- 26 mars 2020 (Aimons-nous les uns les autres)
Les médias rivalisent de conseils pour s’occuper et se cultiver à domicile. Par ailleurs, on estime à 17 % les Franciliens qui ont quitté leur région.
Elle : « Weißt du, ich bin allein…
Moi : — Tiens, écoute, j’ai trouvé un article intéressant en ligne sur les véhicules survivalistes.
Elle : — Nachts bin ich allein mit meinen Träumen. Nachts bin ich allein mit meinem Leid.
Moi : — Arrête de débiter tes trucs, et prête-moi une oreille, heu… Enfin fais attention un peu à ce que je te dis. (Lisant mon smartphone) “D’abord, il faut que la voiture survivaliste soit en état de marche et bien entretenue.”
Elle : — Franchement, c’est presque insultant.
Moi : — Allons, mon porte-monnaie se souvient que t’es en parfait état de marche et que t’es entretenue – je paie assez cher pour ça.
Elle : — Mais ce que je disais, tu n’en as rien à battre ?
Moi : — Bien sûr que si. J’ai compris que tu t’appelles Alain – ce qui est faux, d’ailleurs.
Elle (soupire) : — Laß mich nicht einsam sein.
Moi : — Si tu ne me parles pas dans une langue intelligible, la situation ne va guère avancer.
Elle : — C’est pas à toi que je cause, mais à Ursula.
Moi : — Ursu… ? Ah, c’est…
Elle : — Oui, c’est ma voisine.
Moi : — Et alors, comment elle est ? Vous avez pu lier conversation ? Elle a l’air sympa ?
Elle : — Bah, moyen. Elle a ce petit air supérieur des voitures qui savent qu’elles ont un intérieur cuir.
Moi : — Tu m’étonnes. On dirait parfois qu’elle nous nargue, avec sa carrosserie écarlate, ses phares rétractables et ses coussins germains.
Elle : — Hilarant, ton jeu de mots. Je vois que tu gardes le moral.
Moi : — Bah, je viens de décider de tout plaquer pour passer mon week-end à corriger des devoirs. Une envie subite. Ça entretient le feu sacré.
Elle : — En fait, t’as pas un choix immense. Pauvres de vous, les humains ! Mais sérieusement, ça va ? Tu n’as rien choppé ? Tout fonctionne ? Tes cycles sont réguliers, t’as pas de fuite dans ton système d’échappement ?
Moi : — Ça va. Merci de t’inquiéter de ma petite santé de cette manière-là…
Elle : — Mais de rien. Faut bien que tu tiennes le coup si je veux sentir de nouveau l’asphalte sous mes pneus. D’ailleurs, vu le calme ambiant, on dirait que certains voisins ont calé pour de bon.
Elle : — Oui, il n’y en a pas beaucoup qu’on a revu depuis dix jours.
Moi : — Observatrice, avec ça.
Elle : — Ben ouais. C’est pas difficile à comprendre : soit ils sont partis… (Une pause) …soit ils sont morts.
Moi : — …
Elle : — Partis un peu ou partis beaucoup, en somme.
Moi : — Si je vois bien le nombre de volets roulants baissés, j’opterais plutôt pour la première option.
Elle : — Ah ?
Moi : — Enfin, p’tite tête, je ne vais pas spéculer sur la mort des gens ! Je laisse ça aux voitures cyniques… ou mal élevées, si tu vois ce que je veux dire.
Elle : — Tu vises les Toyota ?
Moi : — Laisse tomber. Les sous-entendus et toi, c’est pas gagné. N’empêche, c’est pas très glorieux, toutes ces personnes qui ont plié bagage malgré les consignes.
Elle : — Je veux ! Des fuyards ! Ça laisse un sacré trou dans le parking, en tout cas.
Moi : — C’est sûr. Mais ils ne perdent rien pour attendre. On les retrouvera au rasoir national, comme en 45. En attendant ce jour-là, pour patienter un peu, j’ai un bon bouquin qui m’attend. Minette, il est temps de regagner mes pénates.
Elle : — C’est l’heure ?
Moi : — Je me suis suffisamment aérée, oui.
Elle : — La nouvelle du jour, c’est que tu te remets à la lecture. Tu fais comme tous les Français, quoi.
Moi : — Il n’y a pas que les brins d’herbe dans la vie… Et on est quelques-uns à essayer de profiter de cette période, heu… spéciale pour s’enrichir un peu.
Elle : — C’est pas croyable comme vous nagez tous en pleine littérature ces jours-ci ! J’espère que ça vous rendra moins bêtes, parce que là, y a du boulot. Et alors, tu lis quoi en ce moment ?
Moi : — Eh bien justement, je fais comme tout le monde en me la pétant grave : j’ai relu tout Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Les misérables et Crime et châtiment.
Elle : — Il a écrit tout ça, ton type ?
Moi : — Presque.
Elle : — Sérieux, t’as lu tout ça ?
Moi : — Bien sûr que non. En vrai, je suis plongée dans 20 recettes au boudin noir. Une pépite méconnue.
Elle : — Ah, on voit que c’est le printemps : les oiseaux chantent, le soleil brille, on tranche le boudin… »

Annotations
Versions