1er avril 2020 (Épître aux Éphésiens)
Questions à l’ordre du jour : faut-il généraliser le port du masque ? Faut-il déclarer l’état d’urgence sanitaire en France ? Comment mettra-t-on en œuvre le déconfinement ?
Elle : « Bonjour. T’as vu, le facteur est passé ce matin.
Moi : — Oui, c’est l’événement du jour. J’ai enfin eu le Télérama du 18 mars.
Elle : — C’est bien.
Moi : — C’est le pied, tu veux dire. Je dispose maintenant sur papier des programmes télé de la semaine dernière.
Elle : — Veille à ne pas trop baisser ton niveau d’exigence, quand même.
Moi : — Avec un peu de chance, je vais avoir demain le Télérama de la semaine dernière, comportant les programmes télé de cette semaine, c’est-à-dire encore valable deux jours.
Elle : — Merveilleux.
Moi : — Hein ça ! Elle est pas belle la vie ? Et je signale à ton attention que le facteur est encore en vie.
Elle : — Ouais, pour le moment.
Moi : — Mais vous êtes vraiment sans affect, vous les voitures !
L’autre : — Les sentiments ne sont pas dans notre nature.
Moi : — J’aurai toujours du mal à vous comprendre de ce point de vue-là.
L’autre : — Si on va par là, les humains ne sont pas non plus très faciles à comprendre.
Elle : — Ah non alors ! Plus difficiles à comprendre que le mode d’injection par cycle de 720° semi-séquentiel via une paire d’injecteurs avec couplage des dits injecteurs 1/4-180°-2/3 ou 1/3-360°-4/2. Et quand je dis ça, ça veut tout dire !
Moi : — J’admets bien un ou deux traits de caractère un peu complexes, de ci, de là…
Elle : — Un ou deux seulement ?… On voit bien que vous êtes pas tous sortis de la même usine !
L’autre : — Ils ne sortent pas d’une usine, tu sais.
Elle : — Ah non ??? Mais alors, comment ils sont assemblés ?
L’autre : — On ne les assemble pas. Au départ, les femmes gonflent comme des pneus en surpression… Et paf, au bout d’un moment, elles éclatent, libérant de petits modèles bruyants qui ne cessent de baver sur les coussins. Elles redeviennent alors plates comme de vieilles chambres à air.
Elle : — Ah oui, beurk, la bave. C’est là qu’on est contente d’être traitée Scotchgard.
L’autre : — Parle pour toi, le traitement anti-bave humaine n’existait pas à mon époque ! Je suis obligée de supporter vaillamment toutes les agressions humides.
Elle : — La technologie a quand même bien évolué !
L’autre : — Et puis finalement, après leur période baveuse et incompréhensible du point de vue linguistique, les humains se mettent à papoter comme tout le monde et poussent comme les plantes.
Moi : — À ceci près qu’on devient juste un peu plus autonomes que les ficus.
L’autre : — Voilà, en gros, les choses se passent comme de cette façon. Il y a juste le début que j’ai du mal à comprendre. Il faut être deux pour construire un petit modèle, mais je n’ai pas tous les détails.
Elle : — Bah pourquoi il y a des hommes et des femmes et pas une seule sorte d’humains ?
Moi : — C’est vrai qu’on pourrait être comme les escargots qui sont à la fois papa et maman.
Elle : — Rheu, chuis pas sûre de comprendre.
L’autre : — Si elle nous parle des escargots, c’est qu’il y a encore un problème de bave là-dessous.
Moi : — Disons que ça restera notre secret d’humains. Ne comptez pas sur moi pour vous révéler quoi que ce soit. En plus, parler encore d’hommes et de femmes à l’heure actuelle, c’est une vision terriblement binaire de la société.
Elle : — Han ! Binaire… (Un silence) Tu veux dire quoi, là ?
L’autre : — C’est typique du jargon inintelligible que les humains ont adopté depuis vingt ou trente ans. Quand je suis sortie d’usine, l’humanité tenait encore debout, mais à l’heure actuelle, la confusion l’a emporté sur tout le reste. J’ai écouté des émissions sur France Info. Résultat : surchauffe, survoltage, tentative de combustion spontanée.
Elle : — Mais de quoi tu parles, enfin !?
L’autre : — Figure-toi que les créatures qui nous conduisent ont sombré dans un chaos linguistique et identitaire d’une complexité indécente. Il paraît désormais qu’il existerait… d’autres genres.
Elle : — Comme en allemand ? Il existe un genre masculin, un genre féminin et un genre neutre : der Mann, die Frau, das Fraulein….
Moi : — Oui, c’est un peu comme ça, sauf que c’est devenu beaucoup plus compliqué. Au départ, il y avait les hommes d’un côté et les femmes de l’autre.
Elle : — Jusque-là, ça va.
Moi (consultant mon smartphone) : — Mais cette binarité des genres exclut de nombreuses personnes, celles qui ne se reconnaissent dans aucun de ces deux genres. Il existe ainsi des personnes non-binaires qui ne sont ni masculines, ni féminines, ni neutres.
Elle : — C’est quoi alors ?… Des adverbes ?
Moi : — Si tu me coupes tout le temps, on va perdre le fil. Pour les personnes qui ne se voient ni comme hommes, ni comme femmes, on va les désigner comme étant gender fluid, agenres, neutrois, xénogenres …
Elle : — Attends, c’est quoi le dernier truc ?
Moi (lisant sur mon smartphone) : — Les personnes de genre non-binaire qui s’expriment par une métaphore. Ou si tu préfères, ceux qui se définissent comme animaux, plantes, ou objets.
Elle : — Genre moi ?
Moi : — Oui.
Elle : — Ben nous, au moins, on n’a pas besoin de métaphore. On EST des bagnoles.
L’autre : — Soit la parfaite illustration de ce que j’affirmais. Nous, on se divise simplement en modèles qui carburent à l’essence sans plomb ou au gazole… Bon d’accord, on trouve maintenant des modèles électriques, mais c’est tout ! On suit une ligne claire, nous !
Elle : — Tu oublies les hybrides ! C’est pas super clair les hybrides !
Moi (poursuivant) : — À côté, vous avez aussi les mavériques, les personnes dont le genre non-binaire n’est ni xénogenre ni neutre – j’espère que vous me suivez bien là-dessus.
Elle : — À donf’. Nous, on est non-binaires…
Moi : — Oui, jusque-là, ça va.
Elle : — …et mavériques.
Moi : — Heu non, je dirais plutôt agenres – ou non genrées, si tu préfères.
L’autre : — Mannomann, toi et tes questions crétines, tu vois où cela nous mène…
Elle : — Mais alors, si on parle de nous-mêmes de façon non genrée, on dit quoi ? Nous-iels ? Noyelles ? Nouilles ?
L’autre : — Et comment on accorde, après ?
Moi : — Passionnant, votre débat…
Elle : — Et toi, tu te situes où, dans tout ça ?
Moi : — Moi ? Nulle part. Parce qu’il y a encore plus classiquement les hétérosexuels, les homosexuels, les queers…
Elle : — Cuir ?
L’autre : — Comme les intérieurs ?
Moi : — Queer, ça veut dire bizarre en anglais.
Elle : — J’en connais plein, moi, des queers !
L’autre : — Sans blague ?
Elle : — Oui, les Fiat Multipla. Trèèèèès queers. Si j’ai bien suivi, le terme peut s’appliquer à des agenres non-binaires, n’est-ce pas ?
Moi : — En principe, rien ne s’y oppose.
L’autre : — Une minute, j’ai décroché. Vous avez dit que vous vous définissez comme…
Moi : — Je ne l’ai pas encore dit, justement. Bon, puisqu’on me pose la question… Je suis une hétérosexuelle cisgenre. Mon identité de genre correspond au sexe avec lequel je suis née – plutôt asexuelle en ce moment.
Elle : — Et en clair ?
Moi : — Ben je suis une femme qui s’intéresse aux mecs. Mais pas vraiment ces temps-ci.
Elle et l’autre : — MAIS QUEL ENNUI ! »

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