- 20 mars 2020 (Lamentations)

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En station, il n’y a rien” : les routiers se plaignent d’une détérioration de leurs conditions de travail à cause du confinement.


Moi : « Vroum-vroum, vrrrrroum, rrrrooooooo…

Elle : — Non, là, on dirait la mobylette du voisin. Applique-toi.

Moi : — Rrrroum ! Chtchtchtcht… Shrshrshrshr…

Elle : — Eh ben ma pauvre ! C’est ça, un moteur à injection ?

Moi : — Hé, je te signale que je fais ça plus pour toi que pour moi.

Elle : — Oh, moi, tu sais, hein… Je te proposais juste de quoi t’occuper cinq minutes.

Moi : — Ça va, on sait : depuis lundi, tu te la joues “froid, moi jamais”. On a compris que les problèmes actuels ne te touchent pas !

Elle : — Tu te disperses. Concentre-toi un peu. Mains sur le volant. Fais comme si.

Moi : — Mmm. L’immobilité, c’est pas forcément synonyme de calme avec toi. Allez, c’est reparti. Vroum, vrrrrroum… RHEU ! Teuheu, teuheu, teuheu…

Elle : — C’est quoi, ça ? On dirait un diesel enrhumé. C’est pas comme ça que tu vas nous faire oublier le parking !

Moi : — Pardon, c’est ma bronchite chronique. J’ai le gosier en feu, moi, avec tous ces bruits que tu m’obliges à faire ! On est vraiment obligées de continuer ?

Elle : — À toi de voir, hein. Ça te manque pas un peu ?

Moi : — Quoi donc ? La rocade est prise dans les bouchons, le boulevard du Breucq congestionné ? Ou la riante zone industrielle de Seclin ?

Elle : — Boooh, tu fais la fine bouche, mais Seclin, c’est pas si mal…

Moi : — La zone industrielle de Seclin, par gros temps et coincée entre deux poids lourds ?

Elle : — Évidemment, si tu le prends comme ça…

Moi : — Non, je le prends pas comme ça, c’est la réalité ! D’ailleurs, il suffit que j’aie un cours en entreprise à faire là-bas pour qu’il pleuve.

Elle : — Pas faux. On se prend toujours les mêmes flaques en traversant Vendeville (sa sortie d’autoroute, son rond-point, ses trois feux tricolores). J’admets que j’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu la Z.I. de Seclin sous le soleil.

Moi : — Je crois pas que ça changerait quelque chose au paysage. Et pour mémoire, t’as connu l’endroit par une chaleur écrasante, lors de l’été 2018, lorsque nous nous baladions gaiement à l’ombre d’une usine Seveso 2.

Elle : — Ah, l’échangeur entre l’A27 et l’A1, l’endroit le plus romantique de la région, quand les panneaux indiquent Reims-Paris ! Pour tout te dire, à ce moment-là, j’y crois toujours un peu, à la capitale, et puis finalement… On n’a jamais dépassé Seclin.

Moi : — Je sais, c’est décevant, mais avant Paris et les Folies-Bergères, il y a le bassin minier. Et l’Artois.

Elle : — Et alors ? L’Artois ? On peut passer très rapidement, en apnée…

Moi : — T’es vraiment une traumatisée, toi…

Elle : — Tu te souviens des douze feux tricolores qui jalonnent le centre de Roubaix ?

Moi : — Douze ?

Elle : — Oui, douze, je les compte à chaque fois qu’on y passe. Quel génie…

Moi : — Mmm. On n’a clairement pas la même définition du mot. Douze feux sur moins d’un kilomètre et demi, pour moi, c’est le truc qui rend dingue.

Elle : — Ah moi j’adore tous ces instants suspendus, quand on respire du bon CO2 et que tu râles au volant… Hé, l’odeur des pots d’échappement au petit matin ! Le méga-bouchon du vendredi soir pour aller vers la côte d’Opale !

Moi : — Sauf que nous, on s’arrête à Hazebrouck…

Elle : — Et ce panneau de ouf à l’entrée de Wambrechies !

Moi : — Lequel ?

Elle : — Attention à nos enfants ! J’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi il fallait faire gaffe à leurs enfants juste à cet endroit en particulier. Et puis les mouflets, ils sont dangereux à ce point-là, dans ce patelin ? Ils braquent les voitures ?

Moi : — Non, je crois que tu as un problème d’interprétation…

Elle : — Et les travaux interminables à l’Épi de Soïl ! Deux ans de tranchées et de voies rétrécies !

Moi : — Ah oui, parlons-en ! Avec toute la poussière, on a l’impression d’être dans une version pauvre de l’Atlas marocain !

Elle : — Mais l’absurdité routière, c’est ça qui est bon ! Et la sortie vers le Carrefour de Croix-Wasquehal à l’heure de pointe !

Moi : — Came-toi un peu, je crois que j’ai capté. Pas la peine d’en rajouter. On va finir par friser l’embouteillage avec tes souvenirs. Un conseil : reste zen, parce que c’est parti pour durer, le point mort.

Elle : — Pardon ?

Moi : — Je veux dire qu’on n’a aucune idée de la durée du confinement. Au moins quinze jours, à ce qu’il paraît.

Elle : — Tu rigoles ?

Moi : — Pas du tout. Je vais allumer l’autoradio si tu ne me crois pas.

Elle : — On va plus rouler du tout du tout du tout ?

Moi : — C’est pas au programme. Mais je croyais que tu te sentais en congé, que tout allait bien ?

Elle : — Ah mais des vacances dont on ne connaît pas la fin, c’est plus des vacances, c’est du chômage technique ! Ça change tout ! C’est juste pas possible !

Moi : — Eh ben voilà ! Tu t’es un peu trop chauffé le joint de culasse, à mon avis !

Elle : — En fait, en fait… La vérité, c’est que j’en peux plus ! Je veux à nouveau entendre le son des klaxons de mauvaise foi, sentir une voiture diesel me coller au pare-chocs, entendre un type gueuler par sa portière “Avance, connasse !” Tu comprends, c’est ÇA, la vraie vie ! Wououououh…

Moi : — Mais bien sûr ! Je me doutais que le côté “Tout va très bien, Madame la Marquise” cachait quelque chose ! Allez, arrête de pleurer comme un veau…

Elle : — Non, c’est la pluie… Et puis c’est quoi, un veau ?

Moi : — Bizarre que tu connaisses les vaches mais pas les veaux.

Elle : — Snirrrf… Je m’y connais forcément plus en mécanique qu’en espèces animales. Fais marcher ta tête, parfois !

Moi : — Après quatre-cinq jours de confinement, t’es déjà en pleine neurasthénie… Ça promet.

Elle : — Et toi, tu t’es vue ? Tu causes à ta voiture ! Tu crois que t’es plus saine d’esprit que moi ?

Moi : — Au contraire. En ce qui me concerne, continuer à parler, même à une voiture, est un signe que tout va bien.

Elle : — Mouais, comme ça t’arrange. Tu peux m’expliquer comment tu fais pour pas péter un câble toute seule comme ça ?

Moi : — C’est simple : j’ai pas d’enfants. Je n’ai pas à défendre mon espace de travail comme un carré VIP ni à inventer des jeux ou de nouvelles recettes de cuisine tous les jours. Zéro tracas.

Elle : — C’est vrai qu’en n’ayant ni conjoint ni mouflets, tu t’es simplifié la vie. Oh, mais j’entends que t’as une meilleure voix… Ta gorge, ça va mieux ? On peut reprendre là où on en était ?

Moi : — Un petit “s’il te plaît” ne nuirait pas…

Elle : — Allez, s’te plaît !

Moi : — Bon, vroum ! VROUM !

Elle : — Tu peux me dire où on est ?

Moi : — On essaie de sortir à Château Rouge sans se faire emboutir par la droite. Il fait un temps de chien.

Elle : — Super, enfin un peu d’excitation !

Moi : — Avoue que je suis douée pour créer des ambiances. Je pourrai toujours changer de carrière et me reconvertir dans les jeux vidéo, quand tout ça sera fini… »

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