19) Incendies

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La chambre froide occupait toute la pièce adjacente : deux pans de murs entiers dédiés à l'entreposage des cadavres. Les casiers superposés rappelaient à Vanessa le vieux chiffonnier de sa défunte grand-mère, dont les dix-sept tiroirs n'avaient jamais contenu rien d'autre que la poussière, un dé à coudre et les odeurs du bois, d'un savon oublié ou d'une fleur en miettes.

Charlène tira un corps empaqueté sur une civière coulissante et ouvrit le sac pour dévoiler ce qu'il restait de la chair calcinée. L'étiquetage soigneux de l'emballage post-mortem présentait sommairement Claude Barrault, trépassé à soixante-trois ans — on avait griffonné la cause présupposée.

— Mort par strangulation, indiqua Charlène sur le ton monocorde qu'exigeait le professionnalisme le plus impartial. On a d'abord pensé que le type avait été immolé. Ou s'était immolé. Même dans un cas de figure aussi glauque, on n'écarte jamais la piste du suicide.

— Le vieux était rond comme une barrique ; il a flambé illico. Le sous-sol où on l'a repêché était jonché de bouteilles cassées. Ça empestait encore le gin et le whisky. Les odeurs d'alcool m'ont filé plus mal au crâne que la vue de son affreuse dépouille. C'est dire ! J'ai pris une cuite, rien qu'en respirant sa vieille cave !

— Il faudrait être sacrément barjo, pour se foutre en l'air de cette façon, pas vrai ? Et vous n'avez trouvé aucune lettre...

— S'il y en avait une, elle a probablement cramé. Peut-être que ce bougre s'est souvenu d'un truc particulièrement dégueulasse qu'il avait fait à une gamine... C'est possible, non, de culpabiliser sur le tard ?

En prononçant ces mots, Vanessa se mordit instinctivement la langue. Quelques années sur le terrain l'avaient confortée dans une conviction : les vraies ordures se caractérisaient par leur inaptitude au remord. Jamais elles ne regrettaient leurs actes ; les rares tentatives de rachat n'étaient en général qu'une féerie hypocrite, les registres de surveillance autant de contes immoraux.

— Tu me fais bien rire, Carmilla ! railla immédiatement Charlène. L'auteur du crime s'est donné du mal pour qu'un accident paraisse plausible. On s'imaginerait assez facilement le vieux Claude ivre-fou balançant ses eaux-de-vie à tout va. Épuisé par la violence de sa crise, il s'assied au milieu de sa cave pour se griller une cigarette. Et là, c'est le drame. Ça, tu vois, c'est le genre d'histoire que s'inventent les écrivains accrocs aux faits divers. Je suis d'un autre niveau. Je ne fantasme rien, je constate. Le plan était bien ficelé. L'incendie du sous-sol a laissé le bonhomme dans un tel état que l'autopsie a pris des airs de fouilles archéologiques. Mais je suis plus douée que la moyenne, alors je suis remontée aussi loin que possible, dans tous les petits stigmates laissés dans la peau roussie, jusqu'à la cause primaire. Il n'est pas mort des flammes, ni des fumées toxiques. Avant de le brûler, quelqu'un l'a étranglé. Le feu n'a eu pour but que de couvrir les traces.

Vanessa fixait le visage abstrait de l'homme dévoré par les flammes. « Enchantée, connard. Je sais ce que tu as fait pour te retrouver là. C'est mon job de comprendre mais, en toute honnêteté, c'est bien fait pour ta gueule ! »

— Est-ce qu'on lui a cassé les doigts, ou quelque chose comme ça ?

— Non. Pourquoi ?

— Parce qu'il était pianiste.

— Je te laisse en tête-à-tête avec ton nouveau client. Pense à le remettre au frais avant de sortir.

Charlène s’apprêtait à quitter la chambre, mais Vanessa la retint d'un mot :

— Alpha. C'est quoi ce nom étrange que vous vous donnez ?

— C'est notre nom à nous. Un genre de mot doux qui n'a rien de romantique.

La légiste se retira, éloignant avec elle le mystère resté entier. Les bras resserrés sur son corps frigorifié, Vanessa se languissait du corps ardent de Nelly. « Elle n'a pas l'air d'une allumeuse, comme ça. Hein Claude ? » Pourtant, il lui semblait que l'incendie grandissait. En l'espace de trois nuits, quelque chose en elle s'était consumé. Un organe. Ou un muscle. Son instinct s'enflammait.

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