Dans ce monde, la légèreté tuait. Plus on était léger, plus on montait, irrémédiablement, happé par le ciel. Les enfants, à la naissance, étaient lestés de chaînes tressées d’encre noire qu’on attachait à leurs chevilles. On leur chantait des berceuses pleines de doutes et de remords, pour les alourdir doucement.
Chaque éclat de rire, chaque geste tendre, chaque rêve naïf les allégeait. Un compliment sincère, une larme versée pour autrui, et voilà qu’ils flottaient un peu plus près des toits. Les plus joyeux étaient surveillés comme des malades contagieux. Ceux qui aimaient trop disparaissaient les premiers. Ici, la gravité était morale.
Alors on apprenait à peser. On collectionnait les fautes comme des médailles. On enfilait les humiliations comme des manteaux de plomb. Les familles enseignaient à leurs enfants l’art de mentir, de blesser avec délicatesse, de regretter sans jamais se pardonner. On pleurait avec des pierres dans les poches, on fêtait les anniversaires avec des silences, et on aimait en se méfiant.
Mais Gabriel ne comprenait pas. Il parlait encore aux oiseaux. Il souriait sans raison. Il s’attardait sur les reflets de l’eau et riait de ses propres maladresses. Chaque nuit, il perdait un peu de poids. Ses chaînes, pourtant bien tressées, semblaient s’effriter quand il rêvait.
Sa grand-mère trop légère, envolée sans adieu, lui avait laissé une lettre, cousue à l’intérieur de son manteau :
« Si jamais tu te mets à flotter, accroche-toi à ce que tu aimes, pas à ce qu’on te dit d’aimer. »
Gabriel ne savait pas comment obéir à cette phrase. Il ne voulait pas partir. Mais il ne voulait pas changer non plus. Alors il essayait de s’attacher. Il dessinait la nuit, gardait des secrets lourds dans ses poches, disait non quand il voulait dire oui.
Mais un matin, il se réveilla dans les hauteurs. Les toits étaient loin. Les visages minuscules. Ses pieds pendaient dans le vide, et plus aucune chaîne ne le retenait. En bas, on le traita de traître, de rêveur, de fauteur d’oubli. On le pointait du doigt comme on montre une maladie qu’on ne veut pas nommer.
Gabriel paniqua. Il chercha du poids. Il serra les poings, pensa à la honte, au rejet, à toutes les douleurs qu’il connaissait. Mais rien. Il montait encore.
Alors il arrêta et ferma les yeux. Il tendit les bras et cueillit un nuage. Et là, suspendu dans le ciel, il vit quelque chose que les autres avaient oublié. Au-dessus, bien plus haut, existaient d’autres silhouettes. Discrètes, lumineuses, presque transparentes. D’anciens disparus ? Des enfants devenus nuages ? Ou juste des gens qui n’avaient jamais appris à peser ?
Gabriel comprit. Ce n’était pas la mort ni une punition. C’était un passage.
Alors, doucement, il défit son manteau. Il laissa tomber la lettre de sa grand-mère qui avait déjà fait son œuvre, et, dans un éclat de lumière, il devint si léger qu’il n’eut plus besoin de tomber ni de s’élever.
En bas, on dit qu’il s’est perdu. Mais dans le ciel, des nouvelles voix se mirent à rire, et les nuages frissonnèrent doucement.