4. Premier tour de roues
Une nouvelle nuit trop courte.
Jean-Philippe s’était levé, les yeux pâteux, les membres engourdis et la tête pleine de brume. La fatigue devenait une seconde peau, incrustée dans les plis de son visage, jusque dans ses gestes les plus simples.
Il traversa le garage encore plongé dans l’ombre. Le silence du matin avait quelque chose d’étouffant. La vieille cafetière italienne, posée sur la plaque rouillée, se mit à siffler avec ce petit cri strident qui lui rappelait les dimanches d’autrefois. Son père l’utilisait chaque matin, avec cette précision maniaque que seul le café semblait mériter.
Jean-Philippe s’en approcha, versa le liquide brûlant dans une tasse ébréchée, puis la porta à ses lèvres. Il ferma les yeux une seconde. Il y avait tellement de choses à faire. Pourtant, une pensée traversa son esprit :
« Et si je prenais ma journée, demain ? »
Un frisson le saisit, léger, réel, comme si le métal de la tasse était trop froid malgré la chaleur du café.
— Mec, il est hors de question de laisser tomber…
Il se retourna. Lucas était là, les cheveux en bataille, une cigarette à moitié roulée coincée entre deux doigts. Il avait la mine aussi creusée que lui. Ses traits étaient tirés, son regard cerné.
— Tiens, t’es déjà levé toi ? lança Jean-Philippe.
— Oui, et certainement avant toi. Je faisais un peu de paperasse dans ma chambre. Dis-donc, tu comptes pas abandonner le projet, tout de même ?
Jean-Philippe se frotta le front.
— Tu lis dans les pensées ou quoi ? Je parle pas d’abandonner. J’aimerais juste lever le pied. Prendre un jour pour moi. Du repos, c’est tout.
Lucas haussa un sourcil :
— En tout cas, tu penses à voix haute. Je t’ai entendu marmonner. T’as besoin d’air ? D’un dimanche au soleil ? D’un câlin, peut-être ?
Jean-Philippe esquissa un sourire fatigué :
— Dimanche… Je prends ma journée.
— Et tu vas aller voir cette fille, c’est ça ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il but une gorgée de café, lentement, puis souffla :
— Peut-être bien. Elle sera sûrement de meilleure compagnie que toi.
Lucas alluma sa cigarette. Étrangement, elle ne diffusa aucune odeur. Il répondit sans le regarder :
— Tu sais, ton père… il a failli tout lâcher, à une époque. À cause d’une fille.
Jean-Philippe cessa de boire. Il baissa lentement la tasse. Un pli était apparu entre ses sourcils. Lucas poursuivit, l’air distrait :
— J’ai cette image... Elsa, je crois... une brune, du Sud, belle à damner un curé… et ton père qui parle de partir, de tout plaquer... même de vendre la Lotus.
Jean-Philippe posa la tasse sur l’établi avec précaution. Sa main tremblait légèrement :
— Comment tu connais cette histoire ?
Lucas ne répondit pas tout de suite. Il tira sur sa clope, laissa échapper un nuage de fumée bleue, puis haussa les épaules :
— J’sais pas. J’ai dû t’entendre le dire un jour.
Jean-Philippe s’approcha. Lentement. Les yeux dans ceux de son employé :
— Lucas… t'étais pas là quand c’est arrivé. Et j'en ai jamais parlé.
Il l'avait pointé du doigt, presque sans s’en rendre compte. Il poursuivit :
— Elle s’appelait Elisa… J’avais à peine seize ans quand c’est arrivé. Je suis parti de la maison un peu après.
Lucas fit un pas en arrière :
— Oh, relax. J’dis juste ce que j’ai ressenti. Je traîne ici depuis un moment, tu sais. Peut-être que le garage parle. Peut-être que t’écoutes plus que tu crois.
Il siffla entre ses dents et changea de ton, plus léger :
— Allez, t’as encore du taf. Surtout si demain tu vas roucouler…
Jean-Philippe ne répondit pas. Il fixa l’espace vide autour de Lucas, comme s’il essayait de voir au-delà. Il aurait dû s’énerver, le prendre de haut, lui dire de la fermer. Mais à la place, il avait juste froid. Comme si quelque chose en lui venait de se fissurer, sans bruit. Puis il détourna les yeux, termina son café d’un trait, et se dirigea vers la cabine au fond du garage.
Le moment était venu.
Il travailla sur la Lotus toute la journée. Il ne prit pas le temps de déjeuner. Le monstre devait démarrer aujourd’hui. Et c'est vers quinze heures qu'il retira la lampe de son front, avant de rassembler les outils autour de la cabine pour les déposer sur l’établi.
Elle était là.
Elle sembla frémir lorsqu’il s’approcha d’elle. La carrosserie, encore terne, captait pourtant la lumière du matin comme une peau. Il ouvrit la portière avec lenteur, et se laissa glisser dans le baquet conducteur, la respiration un peu plus courte.
Il regarda la clé qu’il tenait dans sa main depuis quelques minutes, puis il la glissa doucement dans le contact.
Un déclic.
Le tableau de bord s’illumina. Il tourna un quart de tour. Le démarreur toussa. Une première fois, une deuxième, puis il sembla s’enrayer. Jean-Philippe jura entre ses dents :
— Allez, ma belle… fais pas ta diva, pas maintenant…
Une troisième tentative. Un râle rauque se fit entendre. Le moteur cracha une première bouffée de vie alors que le compte-tours s’agitait. Une fumée noire s’échappa du pot comme un souffle ancien.
Elle vibrait, bancale, incertaine… mais elle vibrait.
— Putain, tu l’as réveillée ! cria Lucas.
Il resta un moment sans bouger, les deux mains sur le volant, les yeux fixés sur les voyants du tableau de bord qui clignotaient par à-coups. Puis il enclencha la première. La Lotus hoqueta, bondit, puis se stabilisa. Il roula doucement, traversa le garage en évitant quelques outils laissés au sol, avant de franchir la porte.
Dehors, la lumière était vive. L’air sentait la poussière chaude et l’herbe fauchée. Il descendit la petite rampe et prit la route. La Lotus bégayait encore un peu, grognait à bas régime. Les suspensions grinçaient, la direction manquait de fluidité.
Mais elle roulait.
Il emprunta une vieille route de campagne, bordée de murs de pierre et d’amandiers desséchés. Il accéléra, mais pas trop, juste assez pour sentir l’arrière s’enfoncer légèrement et le châssis répondre.
Maintenant, elle glissait.
Pas comme avant, pas encore comme une furie, mais comme une promesse. Il roula ainsi un petit quart d’heure avant de faire demi-tour, le cœur battant, les mains moites et un sourire plaqué sur le visage.
De retour au garage, il coupa le moteur. Le silence fut brutal. Il resta assis un moment, regardant son reflet dans le rétroviseur. Il était fatigué, creusé. Mais vivant. Il aurait voulu rouler encore, loin, jusqu'à s’oublier dans les virages. Mais ce n’était pas le bon moment.
Pas encore.
Il sortit de la voiture, tira la portière avec soin, et jeta un coup d’œil à Lucas. Ce dernier se roulait une cigarette, l'air satisfait. Il se rendit vers l’établi et se servit un café froid qu’il but, perdu dans ses pensées.
Puis, il sortit son téléphone et composa un numéro :
— Allô ? Océane, c’est Jean-Phi… Je ne vous dérange pas ?
— Oh... bonjour. Non, je suis dispo. Je pensais à vous justement.
Sa voix légère tranchait avec le silence poisseux du garage. Il hésita avant d'oser :
— Je comptais vous proposer de boire un verre, ce soir… Ça vous tente ?
— Oui, bien sûr… Pourquoi pas ?
— Parfait. Je connais un bar tranquille vers le port, disons vers dix-sept heures ?
La jeune fille avait accepté. Il raccrocha, l’air rêveur avant de ranger ses outils à la hâte. Puis il se dirigea vers sa chambre et prit une douche. Il enfila une chemise en jean froissée et mit un peu de parfum.
Au moment de quitter l’atelier, Lucas tapota sa cigarette sur le rebord de la table. Il ne le regardait pas :
— N’oublie pas, mec ! Elisa...
Mais il avait besoin de se changer les idées. Peut-être que ce soir, quelque chose changerait...
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