Chapitre 33 : Juliette

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Piotyr

Mes prières à Valass n’ont semble-t-il pas été vaines. Enfin nous avons remporté une victoire sur l’armée du tyran ! Le marquis de l’est est indubitablement plus compétent que le comte d’Or. Sans compter qu’au sud Javor a enfin réussi à défaire le duc de Sartov. Ce dernier a en effet accepté de livrer bataille devant sa propre ville par refus de la voir assiégée sans combattre. Bien que davantage mené pour le symbole que dans l’espoir du succès, l’affrontement lui coûta tout de même quelques centaines d’hommes.

Me voilà désormais à crouler sous les charges. En plus d’occuper la place de régent et de gérer les affaires courantes je dois coordonner au mieux ces deux armées afin qu’elles se rejoignent à Vanov. Ce faisant elles couperont les forces de Stanislas de son arrière-pays. Sur la carte le mouvement semble élégant mais il est infiniment plus dur à réaliser en pratique. Le royaume d’Ortov est dévasté et y maintenir nos forces est un défi de tous les jours. Chaque navire emporté par les vagues ou la tempête crée de cruelles pénuries. Maintenir ce lien maritime entre Isgar et Altmar est bien plus ardu que prévu et nos chantiers navals compensent à peine les pertes dues aux intempéries. Heureusement qu’Orania n’a pas de marine digne de ce nom.

Au sud Javor doit encore assiéger Sartov après quoi il devra obliquer au nord pour couper le ravitaillement de Stanislas. Je crains malgré tout qu’étant donné son extrême prudence cela ne prenne des années même face aux maigres troupes qui lui sont opposées. J’espère que les nombreuses missives que Valentyn et moi lui envoyons en lui expliquant la situation le pousseront à accélérer sa marche. Deux armées, un objectif et tant de problèmes à surmonter… Plus que militaire, permettre cette jonction entre ces deux forces est avant tout un défi logistique et diplomatique.

Loin d’être ma seule préoccupation je dois également lever des forces pour défendre Isgar contre l’ost de Stanislas toujours présent. Créer ainsi une troisième armée en trois an de guerre, voilà du jamais vu. Nombre de seigneurs pinaillent et refusent de s’engager ou de donner davantage d’hommes. Entre les purges que nous avons menées pour réduire la population humaine et les deux premières levées la colère et la lassitude montent. Sans compter que nombre de chevaliers se plaignent que Valentyn ait quitté ses propres terres pour aller aider un obscur royaume ressuscité des enfers. « Le roi d’Isgar abandonne son pays pour sauver celui d’un étranger qui n’existait pas il y a deux ans », « Mes terres ont été pillées par les troupes d’Orania et je n’ai pas vu mon suzerain pour les défendre » ou encore « Si servir Valass implique de léguer tous ses hommes et biens au roi, je le renie » ; voilà les lettres que je reçois sans cesse. Le pontife est d’ailleurs allé voir l’auteur de cette dernière afin de l’exécuter pour abjuration. Il n’en demeure pas moins que la grogne monte.

Lutter pour un autre royaume, fusse-t-il allié, semble au-delà de la compréhension des nobles de ce pays. Grâce à Valass Igor parvient encore à faire régner l’ordre et la discipline grâce à son armée de prêtres et nombre d’entre eux sont même prêts à s’engager dans ce qu’ils appellent désormais une « guerre sainte coutre l’impie ». « L’usurpateur », « le tyran », « l’impie » ; Stanislas ne manque pas de sobriquets. Le plus désolant est qu’aucun d’entre eux n’est injustifié.

L’armée se forme donc lentement mais aujourd’hui plus que jamais il faut se méfier des vampires de son propre pays. A nul autre moment dans l’histoire l’appartenance d’un seigneur à un royaume n’aura été un si faible indice pour prédire dans quel camp il projette de se battre. Même en Aartov les promesses de richesses faites par Anastasia, la sirène d’Orania, commencent à faire flancher les esprits. Je fais surveiller de plus en plus de monde et je garde le duc de Kulmar encore plus proche de moi qu’auparavant. Sa puissance et ma foi en la justice m’empêchent de l’exécuter préventivement mais je ne puis pas pour autant lui laisser la moindre occasion de se retourner. Je n’arrive pas à lire en lui, il est inexpressif au possible et cette attitude peut cacher tant la trahison que la loyauté. Depuis qu’il s’est installé à Sussmar il se contente d’obéir à mes directives, avec compétence mais sans zèle ni prise d’initiative. En tant que ministre de la guerre, l’armée qui prend forme, avec ses qualités et ses défauts, est en grande partie de son cru. Il en résulte un ost sans grande nouveauté et dont la seule particularité est l’importante présence de prêtres.

Il semble parfois ne pas avoir d’âme. Ce n’est que lorsqu’il est avec sa femme, ses sœurs et sa fille que je le vois afficher des émotions. Il semble beaucoup les apprécier. Peut-être que ce visage inexpressif n’est là que pour cacher le chagrin qui le tourmente sans cesse depuis la mort de son père.

Je comprends le réconfort qu’il trouve auprès de ses proches, le même m’envahit lorsqu’après une dure journée je retrouve Ina. Nos prières dans la chapelle et ses conversations sont un véritable baume au cœur. Je suis triste pour elle qui ne peut voir son époux et pourtant, bien qu’elle se languisse de le retrouver, elle n’en laisse rien paraître. Elle est toujours douce et attentionnée et accueille à sa table grands seigneurs comme nobles sans titre. Elle a, à elle seule, convaincu moult chevaliers de renforcer notre armée et sa popularité dans le royaume semble augmenter de jour en jour. En l’absence de leur roi il est normal que ses sujets se tournent vers la reine. Et celle-ci remplit son rôle à la perfection. Ce que nous soutirons en hommes or et argent elle le rend avec sa bonté et sa grâce. Elle a elle-même tenu à envoyer nombre d’humains du palais prêts à être dévorés vers les seigneuries les plus appauvries par la guerre et vers les femmes qui, comme elle, souffrent de l’absence de leur mari.

Il serait naïf de croire que cela suffira à maintenir l’unité du pays mais il serait cynique de penser que cela n’a aucun effet. Pour ma part j’ai un hiver pour regonfler nos effectifs et préparer au mieux la jonction qui devra se faire à Vanov !

Juliette

Qu’est-ce que ma maîtresse est gentille ! M’instruire et m’éduquer ainsi ! Et voilà qu’après quelques mois je parviens enfin à écrire convenablement ! Mon père m’a toujours dit : « Méfie-toi des vampires, lorsqu’ils viennent ici c’est pour te dévorer ! ».

En même temps on vit dans le cercle de la faim, le nom n’a sans doute pas été choisi pour rien ! Du coup je profitais de la vie comme je le pouvais. J’étais serveuse dans une des innombrables tavernes et j’espérais que mon aspect malingre détournerait les vampires de moi. Après tout je n’avais que la peau sur les os tandis que des établissements s’étaient spécialisés dans l’élevage d’humains afin de les rendre les plus gras et appétissants possibles aux yeux de nos maîtres. J’aurai été bien malchanceuse que l’un d’entre eux me choisisse au détour d’une rue bien que cela n’avait rien d‘impossible.

Le plus souvent je servais les seigneurs lorsqu’ils descendaient manger l’un des nôtres. Cela payait peu mais c’était suffisant avec les efforts de mes frères et sœurs ainsi que de mon père pour subvenir à nos besoins les plus primaires. De ce que je savais le restaurant « La Halte des Princes » était l’un des plus réputés.

Le vampire qui dirigeait cet endroit me disait toujours : « Heureusement que tu es laide au possible. Aucune chance qu’un vampire ne décide de te dévorer pour le dessert ». Mes amis et moi faisions toujours en sorte d’arriver suffisamment sals pour ne pas être appétissant mais pas assez malodorants pour provoquer la colère des clients. Les vampires aiment bien quand les humains ont l’air misérables et apeurés. On avait même été formé à servir au mieux tout en ayant toujours l’air pitoyables. Le simple fait d’éviter que le personnel humain ne serve de repas semblait être une problématique à part entière dans le milieu des tavernes. Nombre de vampires se plaignait que tout leur personnel avait été assassiné, parfois même sans être mangé ensuite, par un riche vampire mécontent. On a beau appartenir à notre maître les grands seigneurs font ce qu’ils veulent, enfin c’est ce que disait le vampire qui me servait de patron.

Il s’appelait Antun et n’avait jamais été méchant. C’est peut-être pour ça que je n’ai jamais vraiment eu peur de nos seigneurs contrairement à beaucoup d’autres. Je faisais juste semblant. Les rares fois où un vampire un peu aviné commençait à nous chercher bricole Antun lui mettait son poing dans la figure. Tant qu’on ne faisait pas de bêtise tout allait bien. En revanche dans le cas contraire… Une fois Damien, qui était un tantinet plus jeune que moi, avait renversé un verre de sang sur un client… Antun l’étripa en personne et servi ses viscères gratuitement au seigneur offensé alors qu’il n’avait rien demandé. Enfin c’est ce qu’Anne m’avait raconté, personnellement je n’étais pas là ce jour-là. En tout cas on n’a jamais revu le petit Damien et Anne jouait mieux la peur que jamais après cela.

Toujours est-il qu’il y a un an une dame vint encapuchonnée dans notre taverne. Elle mangea et rien ne parut la différencier des autres vampires, les filles du moins. Mais lorsque je la débarrassai elle me prit par le bras et me donna rendez-vous dans une petite ruelle le soir même. Elle émit quelques menaces en cas de refus mais ce n’était pas mon intention. Cela ressemblait à un jeu et mon père avait beau me répéter de me défier de leur engeance je n’avais pas peur. Le soir venu elle me posa de drôles de questions :

« - Tu connais un vampire grand avec les cheveux noirs et bouclés ?

- Oui ! Il vient presque tous les mardis !

- Bien et un autre assez gros avec de nombreux bijoux ?

- Oui ! Il brille et il mange beaucoup ! Il a sept bagues et toujours son collier avec la pierre verte ! »

Décrire ainsi l’ensemble de ses décorations me semblait être la réponse naturelle. Je croyais qu’il s’agissait d’une sorte d’énigme. Elle parut un tantinet surprise et commença à me poser des questions de plus en plus ardues. Certaines à la fin étaient vraiment difficiles et je commençais à craindre qu’elle ne s’énerve. Son air sévère et le rythme de ses phrases me faisait comprendre ce qui effrayait les autres humains. Jamais les vampires n’avaient attendu grand-chose de moi, jamais je n’avais senti même un quelconque sérieux dans leur regard. Antun m’avait toujours pris pour une petite servante et les autres que j’avais vu n’étaient que des clients qui, au pire, me bousculaient pour rigoler. Mais là je sentais que c’était grave, que je n’étais pas qu’un jouet ou un outil sans importance et donc que je risquai gros.

Je ne suis pas sûre d’avoir correctement répondu à tout ce qu’elle me demanda mais elle sourit puis me donna rendez-vous le lendemain au même endroit. Je n’étais pas sûr de vouloir y aller, elle était la seule vampire à m’impressionner. Je me suis sans doute dit que lui désobéir serait encore plus risqué. Aussi je me présentai en temps et en heure au rendez-vous. Là elle me posa de nouveaux des questions. Je craignais cela et j’avais bien fait attention à tout pendant la journée. Je ne crois pas m’être trompée sur la moindre chose. Après cela elle sourit et m’offrit une friandise.

Nos rencontres furent ensuite des plus régulières. Elle envoyait certains de ses amis dans ma taverne spécialement pour me tester. Je devais retranscrire une partie de leur conversation, les décrire au mieux et même me souvenir des plats qu’ils prenaient. Petit à petit elle m’apprit à lire, à écrire et à m’exprimer correctement. J’étais moins douée que pour les exercices de mémoire mais je m’entrainais.

« - Ça a été une bonne journée

- Non, « ce fut une bonne journée », me corrigeait-elle ! »

Et ainsi de suite. Les choses qu’elle me demandait dans la taverne était de plus en plus ardues. Pour m’entrainer à la lecture je devais voir ce que les gens écrivaient sans qu’ils ne le remarquent. J’étais toujours très heureuse lorsque j’en voyais un rédiger un message. Ça parlait parfois d’amour, parfois de guerre, parfois d’argent… Je préférais quand ça parlait d’amour. Les messages favoris de ma maîtresse étaient plutôt ceux à propose de politique ou d’alliances.

Ce n’est que petit à petit que je compris qu’en fait je devenais une espionne pour le compte de je ne sais qui. Loin de m’effrayer cela rendit le jeu encore plus amusant ! Lorsque j’y repense j’en rigole. Comment mon esprit avait-il pu être suffisamment lent pour que ce ne fut pas évident dès notre première rencontre ? Désormais elle m’envoie même suivre certaines personnes. Au début je n’étais pas très discrète mais il semble que ma maîtresse l’ait prévu puisque mes premières cibles furent d’autres humains. Les premières fois je fus souvent repérée et la personne me criait alors dessus. Je recevais quand même une friandise ou un jouet parce que j’avais été honnête. Pas de secret entre nous, c’était la règle. Petit à petit je parvenais à jouer avec les coins d’ombres, avec les foules ou même avec le regard pour qu’en se retournant la personne ne se doute de rien à part d’avoir croisée une petite fille.

Lorsqu’elle pensa que je fus prête elle m’envoya, bien que très rarement, filer des vampires. Je les perdais souvent de vue par peur et mes horaires au restaurant ne me permettaient pas souvent d’accomplir à bien ces missions.

En tout cas tout allait bien d’autant qu’Antun reçu un beau jour beaucoup d’argent ! Il rénova entièrement le restaurant, améliora ses recettes et, à partir de là, tout le gratin des vampires se pressa pour venir manger chez nous ! Ma maîtresse doit être très riche pour avoir ainsi envoyé tous ceux dont elle veut connaître les secrets chez nous. Ses ennemis aussi d’ailleurs pour tous se retrouver ici. De plus Antun me surveille désormais bien moins qu’auparavant. Elle ne m’a rien dit à ce sujet mais, comme pour l’or, je suis sûre qu’elle y est également pour quelque chose. Désormais j’essaye d’accompagner mes observations de déductions. La première fois je l’ai fait de mon propre chef mais je me souviens comme elle avait souri en m’écoutant :

« La dame à qui le vampire écrit ne doit pas beaucoup l’aimer, les lettres qu’il reçoit son toujours deux ou trois fois plus courtes que celles qu’il rédige. »

Cela l’avait amusé et elle m’avait demandé de lui expliquer ce genre de choses pour toutes les missives. Les lettres de politiques furent analysées par devoir, celles d’amour par passion !

Cela fait longtemps que je ne l’ai pas revu aussi je suis heureuse… ça veut dire qu’elle ne va pas tarder à revenir ! Tous les lundis à six heures je l’attends ! Ce sera peut-être demain qui sait ! Ou mieux, dans une semaine pour mes quatorze ans !

Ça ne gênera personne. C’est devenu une habitude dans la famille. Les lundis au petit matin, après le service, je sors un peu. Ils croient que je vois un garçon. Mon père m’encourage : « Profite bien… Qui sait combien de temps cela pourrait durer ? ». Je m’amuse à rentrer dans son jeu mais espionner des vampires, voilà qui est infiniment plus intéressant !

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