7. Traces effacées

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Le lundi matin s’annonçait calme. Trop calme. Le genre de calme qui met les nerfs à vif quand on a l’habitude des moteurs qui ronflent et des clients qui râlent. Jean-Philippe avait nettoyé l’atelier, vérifié deux batteries, changé une courroie. Mais rien n’y faisait. Son esprit n'y était pas. Depuis le retour de Lucas, ou son apparition soudaine, quelque chose ne tournait pas rond.

Et cette histoire de disparition... plus il y pensait, plus elle le hantait. Il ôta ses gants, jeta un œil à la Lotus sous sa bâche :

— Ce soir… Je m’occupe de toi, souffla-t-il.

— Tu comptes t’y mettre aujourd’hui ?

Lucas était sorti de l’ombre, comme toujours, sans bruit et sans prévenir. Il avait désigné la Lotus du menton. Jean-Philippe soupira :

— Pas maintenant. J’ai des trucs à faire.

— Ah bon ? fit Lucas, la voix légèrement tendue. Et quoi donc de plus important ?

— J’vais faire un tour au commissariat. Y a deux ou trois choses que j’veux éclaircir sur mon père.

Un silence s’installa. Lucas croisa les bras :

— Y a du boulot ici, Jean-Philippe. T’as pas remarqué ? La Lotus est pas finie. Faut avancer.

— Je sais. Mais ça attendra.

Lucas s’approcha d’un pas :

— Ton vieux est mort, non ? Alors à quoi bon aller remuer la merde ? Ça changera rien.

— Ça changera rien, mais moi, j’ai besoin de savoir.

Jean-Philippe avait haussé le ton. Puis, il lui tourna le dos et attrapa sa veste. En sortant, il sentit le regard brûlant de Lucas dans son dos :

— Tu ferais mieux de rester, lui criat-t-il. T’as rien à gagner là-bas.

Jean-Philippe ne répondit pas. Il quitta l’atelier sans un mot, referma la porte derrière lui.

Le commissariat était vétuste. Il sentait le renfermé et le café froid. Un flic en tenue le reçut et le fit patienter dans une pièce aussi sale que son garage. Quelques minutes plus tard, un homme d'un certain âge s’approcha, une gueule de type usé mais pas encore cassé.

— Monsieur Delmas ? C’est vous qui avez appelé ce matin ?

— Ouais, Jean-Philippe Delmas. Je voudrais avoir des renseignement sur l’accident de mon père… Jo Delmas. Ça s’est passé au printemps. Il a eu un accident de voiture.

Le policier le dévisagea un moment, puis lui fit signe de le suivre. Ils arrivèrent dans un bureau exigu où il l’invita à s’asseoir. Puis, il sortit un vieux dossier jauni. Il le feuilleta un instant, tapotant son briquet fermé du bout du pouce :

— Jo Delmas, oui. Un bon pilote. On a jamais compris ce qu’il s’était passé. Pas d’alcool, peut-être la vitesse ou une défaillance de la voiture.

— Mais, que dit le constat de police ?

— Ça s’est passé sur la haute corniche, à Eze. C'était le matin, il faisait beau, il était seul… Je vous l’ai dit, mystère complet.

— Mais sa voiture… elle a été expertisée ? On a rien trouvé de particulier ?

— Sa voiture ? Ou ce qu'il en restait ! Vous savez une Lotus Élise, c’est une coque en fibre de verre, alors, quand elle dévale un ravin...

— Une… Lotus ? Il roulait avec une Lotus Élise le jour de son accident ? Et vous dites qu’il n’en restait rien… ?

Le flic relut ses notes puis leva ses yeux vers le jeune homme :

— Oui, une Lotus, noire, de 98. Bien belle voiture pour un mécano.

Jean-Philippe sentit son estomac se nouer. L’air semblait soudain trop lourd. Cette voiture… Elle était là, sous la bâche, bien réelle, bien intacte. Alors quoi ? Une autre Elise ? Une erreur ?

Ou autre chose…

— Mais cette voiture… elle est dans mon gar…

Il s’interrompit. Le vieux fonctionnaire fronça les sourcils. Son regard semblait avoir changé. Un long silence pesa dans le bureau avant que Jean-Philippe ne se râcle la gorge. Il reprit dans un murmure :

— Vous savez s’il bossait avec quelqu’un à l’époque ? demanda Jean-Philippe.

— Non, il travaillait seul. C’était un type discret. De temps en temps, il refilait un billet à un jeune du coin qui lui donnait un coup de main, mais… c’est tout

— Lucas, c’est ça ?

Le policier secoua la tête :

— Non, c’était une jeune italien. Francesco ou Carlo… quelque chose comme ça. J’ai moi-même amené ma voiture à votre père, juste avant qu’il ne disparaisse. Il n’y avait que lui, personne d’autre.

Quand il sortit du commissariat, Jean-Philippe avait une boule au ventre. La voiture avec laquelle son père avait eu un accident était dans son garage… Et ce Lucas, que personne ne connaissait et dont aucun ne se souvenait, semblait étrangement lié à cette histoire. Il remonta dans la vieille 205, en silence. Il se parla à lui-même :

— Et si c’était toi, le problème ?

Une phrase qui aurait pu sortir de la bouche de son employé, mais Jean-Philippe était seul. Vraiment seul. Et Lucas aurait sûrement des réponses à tout ça. Il rentra au garage dans d’après-midi. Le ciel avait viré au gris sale, un de ces ciels qui pèsent sans orage, comme un couvercle sur la ville.

Il poussa la grande porte en métal. L’atelier était vide. Lucas n’était pas là. Pas un bruit, pas une trace. Il resta quelques secondes dans l’entrée, immobile, puis se dirigea vers la Lotus. La bâche ondula doucement quand il la retira. Il prit une longue inspiration. Son cœur battait plus vite qu’il ne l’aurait voulu :

— Allez, on va voir ça…

Il s’agenouilla lentement et commença à inspecter le châssis. Doucement, méthodiquement. Le dessous de la voiture, le longeron, les fixations, l’arceau. Il s’attendait à trouver une fissure, une trace de choc, une anomalie. Quelque chose. Mais rien. Le châssis était parfait, aligné au millimètre. Aucun signe de torsion, de choc, de réparation. Rien qui puisse confirmer ce qu’avait dit le flic. Cette voiture n’avait jamais fait de sortie de route.

Jean-Philippe s’écarta du coupé. Il se frotta les mains sur un chiffon graisseux, les yeux toujours rivés sur la Lotus comme on regarde un mensonge. Puis, un bruit derrière lui. Léger, mais familier. Il n’eut pas besoin de se retourner :

— Je t’attendais.

— Alors, t’as bien fouillé ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il se redressa lentement, les épaules tendues et se tourna vers Lucas :

— J'ai vu un flic au commissariat.

L’employé s’approcha. Son ombre glissa sur le sol, puis sur la carrosserie noire de la Lotus. Jean-Philippe continua son récit :

— Il m’a dit que mon père conduisait cette voiture, le jour de sa disparition. Que la caisse était tombé dans un ravin, qu'il en restait rien.

Lucas siffla doucement, moqueur :

— Et pourtant, elle est là. Entière, comme neuve. Bizarre, hein ?

— Ouais… bizarre.

Jean-Philippe le fixa droit dans les yeux.

— Tu sais ce que je pense, Lucas ?

— Je t’en prie, éclaire-moi.

— Je pense que t’en sais beaucoup plus que tu veux bien l’admettre. Je pense surtout que t’es pas celui que tu prétends être.

Un silence. Puis Lucas s’approcha de la Lotus, effleura doucement la carrosserie du bout des doigts, presque avec tendresse :

— Tu veux la vérité ? Tu veux comprendre ?

Il s'approcha de Jean-Philippe. Malgré sa tenue négligée, il n'avait aucune odeur. Il le regarda droit dans les yeux :

— Sois patient, Jean-Phi. Tout vient à point pour ceux qui savent attendre…

— J’ai assez attendu, gronda Jean-Philippe.

Lucas se retourna, le visage mi-sérieux, mi-amusé. Son regard avait quelque chose d’étrange. De trop calme :

— T'es pas prêt à tout entendre. Et moi, j’ai pas envie de tout te dire. Pas encore.

Jean-Philippe explosa :

— Pourquoi t’es là, putain ?! Tu veux quoi ? Que je monte dans cette bagnole et que je suive les traces de mon père ?

Lucas pencha légèrement la tête, comme un fauve intrigué. Il sourit, mais sans joie. Il laissa son jeune patron poursuivre :

— C’est toi qui l’a poussé dehors ce jour-là, hein ?! C’est toi qui l’a convaincu de prendre cette route !

Lucas fit un pas vers lui :

— Tu poses trop de questions, Mec. Et t’oublies que les réponses, parfois… elles font plus de dégâts que les silences.

L’air s’était chargé. Une tension électrique flottait entre eux.

— Dis-moi au moins comment la voiture est revenue ici ? Qui a fermé la porte ?

Lucas baissa les yeux. Puis il murmura, presque dans un souffle :

— Tu veux la réponse ? Tu la veux vraiment ?

— Je veux savoir.

Lucas releva le menton. Son regard n’était plus tout à fait humain :

— Alors remets-la en route. Fais tourner ce putain de moteur et va sur les traces de ton vieux !

Puis, il tourna les talons et disparut dans l’ombre du garage comme s’il n’avait jamais été là.

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