- 17 mars 2020 (Les limbes)
À compter du 17 mars 2020 à 12h, pour 15 jours minimum, les déplacements sont autorisés à condition d'être muni d’une attestation, pour les cas suivants :
· Déplacements entre le domicile et le travail lorsque le télétravail est impossible
· Déplacements pour faire des courses
· Déplacements pour motif de santé
· Déplacements pour motif familial impérieux, pour l'assistance aux personnes vulnérables ou la garde d'enfants
· Déplacements brefs, à proximité du domicile, pour faire du sport individuellement (marche, course) et pour les besoins des animaux de compagnie.
Elle : « Tu fais quoi, là ? Allez, ouste, tu me fais de l’ombre !
Moi : — Bon sang, tu m’as fait peur !… Tu me parles encore ? Tu sais qu’on n’est plus en Belgique ?
Elle : — Ben ouais, j’ai décidé de causer. Vu qu’il n’y a plus âme qui vive ici, je peux m’exprimer tranquille. Et on dirait bien que je vais être la seule à te faire la conversation.
Moi : — Tout le monde n’est pas parti… Si ?
Elle : — T’es jamais que la deuxième personne que je vois depuis ce matin.
Moi : — Ah ? Ah oui… En effet, ça a l’air calme… On dirait qu’il y en a qui sont partis…
Elle : — T’as pas vu les départs précipités…
Moi : — Et donc ? Tu discutes parce que nous sommes seules ?
Elle : — Exactement. Je choisis mon public, moi.
Moi : — Merci, c’est trop d’honneur. Bon ben bonjour…
Elle : — Ouais, salut !
Moi : — Inutile de te demander comment tu vas, apparemment…
Elle : — Eh bien tu vois, je bronze – autant profiter du beau temps. Et toi, tu oses sortir ? Je pensais plus te voir avant longtemps !
Moi : — On peut quand même faire quelques pas à l’extérieur, et puis il n’y a pas à garder ses distances avec qui que ce soit quand tout est aussi désertique.
Elle : — C’est ça, on se croirait dans un de tes endroits favoris, parmi les stèles. Le monde est devenu aussi calme qu’un cimetière militaire.
Moi : — Je vois que le soleil ne fait pas disparaître le mauvais esprit…
Elle : — Tu parles ! Non seulement je pète la forme, mais en plus, ça va être carrément les vacances pour moi ! Plus de route à se taper matin et soir !
Moi : — Tu pourrais être au bord de la mer, cela dit, plutôt qu’ici…
Elle : — Je me contenterai bien de la vue. Mais la mer, c’est une idée. Et toi, tu râles pas trop à cause du temps ? T’aimerais pas faire tes petites photos en rase campagne, parmi les tombes de soldats ?
Moi : — Non, en fait ce n’est pas du si beau temps.
Elle : — Heu ?
Moi : — Non, moi je préfère quand il y a des nuages. En temps normal, je ne serais pas sortie pour faire de la photo.
Elle : — Je te crois, ouais ! Tu dis ça parce que c’est interdit de bouger, mais ça cache mal ton dépit.
Moi : — La preuve est dans les photos que je prends. Gainsbourg, un chanteur que t’as pas connu, disait à peu près : “Le ciel bleu, pas un nuage… au polaroïd, ça donne rien.” Moi, je préfère les ciels tourmentés, les orages…
Elle : — Tu comprends pourquoi je suis pas vraiment impatiente pour la prochaine sortie ?
Moi (soupirant) : — Dans “intelligence artificielle”, je crois que l’artificiel l’emporte sur tout le reste…
Elle : — Allez, va retrouver ton confinement ! Tu vas vraiment finir par gêner mon bronzage intégral. Tu t’ennuies pas au moins ?
Moi : — Moi ? Au contraire, je m’invente de nouvelles activités tous les jours. En ce moment, j’essaie de recycler tous les polys que j’ai imprimés et qui ne serviront à rien. Le confinement a flingué mon cours magistral sur les prépositions anglaises.
Elle : — Bah, si tu es à cours de papier toilette, comme il est difficile d’en trouver ces temps-ci, tu pourras toujours utiliser tes photocopies.
Moi : — Merci pour l’idée. Sauf que c’est un coup à boucher sa cuvette… Et en plus, c’est même pas du triple épaisseur. (Un silence) Sinon, j’ai tout un stock d’emails à lire. Depuis hier, je suis bombardée d’injonctions en tous sens. L’école de langues, la fac… Tu verrais ça…
Elle : — …
Moi : — Bon, t’as raison, je vais y aller. Mais je reviens tout à l’heure. Ne bouge pas, hein !
Elle : — Tu vas revenir ? T’as le droit ?
Moi : — Eh bien oui, quand je descendrai les poubelles.
Elle : — Aaaah je vois. Dis donc, c’est la fête !
Moi : — Ça va, c’est pas la peine d’en rajouter. Pour info : demain, je vais faire cours, et à la demande de mes étudiants s’il te plaît. Imagine un peu : ils ont monté un forum de chat en ligne pour communiquer avec nous les profs.
Elle : — Dis donc, ils doivent s’emmerder profond pour réclamer un cours d’anglais avec toi !
Moi : — Sympa, la remarque ! Quand je pense que c’est mon seul échange de paroles de la journée !
Elle : — Tu dis ça, mais… Avoue que tu apprécies que je sois là.
Moi (soupire) : — Je sens qu’il va être long, le confinement... Si tu t’es mise à parler, c’est peut-être parce que tu es le symbole de ma liberté perdue. Va savoir. (Un silence) Mmm… L’explication est belle, mais un rien trop simpliste.
Elle : — Au fond, tu me causes sans doute pour combler le vide.
Moi : — Donc, en gros, je dialoguerais avec mon manque… Honnêtement, je ne sais pas laquelle de nous deux chauffe le plus.
Elle : — Et c’est une raison pour traîner ? Si je comprends bien, tu as du boulot. Allez, va chercher du sens dans tes polys, ça va t’occuper. Je klaxonnerai si jamais je vois quelqu’un. »

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