20) Alpha

4 minutes de lecture

En regagnant la salle d'autopsie, Charlène déglutit et soupira, irritée par l'effort. L'amabilité, ou même la simple civilité, exigeait toujours d'elle une application surhumaine. Lui manquait-il une case ? Elle s'était plus d'une fois posé la question, sans jamais oser creuser la piste d'une réponse. La vérité l'effrayait. Si quelque part dans son cerveau des fusibles disjonctaient, elle préférait l'ignorer. Si elle méprisait communément ses semblables, elle le mettait plus volontiers sur le compte d'un formatage rigoureux.

Tu es la meilleure. Tu dois rester en tête. Tu sais déjà lire et écrire : tu vas sauter une classe. Ne cours pas dans la maison. Ne lis pas de bande dessinées. Ne regarde pas les dessins animés. Ne deviens pas bête comme ta cousine. Non, tu n'auras pas de chien. Non, tu n'iras pas dormir chez ta copine. Non. Non. Non. Tu n'es qu'une bonne à rien. Tu dois être la meilleure. Récite-moi par cœur tes tables de multiplications. Tes tables de divisions. Votre fille pose déjà des fractions ? Faisons-lui sauter une classe. Il sont tous grands et bêtes, tu dois rester en tête. Choisis l'allemand en LV1. Apprends le latin. Et puis le grec. Mention très bien, ce n'est pas encore un vingt sur vingt... Donc tu iras en classe euro. Et tu prendras une LV3. Cours de tennis. Natation. Équitation. Même en vacances, au mini-golf, tu as intérêt à marquer tous les coups. Sinon, on ne te l'offrira plus. Non, ce n'est pas un jeu. N'oublie pas, tu dois te concentrer sur les sciences. Plus tard, tu feras médecine.

Charlène avait grandi en acceptant et en complétant chacune de ces missions. Elle n'avait jamais rien connu d'autre que le succès, et la solitude. Jusqu'à ce qu'au lycée une rivale émerge. Une rivale qui excellait autant avec les lettres qu'avec les chiffres, qui maîtrisait plus de langues qu'elle et lisait même ses pièces en grec. Le plus révoltant, c'était que ladite concurrente apprenait par plaisir, afin de satisfaire une curiosité sans borne ; qu'elle avait des amis et très peu d'ambitions. Du moins, jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle n'éveillait l'intérêt de Charlène qu'en tant qu'adversaire. Dès lors, la dénommée Perrine s'était montrée à la hauteur : redoutable. Les missions imposées à l'une et l'avidité savante de l'autre avaient cédé la place à une guerre sanguinaire entre deux bêtes alpha. À grands coups de mentions et d'astuces mnémotechniques, sous le feu de sarcasmes tirés à bout portant.

Être la première. Rester la meilleure. Je suis l'alpha. Non, je, suis l'alpha. Tu veux faire quoi plus tard ? Médecine ? Ouais... ça pourrait être marrant. Je t'ai éclatée, au dernier contrôle. Fort bien, Alpha, je t'accorde la victoire pour cette fois. Mate un peu ça ! Vingt-et-un sur vingt avec le point bonus. Tu penses pouvoir me battre, Alpha ? Toi... montre-moi ce que t'as dans le ventre. Oh, je vois, une future chirurgienne ! Je ne crois pas. Je me moque trop des autres pour vouloir les sauver. Alors tu ne te présenteras pas contre moi aux élections des délégués ? Si. Évidemment, tu te présenteras. Pour le seul plaisir de me tenir tête. À quel point tu aimes m'affronter, Alpha ? Est-ce que tu te lasseras ? Non. Peut-être que moi oui.

Une seule et unique trêve avait brisé le cycle de cette rixe continue. Pour la première et dernière fois de sa vie, Charlène avait fait le mur pour passer une nuit blanche à réviser avec son éternelle rivale. Si elles s'entraidaient, si elles mettaient mutuellement toutes les chances de leur côté, si elles partageaient exactement les mêmes atouts, alors l'examen terminal déterminerait réellement qui était la meilleure. C'était ce qu'avait prétendu Perrine. Une excuse, sans doute.

Chacune chérissait ce souvenir : l'aube irisée d'un matin de juin. Alors qu'elles se livraient, question après question, à une joute érudite, perpétuelles ex-æquo ; alors que la fatigue ornait les paupières tombantes et empâtait leurs bouches ; alors qu'elles oscillaient, fébriles, entre l'agacement tenace et une admiration fiévreuse, Charlène avait saisi l'unique occasion d'être la première. La première à goûter aux lèvres sévères de la déléguée de classe. La première à défaire sa braguette. La première à lui frictionner le vagin jusqu'à la faire rugir ; à tendre à sa langue acerbe son clito coulant ; à la baiser par terre. La première à lui dire : « Défonce-moi la chatte ! »

Passées les révisions anatomiques les plus approfondies de leurs jeunes années, Charlène s'était tirée dans l'aurore pastelle, aussi gaie qu'une enfant au sortir d'un magasin de bonbons. Et elles ne s'étaient plus jamais adressé la parole. Parce que bien entendu, Perrine l'avait battue aux examens finaux. Parce qu'elle l'avait aussi lâchée pour une stupide école de police. Alors qu'elle aurait pu faire n'importe quoi, faire médecine avec elle. Demeurer sa rivale.

Sans l'unique adversaire digne de lui tenir tête, Charlène s'était ennuyée ferme à la fac, au point de ne plus prendre aucun plaisir à écraser quiconque, de ne le faire que par automatisme. Personne n'avait été surpris de sa réussite, en tête du classement régional. Si bien que nul ne l'avait vraiment félicitée. De grandes carrières s'ouvraient à elle : sauver des vies, éradiquer des maladies rares, opérer à cœur ouvert, ou même ouvrir son propre cabinet. Mais, à la consternation générale, elle avait choisi de disséquer des cadavres dans un sous-sol glacial.

En regardant la salle d'autopsie, Charlène se détendit et grimaça un sourire. La plus belle vision du monde s'offrait à elle, au sortir de la chambre froide : le seul corps vibrant qu'elle pouvait désirer lui rendant sa ferveur dans le calme de la morgue. Elle l'avait détestée, jalousée, haïe, admirée, maudite, convoitée, regrettée, blâmée, espérée. L'unique sentiment que Perrine ne lui avait jamais inspiré, Charlène l'éprouvait envers le monde entier : le mépris. Seuls ce chignon strict et ces lèvres rigides savaient la guérir de toute son amertume, forçaient son respect, aiguisaient ses fantasmes.

Un pli malicieux creusé au coin de la lèvre, le major toisa tendrement la légiste :

— J'avais déjà remarqué en physique-chimie, comme tu étais sexy avec une blouse. Alpha...

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0