8. Fracture

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Il ne démarra pas la voiture.

Pendant de longues minutes, il resta là, dans le garage, à fixer la Lotus comme on fixe un fauve endormi. Il ne savait plus s’il fallait la craindre ou lui demander des comptes. Un odeur d’huile tiède flottait dans l’air. Les murs semblaient plus étroits, ou bien c’était lui qui étouffait.

Quand le téléphone vibra dans sa poche, il sursauta. Océane l’appelait :

— Salut Jean-Phi, je peux passer te voir ? Je suis pas loin…

— Ecoute, là… je suis un peu occupé et…

— Rien que deux minutes… promis !

— Ok, je t’attends.

Une demi-heure plus tard, elle était là. Elle frappa doucement à la porte métallique, comme pour ne pas réveiller un monstre. Il ouvrit :

— Tu fais une tête d’enterrement, dit-elle doucement.

Il haussa les épaules et l’invita à entrer. Elle s’avança prudemment dans le garage, le regard attiré par la Lotus. Elle s’arrêta net devant elle.

— C’est ta voiture, c’est ça ?

Il hocha la tête en silence puis il se lâcha. En quelques mots, il lui raconta son entrevue au commissariat puis la dispute avec Lucas. Elle l’écouta patiemment :

— Ta voiture... Elle m’angoisse, souffla-t-elle. La manière dont tu en parles… elle est… trop parfaite. C’est comme s’il n’y avait qu’elle.

Jean-Philippe s’assit sur un bidon d’huile, le regard perdu.

— Mon père a eu un accident avec cette Lotus et le flic m’a dit qu’il n’en restait rien. Et regarde-là. Elle est comme neuve.

Océane frissonna. Elle s’agenouilla devant lui, prit ses mains sales entre les siennes :

— Jean-Phi… ?

Il la regarda sans répondre.

— Il y a cette histoire d’accident, la voiture qui revient toute seule dans ce garage et aussi… ce Lucas, murmura-t-elle. Depuis qu’il est revenu, tu dors plus, tu doutes de tout, tu parles parfois comme s’il était là, alors qu’il n’y a personne. C’est qui ce mec ?

Il retira lentement ses mains puis se leva pour faire quelques pas :

— Je croyais qu’il bossait avec mon père. Mais personne ne se souvient de lui. Les voisins, les anciens clients. Pas même la police. C’est comme s’il n’avait jamais existé.

— Et pourtant il est là ?

— Parfois. Et par moments, je me dis que c’est moi qui le crée. Comme un souvenir qui aurait pourri de l’intérieur.

Océane le rejoignit. Elle posa une main sur son bras, doucement :

— Et si c’était le cas… ?

Il tourna vers elle un regard durci.

— Tu crois que je perds pied ?

— Je crois que tu tiens debout… mais que tu es au bord d’un vide que je ne comprends pas. Et cette voiture, elle est au centre de tout.

Un silence. Il s’approcha de la Lotus, posa la main sur le capot froid. Comme une caresse. Puis il murmura :

— Il m’a dit de la faire tourner. De remonter la route où mon père...

Océane s’approcha à son tour, lentement.

— Et tu vas le faire ?

— Je sais pas. Peut-être.

Elle le fixa longtemps, puis recula.

— Si tu la démarres… promets-moi une chose.

— Quoi ?

— Que tu ne seras pas seul… pas seul avec Lucas en tout cas.

Il ferma les yeux. Dans l’obscurité du garage, il entendit un murmure, un écho familier venu de nulle part :

« Je te l’avais dit mec. Elle veut briser ton rêve… Le rêve de ton père ! »

— Je dois y aller. On se voit ce soir et on en parle ?

— Non, pas ce soir… Je dois aller chercher la voiture d’un client à Toulon. Je rentrerai tard.

— D’accord. On s’appelle alors.

Elle s’approcha de lui et l’embrassa délicatement :

— Je m’inquiète pour toi, Jean-Phi…

— Tout va bien Océane, je te le promets.

* * *

Il était un peu plus de vingt-deux heures quand Océane revint à l'atelier. La rue était silencieuse, baignée par une lumière jaune sale filtrant des réverbères. Elle gara sa voiture à une centaine de mètres, coupa les phares et sortit sans bruit. Elle ne savait pas trop ce qu'elle était venu faire ici, mais il fallait qu'elle vienne.

Le portail grinça légèrement quand elle le poussa. La porte dérobée du garage, celle que Jean-Philippe utilisait rarement, n’était pas verrouillée. Elle entra. Un silence dense régnait à l’intérieur. Le genre de silence qui s’installe quand un lieu attend quelque chose.

Elle alluma son téléphone pour éclairer le chemin. Tout était comme il l’avait laissé. La Lotus reposait dans la cabine, paisible et menaçante à la fois. Océane s’attarda un instant à l’observer, comme on regarde un piège dont on sent confusément les mâchoires. Elle fut soudain prise d’un frisson.

Elle se dirigea vers le bureau. L’air y était plus lourd encore. Le désordre régnait : papiers, factures, carnets, photos en vrac. Mais rien n’était anodin. Elle fouilla méthodiquement une armoire, puis une pile de vieux magazines posée sur une petite table en bois. Dans l'un des tiroirs, elle tomba sur une chemise jaune en carton sur lequel était écrit « Elise ».

Elle l’ouvrit. L'acte notarié datait de janvier. Il mentionnait l’héritage du garage. Dessous, une facture d’achat pour une Lotus Elise d’occasion, payée cash début avril à un garage du Var. Dans un autre tiroir, elle trouva un carnet scolaire. Il contenait des bribes de phrases, nerveusement griffonnées sur des pages maculées de graisse :

"Il dit qu’il est temps.

Je dois aller sur la même route.

C’est la seule façon de réparer.

Peut-être qu’après je le verrai vraiment."

Les larmes lui montèrent aux yeux et elle ne put réprimer sa pensée :

— Mon Dieu... Jean-Philippe...

Dans une grande enveloppe en papier craft se trouvait une coupure de presse pliée en quatre. Elle l’ouvrit d’une main tremblante :

"Eze, le 10 janvier

Un dramatique accident de la route s’est produit hier matin sur la route de la haute corniche, au niveau du virage dit « du Belvédère », surplombant la baie de Villefranche.

La victime, identifiée comme étant Joachim Delmas, garagiste niçois réputé pour ses talents de pilote, a perdu le contrôle de son véhicule dans des circonstances encore inexpliquées. La voiture a fait une sortie de route spectaculaire avant de chuter dans le ravin sur une centaine de mètres.

Les secours, rapidement arrivés sur place, n’ont pu que constater le décès du conducteur. La violence du choc a totalement détruit le véhicule, dont il ne reste que la coque carbonisée.

Selon les premiers éléments de l’enquête, l’homme circulait seul, l'’état de la chaussée était bon et la météo favorable. Les tests toxicologiques n’ont révélé ni alcool ni substances illicites. La gendarmerie poursuit ses investigations.

Un hommage spontané s’est formé devant son garage, fermé depuis l’annonce du drame. Des fleurs, des messages et des outils symboliques ont été déposés sur le pas de la porte."

Océane quitta le bureau et se dirigea vers l'escalier qui menait au grenier. La "chambre de Lucas", selon Jean-Philippe.

— C’est là où il pionce quand il est crevé, lui avait-il glissé en riant.

Elle poussa la porte d'une petite pièce mansardée, encombrée et poussiéreuse. En s’ouvrant, elle grinça comme dans un mauvais film de série B. Elle alluma à nouveau son téléphone.

L'odeur de cambouis semblait plus forte que dans l'atelier lui-même. une ampoule pendait au plafond, grillée depuis longtemps. Au sol, quelques cartons ouverts laissaient entrevoir des fringues froissées, un jean déchiré et un vieux T-shirt noir roulé en boule. Il n'y avait pas de lit. Elle s’approcha. Une canette de soda vide traînait près d’un coussin. Plus loin, une brosse à dents usée dépassait d’une trousse de toilette ouverte.

La poussière et les toiles d'araignées avaient trouvé refuge dans cette ancienne chambre.

Elle se pencha, prit le T-shirt entre ses mains. Une étiquette sans intérêt. Puis, en fouillant un peu plus loin, elle trouva un album de BD corné, avec un nom au marqueur à l’intérieur de la couverture.

« JP ».

Elle resta figée. Tout ça… c’étaient les affaires de Jean-Philippe. Rien d’autre que ses propres vieilles affaires recyclées, abandonnées ici depuis très longtemps.

Il n’y avait pas de Lucas. Il n’y en avait jamais eu.

Un frisson glacial la traversa. Il ne venait pas du froid, mais d’une vérité qui surgissait trop vite. Ce n’était pas un chagrin mal digéré ni une simple lubie. Ce n’était pas une blessure, mais une fracture.

Jean-Philippe était malade.

Océane avait la nausée. Elle sortit de la chambre et redescendit les marches trop vite, manquant de trébucher. Son téléphone lui échappa des mains. Elle leva la tête. Une silhouette se détachait sous la fenètre, en bas de l'escalier. Son souffle se coupa. Son coeur cogna si fort qu'elle dut s'agripper à la rampe.

— Lucas ? souffla-t-elle.

La forme resta figée, proche, menaçante.

— Lucas, c'est vous ?

Elle fixa l'ombre un instant puis elle ferma les yeux, terrorisée. Une larme coula le long de sa joue. Tout ce qu'elle désirait, c'était faire disparaître cette vision. Doucement, elle leva ses paupières. La silhouette se tenait toujours à la même place, mouvante. Quelque chose la poussa à s'avancer vers elle. Puis elle plissa les yeux dans l'obscurité.

Une vieille salopette pendue à un crochet s'agitait simplement, ballotée par un courant d'air.

Un filet de sueur froide glissa le long de sa colonne vertébrale. Maintenant, il fallait qu’elle sorte de là. Elle ramassa son téléphone et au moment où elle passait devant la Lotus, elle s'immobilisa. La peur ne l'avait pas quitté. Toutefois, elle s’avança lentement et, du bout des doigts, elle caressa la tôle froide de la sportive, comme Jean-Philippe le faisait.

"Tu n’y es pour rien, mais tu vas l’emmener là où il veut mourir."

La pensée lui échappa. Elle inspira profondément, regarda autour d’elle, puis sortit sans bruit.

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