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1976

Voilà plus d’une heure que le petit Adam s’était réfugié dans le jardin malgré la pluie battante. Il grelottait et ses vêtements étaient saturés d’eau, mais il préférait cela et le risque de tomber malade que de retourner dans la maison. Ce serait s’abriter de la pluie pour s’exposer à la colère de son père. Ses cris résonnaient jusqu’ici et le faisaient d’autant plus trembler.

Il s’en voulait de laisser sa mère seule face à lui, mais que pouvait-il faire du haut de ses sept ans ? Qu’il veuille la protéger ou reste sur le côté, il se prenait une raclée sans pouvoir y échapper. Sa mère était tout aussi impuissante que lui, aussi s’était-il résigné à se cacher et à faire de son mieux pour ignorer les cris.

Adam avait toujours été un enfant rêveur, capable de s’enfermer dans sa bulle et peiner à en sortir. Son géniteur, excédé par « son air d’attardé » comme il aimait à le cracher avec dégoût, éclatait ladite bulle avec les coups. À force, lorsqu’ils se trouvaient tous deux dans la maison, Adam faisait de son mieux pour rester concentré même s’il n’y parvenait pas toujours. C’était plus fort que lui, s’isoler dans ses pensées était vital.

Pour l’heure, il n’y arrivait pas, la réalité s’accrochait à lui, collait à sa peau comme ses vêtements trempés, brûlait comme sa joue rougie par une claque assénée plus tôt dans la journée. Cela remontait à plusieurs heures, mais la marque ne s’était pas encore estompée, peut-être même ne pourrait-il pas dormir de ce côté à cause de la douleur. Le pire dans tout ça était qu’Adam estimait s’en être bien sorti, cette fois.

Sa mère n’avait pas cette chance, malgré ses suppliques pour qu’il se calme, qui laissèrent ensuite place à des excuses. Comme si elle était responsable de sa colère. Comme si le problème ne venait pas de lui. Comme si femme et fils méritaient une punition. Comme si son père n’était pas le méchant de l’histoire. Elle savait pourtant que c’était vain, comme à chaque fois. Il ne s’arrêterait que lorsqu’il se lasserait, suffisamment amusé. Lorsque l’appel de l’alcool bon marché serait plus fort que ses cris et insultes. Il irait donc se saouler puis s’endormirait, autant imbibé de bière et de mauvais whisky qu’Adam était dégoulinant d’eau glacée. Jusqu’à la prochaine fois. Et elle arriverait bien trop vite.

Un éternuement le secoua tout entier. Contrairement au plus gros de l’orage paternel, la pluie avait eu raison de lui, pourtant il ne bougea pas de sa place. Le jardin, déjà misérable par manque d’entretien, devenait de plus en plus boueux mais cela ne le dégoûtait pas. Il pouvait se retrouver embourbé dans cette fange qu’il ne retournerait pas à l’intérieur. Il gratta même la substance et la frotta entre ses doigts pour détailler ses nuances brunes.

Adam aimait ça. Les couleurs. Les détails. Les textures de tout ce qui l’entourait. Et surtout les dessiner. Il était néanmoins frustré de ne pas les reproduire exactement sur les feuilles qu’il dénichait dans la maison ou qu’il arrachait à ses cahiers pour que l’institutrice ne remarque rien. Le papier en question était plus recouvert de dessins que de leçons, et les passages au coin ne corrigeaient en rien ses profondes rêveries, trahies par ses regards fixés sur un point invisible.

Quand il n’avait pas de papier, que les mines de ses quelques crayons étaient complètement usées et que ses stylos rendaient l’âme en crachant leurs dernières gouttes d’encre sur ses mains, Adam dessinait dans ses pensées. Que ce soit pour fuir la réalité ou composer un tableau imaginaire, Adam s’évadait. Et on le punissait pour ça, autant à l’école qu’à la maison. En vain. Ne plus rêver signifiait mourir. En revanche, il se sentait beaucoup trop vivant lorsque la douleur d’un coup dans le ventre se diffusait dans son corps en plus de lui couper le souffle avant de lui faire cracher ses tripes.

Il se sentit soudainement observé et il cessa d’étudier la boue qui se désagrégeait dans le creux de sa paume et coulait en filet sur son poignet. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour remarquer la voisine de la maison d’en face en train de le scruter depuis sa fenêtre, bien au chaud dans son salon et sa robe de chambre à fleurs. Madame Pantoufle. Non, Soulier. Adam avait du mal avec la mémoire des noms, d’autant plus qu’il n’aimait pas cette vieille commère. Toujours à épier, à poser des questions, à colporter des ragots et à se faire passer pour une gentille pour grappiller d’autant plus de potins croustillants. Le quartier n’avait presque aucun secret pour elle, alors nul doute qu’elle savait pourquoi le petit Adam Delaunay croupissait sous la pluie. Compatissait-elle pour autant ? Non. Elle n’ouvrit sa fenêtre et ne lui proposa un chocolat chaud que dans l’espoir de récolter des détails sur la colère paternelle.

Adam se contenta de la toiser de ses yeux noisette puis ne résista pas à l’envie de lui tirer la langue. L’expression outrée de la rombière et le claquement de la fenêtre qui se refermait lui firent plaisir sans pour autant le consoler. Il en avait assez, de tout ça. Des cris. Des coups. Des regards curieux de ses voisins. De l’institutrice qui en rajoutait une couche au lieu de le laisser respirer. Pourquoi personne ne faisait rien contre son père alors que tous savaient ? Le monde des adultes lui échappait totalement et il avait autant hâte d’en faire partie pour avoir la paix que de le rejoindre et devenir comme eux.

Adam était malheureux, c’était sa seule certitude, l’unique point où le doute n’existait pas. Sa maman et le dessin étaient ses seules sources de joie, bien maigres, qui faisaient à peine remparts face à la violence quotidienne.

Prendrait-elle fin un jour ou la vie serait-elle toujours ainsi ?

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