Le bourreau de la Révolution

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Remarque préliminaire : durant cette triste période, les D'Escagasse Coucougnette durent abandonner la particule, un petit "de" qui pouvait couter très cher à son porteur.

- Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonsoir et soyez les bienvenus dans notre émission « Des métiers et des hommes ». Dans le cadre de notre enquête sur les métiers et les conditions de travail, nous avons invité le représentant d’une profession très ancienne et néanmoins récemment en plein essor. Monsieur Courtetête, bonsoir.

- Bonsoir.

- Monsieur Courtetête, quelle est votre profession ?

- Je suis bourreau.

- Et votre outil de travail ?

- Une guillotine, évidemment.

- Évidemment, une profession traditionnelle passée en peu de temps à la pointe du progrès technique. Première question, Monsieur Courtetête : bourreau, métier difficile ?

- Difficile ? Difficile de répondre à votre question par oui ou par non. D’abord, plus qu’un métier, il faudrait parler de passion. Ce boulot-là, faut l’avoir dans le sang. C’est une profession, faut vraiment aimer ce qu’on fait, sinon…

- Existe-t-il des écoles spécialisées ?

- Non, malheureusement. On apprend sur le tas, en alternance. La moitié du temps dans un abattoir, au début, pour s’entraîner à la découpe. On commence petit, par couper des têtes de poulets, par exemple. L’autre moitié de la formation se déroule à la police, pour apprendre aussi les méthodes d’interrogatoire, « la question », comme on dit officiellement.

- Autrement dit, les méthodes de torture.

- Oui, mais… Nous préférons dire « la question ». Je ne suis pas un fanatique du politiquement correct, mais « question » donne un certain cachet à la conversation. Torture possède un côté un légèrement péjoratif. - Racontez-nous votre apprentissage.

- Quand j’ai commencé, on décapitait encore à la hache. Fallait avoir le coup de main. On s’entraînait sur des poules et des canards, mais pour le diplôme, c’était un vrai bonhomme. J’avoue, pour être honnête, que mes mains tremblaient un peu… Son premier bonhomme à la hache, c’est un peu comme un penalty lors d’une finale de coupe du monde de foot. Le stress de l’examen. Fallait couper la tête d’un seul coup de hache pour avoir le diplôme. Moi, j’ai eu, je me souviens bien, un petit vieux qui n’arrêtait pas de pleurer, de gémir comme quoi il était innocent, qu’il s’agissait d’une erreur judiciaire, pitié, pitié, noooon , enfin le baratin habituel. C’était hyper stressant. Il m’a foutu les boules ce con. Vraiment pas coopératif le gars. Mais j’ai quand même bien coupé. J’ai même eu une mention. Et oui, mention « bien ».

- Le métier a évolué depuis, comme je l’évoquais au début…

- Ah oui, ben, avec la guillotine, ça n’a plus rien à voir. Maintenant, on en abat du boulot, pas croyable. Avant, c’était un peu de l’artisanat, chaque pièce était unique, bon, ça avait son charme aussi, mais aujourd’hui, on produit des séries standardisées, on a des procédures, des normes à respecter. Presque du travail à la chaîne.

- Pourriez-vous nous expliquer ?

- C’est pas compliqué, mais faut être précis. Le client monte sur la plate forme…

- Angoissé ?

- Non, la plupart n’ont déjà plus toute leur tête à ce moment… On adore cette expression. Nous, les bourreaux, nous avons beaucoup d’humour, même si tout le monde ne le comprend pas.

- Je vois, peut-être de l’humour un peu trop fin, et après ?

- On s’y met à deux, un de chaque côté, on attache le client à la planche, on bascule vers l’avant, la tête juste à la bonne place, on cale, on actionne la manette, la lame descend, tchac, la tête tombe dans la corbeille, on détache, on met le reste, on aime bien dire « quand on n’ a pas de tête , on a des jambes », sur le côté ou directement dans une charrette en contrebas, et on recommence.

- Rien que dans la construction spontanée de votre phrase, on ressent la chaîne des automatismes. Beaucoup de travail ?

- Ça n’arrête pas. Au début, c’était un coup de bourre de temps en temps, mais depuis six mois, avec Monsieur Robespierre et ses collègues, les cadences sont devenues infernales, comme les colonnes du général Turreau en Vendée.... OK, pour comprendre, faut suivre l’actualité. Donc, je disais, les trente-cinq heures, on peut oublier, et nous bossons même le week-end. Les vacances… Le dernier qui a voulu poser des congés, il a perdu la tête. Après, faut comprendre aussi, la France a besoin de nous, la patrie en danger, allons z’enfants, le jour de Grégoire est arrivé et tout le tintouin. Faut sauver la République, alors on coupe.

- Le jour de Grégoire ?

- Oh pardon, ça m’a échappé, Grégoire est le prénom de notre chef, un jeu de mot entre nous.

- Je vois…Le travail est donc devenu pénible ?

- Le travail en lui-même, ça va, mais on fait toujours les mêmes gestes, à longueur de journée. Je le sens déjà dans le dos et dans les épaules. Ça sent la maladie professionnelle à plein nez.

- Pouvez-vous préciser ?

- Le dos, c’est quand vous basculez la planche avec le client, suivant le poids, des fois y’en a des lourds, des gros sacs, vous sentez que ça tire dans le bas du dos. À chaque bascule, on risque la sciatique. Les épaules, c’est à force de remonter la lame. Elle est lourde, putain c’qu’elle est lourde, cette conne. Bon, c’est fait exprès pour que ça coupe bien du premier coup, c’est étudié pour, mais après, faut remonter, et c’est pour bibi. On a demandé un système avec une poulie, pas de budget pour ça, qu’on nous a répondu, mais en attendant, qui c’est qui risque les tendinites à l’épaule ? C’est moi.

- Vous disiez, beaucoup à faire ?

- On est des vrais bourreaux de travail. Sérieux, on sait plus où donner de la tête. Et puis, c’est pas tout de couper les têtes, après, faut encore tout nettoyer. Pas de budget pour les femmes de ménage, qu’ils ont dit les chefs, alors on se tape tout nous-même. Pourtant, ce ne sont pas les branleuses sans-culottes qui manquent à Paris, j’te jure. Et puis, faut bien nettoyer, surtout les parties mécaniques. Avec le sang qui gicle et sèche, ça peut vite coincer. Faut aussi bien huiler la lame pour qu’elle ne rouille pas. C’est vraiment le stress.

- Combien d’exécutions par jour ?

- Oh, ça dépend. Si les juges sont en forme ou de mauvaise humeur, on peut traiter une centaine de clients en une journée. Faut les voir, les mecs du tribunal révolutionnaire, avec leur grands chapeaux noirs et les plumes bleu blanc rouge. Des fois, je suis sûr, maman a pas voulu faire une gâterie la veille au soir, alors ils passent leurs nerfs sur les suspects. Mais j’ai rien fait, moi ! Rien fait ? Coupable ! Suivant ! Mais eux aussi, ils aiment leur métier. Peut-être qu’ils sont payés au rendement, je sais pas.

- Et vous devez suivre la cadence.

- Ben, disons que c’est plutôt conseillé. Le bourreau, à la base, c’est quelqu’un de pragmatique, qui a bien la tête sur les épaules, alors on s’adapte. Nous, on est en bout de chaîne. On ne contrôle pas le débit. D’un autre côté, quand y’a beaucoup de taf, y’a des avantages aussi.

- Par exemple ?

- L’hygiène surtout. Si le condamné vient de passer trois mois en prison, sur de la paille pourrie, celle qui sent la pisse de rat, ben, il pue comme la paille. Quand vous découpez le haut de la chemise, pour dégager la zone de travail, des fois j’ai failli vomir. Pire que des clodos. Même des nobles, des m’sieurs ou des dames bien. Ça, comme condition de travail, c’est limite. Faut vraiment aimer son job. Maintenant, c’est à peine arrêté, jugé, exécuté. C’est beaucoup plus propre. Y’a même des madames qui sont encore parfumées du matin.

- Est-ce un métier satisfaisant, moralement satisfaisant, je veux dire ?

- Si on a le sens du service public, oui.

- Et, question peut-être gênante, vous n’avez jamais été sollicité pour … Épargner certains clients, contre espèces sonnantes et…

- Et trébuchantes ? Si, bien sûr, mais le bourreau, c’est un mec avec une conscience professionnelle, une éthique, comme dit le chef. Et puis, les exécutions sont publiques, alors ce serait difficile. Après, le soir, on peut se faire un peu de blé en revendant des morceaux, des bouts de vêtement, des mouchoirs, des mèches de cheveux. J’ai vu des mecs nous donner une bourse pleine de pièces d’or pour une mèche de cheveux de leur femme ou de leur fille, par exemple.

- Et cela est autorisé ?

- Pas vraiment, mais on est des êtres humains aussi, pas des monstres, on peut comprendre un peu ce sentimentalisme un peu naïf.

- Beaucoup de spectateurs ?

- Y’a toujours la foule, de tous les âges. Ils ne s’en lassent pas.

- Et si un jour il n’y avait plus d’exécution ?

- Alors là, ma tête à couper que c’est pas demain la veille. Mais bon, à la rigueur, en imaginant le truc, je suppose qu’ils iraient tous en vacances en Espagne pour voir des corridas. Le sang, c’est incroyable comme ça excite le public. C’est un peu bête qu’on soit en guerre avec toute l’Europe, parce que je suis sûr que ça en ferait venir des touristes. C’est un des inconvénients de la Révolution.

- Monsieur, je vous remercie pour ce beau témoignage d’un homme dévoué à son métier et à son pays, malgré les risques pour sa santé, et je vous souhaite bonne chance pour la suite de votre carrière.

- Je ne me fais pas de souci, du boulot, y’en aura toujours.

- Le stock de nobles n’est pas inépuisable tout de même ?

- On trouvera autre chose, ne vous inquiétez pas, avec la Révolution, c’est l’imagination au pouvoir. Des contre-révolutionnaires à éliminer pour faire le bonheur du peuple, y’en aura toujours, faudra juste améliorer la recherche.

- Merci Monsieur Courtetête pour ce beau témoignage. Chers téléspectateurs, je vous donne rendez-vous jeudi prochain pour un nouveau numéro de « Des métiers et des hommes ». Nous ferons connaissance avec une nouvelle profession, en plein essor elle aussi, grâce aux vertus civiques et républicaines qui se diffusent dans la population de notre beau pays : le dénonciateur anonyme. Pour ceux d’entre vous qui voudraient en savoir plus sur le sujet d’aujourd’hui, où conseilleriez-vous à nos téléspectateurs d’aller, Monsieur Courtetête

- Place de la révolution ou place du Trône-Renversé. Tous les jours, à partir de neuf heures. L’heure de clôture est variable. On peut manger et boire sur place aussi. Je recommande les merguez de la Révolution, elles valent le détour.

- Merci. Vous pouvez également vous procurer en kiosque le dernier numéro de la revue « Sciences et Techniques », un numéro spécial sur la guillotine, avec une maquette de la machine avec laquelle vos enfants pourront jouer à décapiter des poupées par exemple. L'idéal pour apprendre à devenir des bons citoyens.

- Elle est super la maquette, mes gosses se régalent avec, ils décapitent toutes les souris que ramène Robespierre.

- Robespierre ?

- C’est le nom de notre chat.

- À la semaine prochaine, bonsoir.

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