5. L'ombre d'une femme

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Océane l’attendait.

Assise à la terrasse du Bar Niçois sous l’ombre d’un murier. Ses cheveux détachés et sa robe bleue jouaient avec le vent. Elle sirotait un Perrier menthe, les yeux perdus dans la mer.

Jean-Philippe vint s’asseoir en face d’elle, le souffle un peu court. Elle s’adressa à lui dans un sourire éclatant :

— T'es ponctuel, c'est pas courant.

— C'est ma qualité, je suis toujours à l'heure !

— Et... tes défauts, tu comptes les cacher longtemps ?

Il esquissa un sourire, malgré lui. Une part de lui résistait, mais il avait besoin de cette légèreté, au moins pour une soirée. Il s'assit près d'elle et ils commencèrent à parler. De tout et de rien, du garage, de la Panda. Et il y eut des silences aussi, ceux qu’on partage sans les remplir.

Plus tard, ils allèrent marcher le long de la mer, côte à côte, frôlant la proximité sans jamais l’assumer. Le soleil commençait à plonger vers l’horizon et la fraîcheur gagnait le Vieux-Port niçois. Bercés par une brise légère, les bateaux s'agitaient comme des souvenirs impossibles, déjà là et pourtant jamais vécus. Songeuse, elle marchait sans parler. Autre chose paraissait l’occuper. À un moment, il crut surprendre dans son regard une inquiétude qu’elle dissimula aussitôt.

— T’as l’air différent, comme si quelque chose en toi s’était apaisé.

Elle avait dit cela soudainement. Surpris, il hocha la tête mais il prit son temps pour répondre :

— Oui, peut-être. C’est grâce à elle. Elle a respiré aujourd’hui.

— La Lotus, c'est ça ?

— Oui, la Lotus… Une Élise.

— Quel drôle de nom pour une voiture de sport...

— Dans les années 90, un des présidents de la firme avait une petite fille qui s’appelait Élisa. C’est la raison pour laquelle…

Il s’interrompit et eut comme un rire.

— Qu’y a -t-il Jean-Phi… ? On dirait que tu as vu un fantôme !

— Non, c’est que… Maintenant que tu en parles, je… enfin, c’est drôle parce que ce matin, Lucas et moi, on parlait d’une femme que mon père a connue il y a très longtemps et…

— Et… ?

— Non, laisse tomber… C’est de l’histoire ancienne ;

— Et… Dis-moi. Ce Lucas, ton employé, c’est qui au juste ?

— Mon père l’avait embauché avant de… juste avant de mourir. Il ne savait pas où aller, alors je l’ai gardé au garage. Il bosse pas beaucoup, mais... disons qu’il tient le garage en éveil.

— Eh bien, à l’occasion, tu me le présenteras parce qu’à chaque fois que je viens au garage, il n’est jamais là…

Il lui sourit tristement et continuèrent à marcher encore un moment. Puis ils revinrent vers le bar, sans précipitation. La lumière du jour s’effilochait, avalée par la mer. Des lanternes suspendues s’allumaient une à une, projetant leurs halos chauds sur les tables à moitié vides. La terrasse était plus calme désormais, comme si le monde entier avait ralenti juste pour eux.

Il la raccompagna jusqu’à la Panda. La fatigue du jour s’était changée en une sorte de paix flottante. Jean-Philippe la regarda un instant. Ses cheveux s’étaient collés à sa nuque, quelques mèches échappées tombaient sur ses joues.

Elle le fixait en retour, un peu à la dérobée, le menton posé dans sa main, le sourire discret, presque absent. Un sourire d’attente… mais dans son regard, il y avait aussi une inquiétude qu’il n’arrivait pas à nommer.

— Tu sais, dit-il à mi-voix, je crois que je me suis rarement senti aussi bien et… je sais même pas pourquoi.

Océane inclina légèrement la tête :

— Peut-être parce que t’as cessé de chercher. Tu es juste… là.

Un silence les enveloppa à nouveau. Cette fois, ce fut elle qui avança la main dans un geste infime. Ses doigts effleurèrent son bras. Il ne bougea pas. Il voulut s'imprégner de sa chaleur, de la douceur de son contact.

Il posa ses yeux bruns dans son regard brillant. Le reflet des guirlandes suspendues au-dessus d’eux y dansait. Elle ne disait rien. Elle n’avait pas besoin. Alors, malgré le poids du doute, il se pencha vers elle. Leurs lèvres se touchèrent, un instant suspendu. Ce ne fut ni un baiser volé ni une promesse. Seulement un accord simple, silencieux et chargé de douceur.

Puis leurs visages s'éloignèrent un peu, mais restèrent encore trop près. Aucun des deux n’osa rompre l’illusion :

— Tu vois, dit-elle dans un souffle. Pas besoin de mots.

Dans ses yeux brillait quelque chose qu’il ne sut définir. Du désir, de la peur... ou un secret qu’elle n’osait pas dire. Jean-Philippe ferma les yeux une seconde. Il aurait voulu figer l’instant. Mais une voix sourde se glissa en lui, comme un écho ancien :

"Elisa…"

Il rouvrit les yeux. Elle le regardait encore. Il chassa cette voix d’un revers de pensée. Ce soir, il n’était plus question du passé.

Il rentra chez lui le cœur léger. Il roulait lentement, la vitre ouverte, le bras posé sur la portière. Le moteur de la 205 toussait un peu, mais ça l’amusait. Finalement, c’est lui qui l’avait remis en état. Il commençait vraiment à se poser des questions sur Lucas. C’est vrai qu’il ne fichait pas grand-chose dans ce garage, si ce n’est distiller des conseils par-ci par-là.

Mais le vent tiède qui caressait ses joues transporta ses pensées ailleurs...

"Océane."

Ce soir, il se sentait vivant, présent, presque heureux. Le garage apparut dans ses phares. Un rectangle noir posé au milieu du silence. Il coupa le contact, descendit de la voiture. Les étoiles brillaient au-dessus du toit. Il resta là un instant, les yeux levés.

Il repensa au baiser, aux doigts de la jeune femme frôlant son bras, à ce regard lumineux. Et pourtant… quelque chose se coinçait dans sa gorge. Une impression. Un filet d’ombre dans la lumière. La phrase, celle de Lucas.

« N’oublie pas, mec… Pense à Elisa. »

Il se figea. Pourquoi cette phrase revenait-elle maintenant ? Pourquoi lui glaçait-elle l’échine alors que tout allait si bien ? Il poussa la porte de la pièce qu’il avait aménagée en chambre, même si elle ressemblait encore à un débarras. Puis, il alluma et se dirigea vers l’armoire au fond.

Un carton bancal reposait sur l’étagère du bas. Il le prit et le posa sur le lit. Il hésita quelques secondes avant de l’ouvrir. À l’intérieur, des vieilles cartes postales, un mouchoir brodé, une montre cassée… Et au fond, une photo jaunie, légèrement gondolée :

Son père, plus jeune, le regard vif et un sourire en coin. À son bras… une femme, brune, belle... Trop belle. Elle portait une robe rouge. Il retourna la photo et sentit son estomac se contracter. "Pour E."

Il resta longtemps à fixer l’image puis il rangea les photos et sortit. Le garage était plongé dans l’ombre. Pourtant, il n’était pas vide. Lucas était là, assis sur un vieux bidon d’huile, une clope éteinte entre les doigts. Comme s’il n’avait jamais quitté l’endroit.

Jean-Philippe s’approcha :

— Lucho...

Pas de réponse. L’autre fixait le sol.

— Dis-moi un truc… T’es sûr que c’est mon père qui t’a engagé ? Parce que… Enfin…

L'employé releva à peine les yeux. Un sourire triste étira ses lèvres fines :

— Un moteur, c’est comme une femme. Faut l’écouter respirer avant de toucher.

Jean-Philippe recula d’un pas. Sa bouche s’entrouvrit :

— Quoi ?

— C’est ce que ton père disait toujours. Tu l’sais bien.

Il secoua la tête :

— Ouais, mais… c’est un truc qu’il m’a dit. Juste une fois, un soir qu’on bricolait tous les deux.

Lucas haussa les épaules, se leva lentement :

— Peut-être parce que qu’il me l’a redit alors… Quand t’es parti.

Il monta dans son appartement sans bruit, comme un souvenir qu’on efface d’un souffle. Jean-Philippe resta seul. Puis il se rendit dans le bureau. Il fouilla dans les classeurs, les vieux carnets, les relevés. Rien. Aucun contrat, aucun versement, aucun papier.

Lucas n’existait pas.

Il retourna dans sa chambre. La maison semblait avalée par la chaleur et les volets clos n’empêchaient pas l’air de vibrer. Une odeur saturée de café rance et de poussière chauffée semblait flotter autour de lui. On entendait juste le bourdonnement d’un insecte et la rumeur lointaine d’un scooter sur la nationale. Il s’allongea sur son lit et ressortit la photo.

Il resta longtemps à fixer l’image puis bientôt, ses souvenirs prirent le dessus. Il avait positionné ses écouteurs avant de lancer une playlist, le volume bas. Il n’écoutait pas vraiment mais sa musique accompagnait le silence. Il glissa lentement vers une voix étouffée... Il ne sut le dire si c'était un souvenir ou un rêve ?

Puis il l’entendit. La voix de Jo, tendue, cassée... Et la cuisine apparut devant lui. Élisa répondait, posée, trop douce. Il se leva et s’approcha sans bruit dans le couloir.

— Mais comment tu sais tout ça ? Qui t’a parlé de la voiture ?

— Jo… C’est toi qui m’en as parlé. Dans ton sommeil.

Un silence. Puis un rire. Un petit éclat sec, presque moqueur :

— Ta Lotus ! Tu en parlais comme d’une femme. Tu disais qu’elle était la seule à te comprendre. « Un moteur, c’est comme une femme. Faut l’écouter respirer avant de toucher. » C’est bien de toi, non ?

Jean-Philippe sentait son ventre se contracter. Quelque chose clochait. Il s’avança encore, jusqu’à l’embrasure de la porte entrouverte. Jo était debout, les bras croisés, les traits tirés. Face à lui, Élisa, en robe légère, les cheveux humides, le regard fixe. Elle tenait une tasse dans ses deux mains, comme une offrande. Elle ne souriait pas. Elle attendait une réponse.

— Tu n’as pas pu savoir ça, murmura Jo.

— Je t’écoute,tu sais. Même quand tu dors. Même quand tu crois que tu dis rien.

Jean-Philippe poussa la porte. Il avait le cœur qui cognait :

— Tu l’écoutes aussi quand il rêve de vendre le garage ? lança-t-il d’une voix sèche. Ou bien, quand il parle de délaisser son propre fils ?

Jo sursauta. Élisa, elle, ne bougea pas d’un millimètre.

— Jean-Philippe, qu’est-ce que tu fiches là ?

— Je t’entends parler de tout vendre, de partir. Depuis des jours. Et elle… Elle t’encourage… P’pa… elle t’embrouille. Tu vois pas qu…

— Tu sais pas de quoi tu parles.

Jo l’avait coupé sèchement.

— Ah bon ? Moi, je crois que si. Elle t’empoisonne. Elle te retourne la tête. Depuis qu’elle est là, t’es plus le même. Le garage t’en as plus rien à foutre. Et moi ? Tu me parles à peine.

Élisa leva enfin les yeux vers lui, lentement. Il soutint son regard, mais il y avait là-dedans quelque chose de trop calme. Elle savait qu’il allait perdre. Jo fit un pas vers lui. Son visage fermé s'était durci :

— Tais-toi, Jean-Philippe.

— Non, pas cette fois. Je me tais depuis des semaines. Mais là, j’en ai marre. Tu crois quoi ? Qu’elle t’aime ? Elle sait tout de toi. Et toi, tu sais rien. Même pas son nom, ni d’où elle vient. C’est qui, Élisa ?

La gifle était partie.

Elle ne fut ni forte ni violente. Mais c’était la première. La seule. Elle sonna comme un point final. Le silence s’abattit dans la pièce, d’un coup. Le monde s’arrêta.

Lentement, Jean-Philippe porta la main à sa joue. Il ne pleura pas. Mais ses yeux brillaient. Jo baissa le bras. On aurait dit qu’il venait de se réveiller d’un cauchemar. Il semblait perdu, essoufflé. Il voulut dire quelque chose, mais sa bouche s’ouvrit sans qu’aucun mot n’en sorte. Élisa détourna le regard, puis, comme si de rien n’était, posa sa tasse sur la table :

— Je vais prendre l’air.

Elle avait parlé d’un ton doux, presque poli. Puis, elle sortit en silence. Ses pas nus sur le carrelage n’avaient fait aucun bruit. Jean-Philippe suivit sa silhouette jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans l’encadrement de la porte. Puis il se tourna vers son père.

— T’as pas le droit, murmura-t-il. Pas après tout ça…

Jo le fixait, les traits tirés, le regard fuyant. Il serrait et desserrait les poings, comme pour se raccrocher à quelque chose :

— Tu crois que j’suis aveugle ? lança-t-il. Tu crois que je sais pas pour la caisse volée avec tes potes ? Tu crois que c’est qui qui a payé, hein ? Qui t’a tiré de ce merdier avec les flics ? Et le vol dans la boutique du vieux Mercier ? Là aussi, c’était pas toi et tes copains ? Tu veux que je continue ?

Jean-Philippe resta figé.

— J’ai tout encaissé, tout. Parce que t’es mon gamin. Mais là, j’ai plus la force, tu comprends ? J’ai plus envie de me battre pour deux. J’ai juste… envie de respirer.

— C’est pour ça ? Pour ça que tu la laisses prendre toute la place ?

— Au moins, elle m’écoute. Toi tu juges, tu critiques, tu bousilles tout.

— J’ai jamais demandé quoi que ce soit ! hurla Jean-Philippe. Tout ce que je voulais, c'est que t’arrêtes de t’effondrer ! J’étais là, merde !

Il s’était effondré en larmes, d’un seul coup. Jo se détourna. Il passa une main sur son visage, comme s’il tentait de chasser la fatigue d’une décennie :

— Tu me vois plus comme un père, hein ? Bah, moi... je te vois plus comme un fils.

Le silence tomba.

Jean-Philippe prit une inspiration tremblante. Il recula d’un pas, puis deux. Sous son lit, son sac était prêt, depuis quelques temps déjà. Comme s'il savait. Comme s'il l’avait senti depuis des jours :

— T’inquiète pas, papa. Je vais pas te déranger plus longtemps.

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