6. Lucas
Jean-Philippe se leva tôt, bien trop tôt pour un dimanche. Le sommeil avait été haché, traversé de rêves flous, de visages sans traits, d’un rire trop doux pour être innocent. Quand il sortit de sa chambre, une étrange impression le frappa. Le silence. Pas celui, rassurant, d’un matin paisible. Non. Un silence… creux.
Celui qui absorbe les sons, les pensées, jusqu’à la certitude d’être seul.
Il traversa lentement le garage encore plongé dans la pénombre. L’odeur de cambouis stagnait dans l’air, mais pas la moindre trace de café, ni de présence humaine. Le bureau était vide. Le coin cuisine intact. Même le vieux transistor restait muet.
D’un pas hésitant, il monta à l’étage, jusqu’à l’appartement aménagé pour Lucas. Il frappa deux fois.
— Lucas ? T’es là ?
Rien.
Pas même un grincement de plancher, ni un bruit de drap froissé. Il colla l’oreille contre la porte, attendit encore… puis il redescendit, le cœur un peu plus lourd.
Le bidon d’huile, celui sur lequel Lucas s’était assis la veille, était toujours là, légèrement incliné. Une clope écrasée qu’il avait laissée au sol hier soir avait aussi disparu.
Jean-Philippe s’approcha de l’établi. Un détail le frappa. Les outils… Ils semblaient déplacés. Légèrement. Comme si une main méticuleuse les avait effleurés, modifiés d’un centimètre ou deux.
Et surtout… une pince coupante manquait. Il était sûr de l’avoir vue, là, posée à droite de la boîte à douilles, juste avant de partir rejoindre Océane. Il connaissait cet établi par cœur. Il l’avait rangé, organisé, trié pendant des années.
Rien ne changeait dessus sans qu’il le sache. Et pourtant.
Un léger frisson lui remonta l’échine. Il poussa un soupir. Il avait décidé de prendre sa journée mais il changea d’avis. Il fit coulisser la grande porte métallique et la lumière du matin pénétra en traînées chaudes et poussiéreuses dans l’atelier.
La journée se déroula ensuite normalement. Ou presque. Il reçut deux clients qu'il dépanna rapidement, mais son esprit restait ailleurs. De temps en temps, il jetait un coup d’œil vers la porte, guettant un pas, une voix...
Mais rien.
Ni message ni appel. Lucas n’avait aucune explication.
Il pensa à appeler Océane. L’idée le rassura, comme une ancre. Mais il n’osa pas. Il ne voulait pas paraître inquiet, ni devenir ce type qui s’accroche trop vite. Et puis, il fallait rester rationnel, non ? Lucas avait peut-être juste… pris sa journée. Tout simplement.
Même s’il ne l’avait jamais fait auparavant.
Alors Jean-Philippe se plongea dans le travail. Il vérifia les niveaux d’huile d'une Renault, resserra quelques boulons, puis rangea un stock de joints toriques. Une mécanique bien huilée, presque apaisante. En fin d’après-midi , il se posa sur la vieille banquette à l’entrée du garage. Son téléphone vibra. Océane.
« Bonsoir Jean-Phi, je voulais t’envoyer une petite pensée. J’espère que ta journée s’est bien passée. Tu veux qu’on se voie bientôt ? J’en ai très envie… »
Un sourire lui échappa. Il relut le message deux fois, prit une profonde inspiration et rangea son téléphone. Il prit sa veste accrochée derrière la porte de service et sortit. Il marcha jusqu’à la petite place du quartier. L’ombre des platanes ondulait doucement sur les pavés. Des vieux jouaient à la pétanque, comme chaque dimanche soir. L’odeur du pastis et du gravier chaud flottait dans l’air.
Jean-Philippe s’assit sur un banc de pierre, près de l’angle. Il laissa son regard se perdre dans le bal des boules, dans la lumière orange du soleil qui déclinait. Un moment suspendu. Il ferma les yeux, juste un instant.
Une voix souffla derrière lui :
— Tu croyais vraiment que j’étais parti ?
Il ouvrit les yeux, brusquement. Se retourna. Rien. Personne. Juste une brise tiède. Et les vieux qui continuaient à jouer, indifférents. Il resta immobile, une main sur le dossier du banc, l’autre posée sur sa cuisse. Son cœur battait plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Il savait qu’il n’avait pas rêvé. Il connaissait cette voix.
Lucas.
Il fronça les sourcils. Son esprit rationnel tentait de reprendre le dessus. C’était peut-être dans ta tête. Peut-être juste le souvenir de sa voix. Un écho, un réflexe… Mais quelque chose ne tournait pas rond. Il le sentait. Comme un dérèglement subtil de la réalité.
Il se leva, remit les mains dans ses poches et erra encore un moment dans les ruelles du quartier. Les volets clos, les murs tièdes et les bruits familiers d’un dimanche soir en province accompagnait sa marche lente. Une télé qu’on devine derrière une fenêtre, des couverts qu’on range, un chien qui aboie plus loin. Il avançait sans but, sans direction.
Juste pour retarder le moment de rentrer.
Il s’arrêta devant une vitrine poussiéreuse. Un vieux magasin fermé depuis des années. À travers la vitre, il aperçut des boîtes de jouets décolorées posées sur une balance rouillée. Puis, il se vit dedans, flou, dédoublé. L’espace d’un instant, il eut l’impression que quelqu’un se tenait juste derrière lui dans le reflet.
Il se retourna brusquement. Personne. Une pensée s’imposa à son esprit :
« Je deviens fou ou quoi ? »
Le cœur battant plus fort, il recula d’un pas et frotta ses tempes. Il ne savait plus ce qui relevait du réel ou de son imagination. Il avait besoin de parler, d’ancrer ses pensées. Son téléphone vibra.
« Coucou Jean-Phi. Je suis dans le coin. Si tu es là, je passerais bien te dire bonsoir. »
Il sourit. Machinalement, il se recoiffa un peu du plat de la main et essuya ses doigts sur un chiffon puis il prit son téléphone en main :
« Avec plaisir, je suis au garage. ».
Le crépuscule s’était installé. En traversant le garage, il jeta un œil dans l’obscurité. Le bidon d’huile, les outils et toujours l'endroit vide. Jean-Philippe frissonna. Il n’arrivait pas à mettre un mot sur ce qu’il ressentait. Une inquiétude sans objet, un vertige sans abîme. Lucas n’était toujours pas revenu.
Il rangea le démonte-pneu qui traînait au sol puis alla se passer un coup d’eau sur la nuque. Le cœur s'allégea un peu alors qu'il pensait à Océane. Il s’apprêta à tirer la grande porte du garage quand une voix résonna derrière lui :
— Elle va venir te voir, c’est ça ? Et… tu comptes lui dire, un jour ?
Jean-Philippe sursauta. Lucas était là, adossé à l’établi, la même clope éteinte entre les doigts, un air mi-ironique, mi-mélancolique dans les yeux.
— T’étais passé où ? siffla Jean-Philippe. Tu te fous de ma gueule ? Deux jours sans nouvelles…
Son employé haussa les épaules comme si tout ça n’avait aucune importance :
— Bah, j’étais là. C’est toi qui regardais pas au bon endroit.
— Arrête tes conneries, Lucho. Et arrête de jouer les fantômes, bordel ! Ça devient flippant à la longue.
Lucas ricana :
— J’suis pas un fantôme, tu me vois bien, non ?
Jean-Philippe s’approcha, à bout. Quelque chose grondait en lui, une tension étrange, irrépressible. Il le pointa du doigt :
— Je veux savoir qui tu es, Lucas. T’es pas dans les papiers, personne te connaît, personne te voit. Même mon père… même lui, il…
— Salut !
Jean-Philippe se tourna brusquement. Océane se trouvait dans l'embrasure, baignée par la lueur orangée des lumières de la ville. Il tenait toujours son doigt levé en l’air. Un silence suivit.
— Je te dérange peut-être ? Tu… tu parlais à quelqu’un ?
Jean-Philippe baissa lentement le bras. Il jeta un coup d’œil à l’établi. Il n’y avait personne, comme si Lucas n’avait jamais été là. Comme s’il n’avait jamais existé. Il se força à sourire :
— Non… non. Je… Je parlais à moi-même, un vieux réflexe.
Elle le fixa quelques secondes, légèrement inquiète, puis s’approcha.
— Jean-Phi… t’es sûr que ça va ?
Il hocha la tête, trop vite. Puis détourna les yeux, les mains soudain moites. Océane s’approcha encore. Son parfum léger effaça un instant l'odeur rance du garage. Son regard semblait vouloir accrocher celui de Jean-Philippe. En entrant dans l’atelier, elle avait perçu quelque chose d’étrange dans l’air, comme une ombre qu’elle n’arrivait pas à nommer. Hésitante, elle se mordilla la lèvre, puis lança, d’une voix douce :
— Au fait, je me demandais… Il est où, Lucas ? Je pensais le voir ici.
Il redressa un peu la tête. Ses traits se fendirent d’un sourire nerveux :
— Lucas ? Oh… il est pas là aujourd’hui. Il a dû s’absenter.
Océane plissa légèrement les yeux :
— C’est drôle, je crois que je l’ai jamais vu, en fait. Même l’autre jour, quand je suis passée… On dirait un fantôme que tu serais seul à voir !
Elle marqua une pause puis reprit :
— Il habite ici, tu m’as dit ?
Il passa une main sur sa nuque. Quelque chose le dérangeait.
— Oui… enfin, à l’étage, au-dessus du bureau. Il s’est aménagé une chambre. Tu sais, il fait sa vie. C’est un peu un… un électron libre.
Elle fronça les sourcils mais ne répondit pas tout de suite. Elle regarda autour d’elle, un brin songeuse, puis ramena son attention sur lui.
— Je sais pas pourquoi, mais… y a un truc bizarre avec ce gars. Je sais que je débarque, hein, que j’connais rien à ta vie, mais… je trouve ça étrange, c’est tout. Sans doute mon côté psy !
Elle se mit à rire mais devant l’air gêné de Jean-Philippe, elle s'arrêta net. Ses yeux s'assombrirent soudain comme si elle cherchait une faille en lui :
— Tu l’aimes bien, au moins ? À chaque fois que t'en parles, ton visage se durcit.
Jean-Philippe la regarda enfin. Il aurait voulu lui dire qu’il ne savait pas, qu’il avait des doutes mais, à la place, il sourit, comme souvent, quand il ne savait pas trop quoi répondre :
— Il est un peu spécial mais il n’est pas méchant. Il n’est pas très sociable… Faut pas lui en vouloir.
Son regard se fit insistant :
— Tout à l’heure, tu semblais vraiment parler à quelqu’un…
Il lui prit la main pour la tirer doucement vers l’extérieur :
— Qu’est-ce que tu vas imaginer… Allez, viens, je t’invite à dîner. J’ai plus envie de parler boulot ce soir.
Océane sourit à son tour, un peu forcée. Mais elle le suivit. Dans l’atelier, un courant d’air fit osciller la chaîne pendue au plafond. Au moment où Jean-Philippe refermait la porte de l’atelier derrière eux, une voix railleuse murmura dans un coin reculé de son esprit :
« Elle te comprend pas… Elle finira par tout détruire. Comme l’autre ! »
Annotations
Versions