- 30 mars 2020 (Armaggedon)

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Un quart des 10 000 marchés alimentaires de France vont rouvrir cette semaine sous conditions sanitaires strictes, surtout dans des bourgs de taille moyenne.

Elle : « Porte-monnaie ? Carte de crédit ? Attestation sur l’honneur ?

Moi : — Ah non, tu vas pas me refaire le même coup toutes les semaines ! Ça suffit, je vais finir par être tendue.

Elle : — T’as pas peur, dis ?

Moi : — Non.

Elle : — Vraiment ?

Moi : — N-non.

Elle : — Vraiment-vraiment ?

Moi : — Un petit peu quand même.

Elle : — Soldat ! Il n’y a pas de foies jaunes dans notre compagnie. Rectifie-moi cette attitude tout de suite : le menton levé, la mâchoire martiale. Et tes gants ? Tu as tes gants ?

Moi : — Non, je n’ai pas mes gants. La semaine dernière, le latex m’a donné des allergies, c’était l’horreur. J’avais les mains toutes rouges et en plus j’ai eu des crevasses.

Elle : — Autrement dit, tu vas crever du coronatruc parce que t’auras eu peur d’un eczéma.

Moi : — Pour ton info, je n’ai pas l’intention d’y passer cette année. Ensuite, j’aimerais bien que tu changes de vocabulaire. Tu m’entends ?… T’es une vraie brutale, quand tu t’y mets. Et tertio, ça faiche, un eczéma. J’ai pris mes gants en cuir, si tu veux tout savoir.

Elle : — C’est ta responsabilité, hein !

Moi : — Eh ben un jour, on va inverser les rôles, et on verra qui rigole au rayon surgelés !

Elle : — On m’a fait récemment remarquer que sans mains ni pieds, je peux pas faire grand-chose (ce que je conteste, d’ailleurs). Alors pour les courses, tu peux toujours rêver. C’est déjà pas mal que je les transporte. (Un bref silence) Bon alors, on peut y aller ?

Moi (dans un soupir) : — Oui, chef.

Elle (s’éclaircissant la voix) : — Ahem. Avant de te dévouer corps et âme à la noble cause acheteuse, voici mes paroles d’accompagnement. (Un peu plus fort) La France a perdu une bataille, mais elle n’a…

Moi : — Ah non, s’il te plaît, pas un discours ! Celui de la semaine dernière m’a amplement suffi.

Elle (vexée) : — Je vois pas pourquoi je ne pourrais pas faire de speech. Un, il faut bien motiver les troupes, et deux, ça fait une semaine que je concocte ce discours de deuxièmes courses de confinement. Tu vas donc me faire le plaisir de m’écouter quelques instants.

Moi : — Dans ce cas-là, fais rapide. J’ai toujours mon cours par visio à midi, je peux pas prendre racine ici.

Elle : — OK, c’est parti. (D’une voix forte) Salut à la guerre ! C’est par elle que l’Homme, à peine sorti de la boue qui lui servit de matrice, se pose dans sa majesté et sa vaillance. Soutenir une grande cause dans un combat héroïque, au risque du danger imminent, qu’y a-t-il là de si terrible ?

Moi : — En effet, on se le demande…

Elle : — Silence dans les rangs ! (Reprenant) Les vaches, les pigeons, les lapins, aucun d’eux ne combat. Seuls les humains, prêts à crier sus à l’ennemi s’ils se sachent, s’ils se sachassent, saverassent… Heu ?

Moi : — Débrouille-toi. T’as voulu faire un laïus, je te laisse te démerder.

Elle : — Heu, s’ils se savassent attaqués – et tant pis si l’ennemi est microscopique, c’est une question de posture : on n’aura qu’à faire semblant face à l’invisible à l’œil nu. Ne crois pas pour autant que je sois sanguinaire, mais s’il faut que le sang coule, le tien a plus de prix que le mien.

Moi : — On voit que t’es pas au courant du tarif des carburants.

Elle : — J’ai dit silence ! Hem… Alors va petite mousse, monte au front le regard franc et droit, et si tu trouves des fraises, n’oublie pas la chantilly – c’est pour ton bien que je dis ça.

Moi : — Mon Dieu.

Elle : — On les sent, les coupes ? Parce que j’ai sacrifié la moitié de mes envolées lyriques, hein ! Et en plus, t’es pas spécialement bon public.

Moi : — Trop aimable d’avoir raccourci un tel chef d’œuvre. Je me demande encore pourquoi la situation t’échauffe autant l’esprit. C’est Macron qui t’a mise dans cet état-là ? T’es en manque de cimetières militaires ?

Elle : — …

Moi : — Ce ne sont que des courses alimentaires, tu sais.

Elle : — Ben, c’est-à-dire que… je souhaite te voir revenir saine et sauve. Qu’il ne t’arrive rien dans le supermarché. Je sens bien que t’as besoin d’un peu d’encouragement en ce moment.

Moi (l’œil humide) : — Alors c’est ça ? Oooh, ça voudrait dire que tu tiens un tout petit peu à moi ?

Elle : — Non, pas spécialement. J’ai juste pas trop envie de croupir plusieurs semaines sur ce parking en cas de malheur, frôlée par des clients gras du bide en jogging, peut-être contaminés. D’abord, j’aime pas les joggings, et puis je sais pas combien de jours faudrait avant qu’on remarque ma carcasse inexorablement abandonnée entre deux caddies.

Moi (m’enfouissant le visage dans les mains) : — Dites-moi que c’est pas vrai, que je suis en train de rêver…

Elle : — Personne ne pense à ce que MOI, je traverse dans cette crise ! À aucun moment ! Mon ressenti, tout le monde s’en tamponne ! »

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