- 23 mars 2020 (Les tables de la loi)

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Éric Dupond-Moretti : “Imaginez que par votre insouciance vous contaminiez des gens ? On ne peut pas vivre avec ça !”


Elle : « Porte-monnaie ?

Moi : — Checked.

Elle : — Carte de crédit ?

Moi : — Checked.

Elle : — Attestation sur l’honneur ?

Moi : — Checked.

Elle : — Papiers d’identité ?

Moi : — Carte d’identité checked.

Elle : — Téléphone portable pour appeler les secours ?

Moi (soupirant) : — Checked, mais tu pousses un peu le bouchon.

Elle : — Essuie-tout ?

Moi : — Checked.

Elle : — Alcool modifié à 70% ?

Moi : — Checked.

Elle : — Gants jetables ?

Moi : — Checked.

Elle : — Sac-poubelle pour recueillir les gants après usage ?

Moi : — Checked.

Elle : — Kleenex à portée de main ?

Moi : — Checked aussi.

Elle : — Jeton de caddie ?

Moi : — Checked encore.

Elle : — Uniforme en règle ?

Moi : — Hein ???

Elle : — Attends, j’explique : col de la veste baissé, cache-col ne débordant pas pour éviter d’y mettre les mains.

Moi : — Pfff ! Checked.

Elle : — Ravitaillement ?

Moi : — Quoi ???

Elle : — Ravitaillement !

Moi : — …Pas sûre de comprendre…

Elle : — T’as quelque chose à manger ?

Moi : — C’est quoi, ce délire ?

Elle : — Imagine que tu aies à faire la queue, à l’entrée ou à l’intérieur. Il est onze heures et tu t’es levée tôt. Je te connais, camarade : c’est l’heure du petit creux.

Moi : — Tu crois que c’est indispensable ?

Elle : — On ne discute pas les ordres ! Imagine que tu sois coincée pendant plus d’une demi-heure – à la caisse par exemple. Comment tu vas faire ? Tu comptes tomber faible ?

Moi : — Je vais peut-être piquer quelque chose dans mon caddie…

Elle : — Han, malheureuse ! Des denrées non décontaminées !

Moi : — Bon, si ça te fait plaisir… Voyons voir ce qu’il y a au fond de mon sac : un petit beurre en miettes dans son emballage (ça, ça se mange), des boules Quiès (ça, ça se mange pas), deux mignonnettes de chocolat emballées (ça, c’est du domaine de l’indispensable), un miroir de sac (ça, ça se mange vraiment pas), des pastilles piquées chez mon coiffeur (je préfère garder ça en souvenir, des fois que je ne le revoie plus du tout), une boîte entamée de Doliprane (ça se mange si on veut), un mini Carambar goût fraise (pareil, si on veut), des pansements hydrocolloïdes pour les ampoules (ça se mange pas du tout, mais ça pourrait bien caler l’estomac en cas d’absolue nécessité).

Elle : — C’est bien. Je pense que t’as le minimum survie. Boisson ?

Moi : — Mais qu’est-ce que tu me…?

Elle (soudain tranchante) : — T’as de quoi boire ?

Moi : — Bah non, je n’en ai pas pour si longtemps, en principe.

Elle : — Pas de gourde ???

Moi : — Beuh non. Tu sais, c’est pas exactement une expédition dans le Kalahari.

Elle : — Erreur grave que tu risques de payer cher, camarade. Imagine que l’eau manque elle aussi. Tant pis pour toi. (Marquant une pause) Bon… point suivant. GPS allumé ?

Moi : — Tu plaisantes, j’espère ?

Elle : — J’ai dit : le GPS ?!?

Moi : — Non mais le quartier n’a pas changé depuis la semaine dernière ! Et puis je ne voudrais pas me vanter, mais il y a assez peu de risques que je me perde entre le parking et le supermarché.

Elle : — On ne sait jamais, camarade. Il est possible qu’on te fasse sortir par une porte de derrière pour que tu ne passes pas deux fois au même endroit.

Moi : — Je connais quand même un petit peu le coin. D’habitude, je viens ici deux fois par semaine, et ça fait vingt ans que je fais mes courses ici.

Elle : — Trop d’assurance en tes capacités risque de te perdre, camarade. L’humilité est parfois une vertu.

Moi : — Oui… Ben fiche-moi un peu la paix, ça devient lourd, là. Tu vas finir par me stresser.

Elle : — Soldat, l’heure est venue. (Le ton se fait vibrant) La patrie te regarde. Le frigo est vide. L’ennemi invisible rôde. À toi de remplir nos réserves, de défendre notre foyer, de vaincre ou de périr. Que ta bravoure illumine les allées du supermarché. Et dans le feu du combat, n’oublie pas la foi que je place en toi. Malgré la résistance héroïque des personnels soignants, le virus ennemi continue à se ruer en avant, jetant sur le front chaque jour des forces nouvelles. (Marquant une pause) Je voudrais profiter de l’occasion pour adresser une pensée amicale à nos camarades de la cote 80, ceux qui sont en première ligne et font preuve d’une vaillance qui force l’admiration de tous. Le président Macron l’a dit, nous sommes en guerre ! Nous saurons nous battre comme des lions jusqu’au bout ! Sache que je suis fière de toi et de ton abnégation absolue : tu es telle la maman lapin s’arrachant les poils du ventre pour tenir chaud à ses petits. Souviens-toi de Verdun et de la bataille des promotions de la période des soldes ! Chaque combat a ses héros. Va, soldat ! L’histoire montre qu’il n’existe pas d’armées invincibles. Ramène-nous la victoire et une bouteille de polish s’il te plaît.

Moi : — Je crois que je t’ai trop emmenée voir les cimetières militaires, toi…

Elle : — Laisse-moi conclure dignement, au moins. Hem… On n’a rien à t’offrir que du gel hydroalcoolique, du labeur, des larmes et une carte de fidélité. Mais avec cela, tu vaincras.

Moi : — Rassure-moi, tu vas pas me faire des discours à chaque fois que j’irai faire les courses, hein ?

Elle : — Soldat, tu ferais mieux de te dépêcher au lieu de bavasser : t’as un cours en visio à midi ! »

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