage d’un mouvement de tête. La bâche avait été retirée et la Lotus apparaissait maintenant à demi nue, les entrailles à vif, la peinture ternie, les phares éteints comme des yeux clos.

Océane la fixa un instant.

— Vous parlez d’elle comme d’une personne ?

Il ne répondit pas. À la place, il tourna les talons et il démarra la Panda.

— Voilà, elle est prête !

— Merci Jean-Phi, Dites-moi comb…

— Un sourire, ça me suffira !

— C’est très gentil à vous mais…

— D’accord... Vous insistez alors ça sera un sourire et un verre sur le port ?

— Euh… oui, pourquoi pas… ? Ce soir, vous êtes libre ?

— Eh bien, en fait... Ce soir, je dois bosser sur la Lotus.

Elle hésita puis attrapa un morceau de papier dans son sac sur lequel elle inscrivit quelques lignes :

— C’est mon numéro de téléphone. Appelez-moi et vous me direz quand vous serez libre...

Il prit le papier comme on accepte une dette de plus. Sa main tremblait à peine, mais il savait que ce simple numéro représentait un choix qu’il n’était pas prêt à assumer. Elle démarra sa voiture et sortit de l’atelier. Lorsqu’elle franchit la porte, une voix douce et mielleuse vint interrompre ses pensées. Juste derrière lui :

— Elle commence à te coller aux basques, la sirène…

Il se tourna. Lucas était là, à un mètre, les bras croisés, un rictus en coin.

— Tu m’entends jamais quand je t’appelle… C’est fou, marmonna Jean-Philippe.

Lucas répondit du tac au tac, avec son ton goguenard habituel :

— T’inquiète, je suis là que quand t’es sur le point de tout foirer, tu le sais.

— Ouais, c’est ça… Viens m'aider, on va jeter un coup d'oeil à la Honda.

— Je la sens vraiment pas, ta copine. Tu devrais faire attention, mec !

Jean-Philippe ferma les yeux une seconde puis, sans répondre, il se glissa sous la petite japonaise. Lucas poursuivit :

— Elle te tourne la tête, vieux. Et t’as du travail qui t’attends.

— Arrête de dire des bêtise et fais-moi passer la clé de treize !

Il tendit la main et saisit l’outil que Luca lui avait tendu mais lorsqu’il voulut s’affairer sur le moteur, il vit que la clé était toujours au sol, là où il l’avait laissée. Il se dégagea de la voiture et releva les yeux. Lucas avait disparu. Il attrapa l’outil au sol.

— Tu vois, t'avais qu’à plier les genoux.

Cette fois-ci, Jean-Philippe sursauta. Son employé se trouvait derrière lui :

— Bon Dieu Lucho ! T’es con, tu m’as fait peur !

— Je rigole Mec… Non mais là, sérieusement, elle me plaît pas ta copine.

— C’est pas ma copine et puis… Qu’est-ce qu’elle a qu’elle te plaît pas ?

— Elle fouille avec ses yeux. On dirait un flic !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Elle est là pour la bagnole, j’en suis sûr !

— La Lotus ? Jean-Philippe éclata de rire :

— Qu’est-ce qu’elle en a à foutre de la Lotus ? Et puis, c’est pas tes oignons.

— Ouais, bah on verra bien ! Et crois-moi, j’ai souvent raison.

— En attendant, si tu m'aides pas, fais-moi au moins démarrer cette Peugeot, qu’on en finisse une bonne fois pour toute.

Il entendit Lucas grommeler une phrase inaudible avant de s'éloigner d'un pas nonchalant vers la 205. Pensif, il le regarda se pencher derrière le capot ouvert de la Peugeot. Un doute infime s'était glissé dans son esprit. Et si Lucas voyait juste ?

"Quel drôle de gars. Mais comment mon père a pu embaucher un gars comme ça ?"

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