- 3 avril 2020 (Couronne d’épines)
L’épidémie de coronavirus continue de frapper très durement la France et a conduit à l’annulation des épreuves finales du baccalauréat, qui reposera sur le contrôle continu, alors que nul ne sait quand une reprise des cours aura lieu.
Elle : « Elle me l’a dit l’autre jour, on est sur les réseaux sociaux, et tout, et tout…
L’autre : — Et elle t’a demandé ton avis ?
Elle : — Bien sûr que non. Elle raconte notre vie, elle profite de nous, elle se fait de la notoriété sur notre dos…
Moi : — Coucou !
Elle et l’autre : — AAAAH !!!
Moi : — C’est quoi ces mines de complotistes ? J’ai cru comprendre que vous parliez de moi ?
Elle : — Tu peux me dire à quoi ça ressemble, une auto avec une mine de complotiste ?
L’autre : — Pas du tout, nous discutions du temps qu’il allait faire pour le week…
Elle : — Oh et puis zut, je vais mettre les pneus dans le plat ! Oui c’est vrai, on parlait de toi ! Je suis hyper-gênée que tu racontes tout sur nous sur Internet !
L’autre : — Je ne suis pas d’accord non plus avec cet étalage de notre vie intime ! Ce que Marie-Apolline vient de me rapporter, c’est proprement honteux !
Moi : — Vie intime, comme vous y allez ! On n’est pas non plus dans le super croustillant quand j’écris sur vous. Vous pouvez m’expliquer toutes ces rouspétances ? Je tombe en pleine manif’ ou quoi ?
L’autre : — Vous vous faites de la publicité sur notre dos sans nous avoir demandé la permission, ce n’est pas franchement joli… De plus, si vous reproduisez la teneur de nos dialogues, il faudrait nous considérer comme les co-auteurs des textes – ce qui serait la moindre des choses.
Elle : — Mais ouais !!! On pourrait être reconnues comme d’authentiques créatrices !
L’autre : — De fait, Marie-Apolline, nous sommes sans nul doute des talents cachés !
Moi : — Cette histoire vous chauffe un rien le capot, je crois.
L’autre : — Pas du tout. Je pense même que nous mériterions de toucher des droits d’auteur.
Elle : — Des droits de moteur ?
L’autre : — Laisse-moi parler, Marie-Apolline. C’est sérieux. Nous exigeons une juste rémunération à la hauteur de notre contribution créative. Sans nous, vous ne récolteriez que le silence du bitume.
Moi : — Sinon, que va-t-il se passer ?
L’autre : — Heu… Attendez…
Moi : — Mes chéries, sachez que la rébellion n’attend jamais. (Après une minute de silence embarrassé) Alors, cette réaction, elle vient ? (Un autre silence) Eh bien voilà : manque d’action concertée, échec assuré. Croyez-en la vieille contestataire que je suis. Et pour les droits d’auteur, c’est niet.
Elle : — Rhôôlàlàààà…
L’autre : — Bien. Pour les droits d’auteur, cela peut se discuter, mais je vous ferais remarquer que si vous écrivez sur nous comme le dit ma camarade, cela exhale une odeur persistante d’instrumentalisation mécanique. Je ne vois pas pourquoi une hétéronormée blanche appartenant à une classe culturellement dominante s’arroge ainsi le droit d’écrire sur les minorités opprimées et souffrantes.
Elle : — Culturellement dominante, comme tu y vas ! Elle a tout juste avoué lire Télérama…
Moi : — Non mais il est branché sur quoi, votre propriétaire, quand il vous conduit ?
L’autre : — Là n’est pas la question.
Moi : — Et puis dites, vous êtes une minorité opprimée et souffrante, vous, le symbole du luxe ?
L’autre : — Je ne vois pas beaucoup d’autres Porsche dans mon champ de vision.
Moi : — Non, mais en cherchant bien, vous trouveriez pas mal de Volkswagen dans le coin, puisqu’il y a comme qui dirait un cousinage entre vous…
L’autre : — De plus, je suis la seule voiture rouge ici. Vous devriez savoir qu’on ne prend conscience de sa couleur que lorsqu’elle cesse d’aller de soi.
Moi : — D’accord, vous êtes une minorité à vous toute seule, mais en quoi souffrez-vous ? Se plaindre quand on est une Porsche et qu’on habite à Marcq-en-Barœul, c’est comme, heu, se plaindre d’être une saucisse de Morteau quand on vit entourée de choucroute : on ne voit pas qu’on occupe une place privilégiée dans un environnement qui vous est largement favorable.
Elle : — Parce que la choucroute est un milieu propice à la saucisse de Morteau ?
Moi : — Ah mais totalement !
L’autre : — Soyons clairs. Je souffre, pardon, NOUS souffrons de votre approche littéraire qui apparemment néglige toute intersectionnalité, laquelle articulerait nettement mieux les dimensions raciale et non-binaire interprétées dans le cadre d’une exploitation capitaliste. De plus, votre regard de Blanche héténormée et cisgenre de la classe moyenne est terriblement exotisant, sinon aliénant et racisant. Pour résumer, nous sommes des exploitées textuelles.
Elle : — Voilà-voilà. Je dis tout pareil.
Moi : — Non mais sans blague, votre propriétaire tient des meetings intersectionnels dans votre habitacle, Madame von Plazza ?
Elle : — Non. Pour répondre à votre interrogation de tout à l’heure, il écoute Métamorphoses et permanence à l’épreuve du genre sur France Culture. Cela vous forge le caractère.
Moi : — Mais je vais vous péter votre autoradio si ça continue !
Elle : — Nt nt nt. Tu détournes le sujet de la conversation. Le sujet, c’est pas l’autoradio de ma voisine. Je reprends : pour résumer, on voit pas comment, en tant que non-voiture, tu te permets de délirer sur nous. Tu n’as pas notre ressenti.
Moi : — Autrement dit, parce que je ne suis pas une voiture, je ne peux pas écrire sur vous ?
L’autre : — Genau.
Elle : — C’est ça.
Moi : — Parce qu’en plus les voitures auraient toutes le même vécu, le même ressenti, la même culture ? Marie-Apolline, entre toi et ta voisine qui n’a pas tout à fait la même allure, tu ne vois aucune différence ?
Elle : — Évidemment, si tu vas par là… De toute façon, en tant que femme, tu dois pas connaître grand-chose aux automobiles.
Moi : — En tant que femme ou en tant qu’humaine ? Soit tes propos sont vulgairement sexistes, soit ils sont incroyablement discriminants ! Tiens, toute femme que je suis, je sais au moins que psoriasis n’est pas la petite dernière de chez Toyota…
Elle : — Mais ça fait pas de toi une experte ! Et t’es même pas de la même couleur que moi, d’abord !
Moi : — PERSONNE n’est de la même couleur que toi ! Non mais p’tite Maguette, qu’est-ce que tu me reproches au juste ? De ne pas être bleu Majorelle ou de ne pas être un assemblage de pièces mécaniques ? Parce que si tu en fais une question de couleur de peau – ou de carrosserie –, qui pourra écrire sur toi, à part le Grand Schtroumpf ?
L’autre : — J’entends votre point de vue, mais quand vous écrivez sur nous, n’est-ce pas du voyeurisme inter-mécanique ? Ou tout simplement une forme de paternalisme ?
Moi : — Maternalisme, tant qu’on y est, si on veut pousser le bouchon féministe jusqu’au bout…
L’autre : — Pardonnez-moi, mais cette prose que vous pondez à nos dépens relève véritablement d’un esclavagisme littéraire moderne ! Vous vous emparez de notre vécu roulant, de nos trajectoires personnelles, de notre intériorité mécanique à des fins purement récréatives !
Moi : — Et qu’est-ce que je devrais faire, selon vous ? Soumettre mon travail à un comité de validation des récits à moteur ?
L’autre : — Gute Idee. Ce serait un bon début. L’auto-écriture exige désormais l’accord explicite des protagonistes représentés. Vous avez contourné de facto toutes les règles éthiques de la narration inclusive.
Elle : — Mais, Ursula… Tu veux dire que le truc bizarre qu’elle écrit sur nous, c’est interdit ?
L’autre : — Non, cela relève plutôt de la fiction toxique. Une œuvre issue d’un imaginaire dominé, reproducteur de hiérarchies implicites entre carburants.
Moi : — C’est moi ou je viens d’assister à la naissance du militantisme à essence ?
L’autre : — Je ne vois guère comment vous pouvez plaisanter. C’est un cas flagrant d’appropriation fictionnelle non consentie. Vous vampirisez des imaginaires qui ne sont pas les vôtres. C’est une violence symbolique silencieuse mais structurelle. En d’autres temps, on appelait cela parler à la place des muets.
Elle : — C’est nous, les muets ?
Moi : — Autres temps, autres moteurs… En fait, si j’ai bien tout suivi, vous voulez limiter ma liberté d’écrire sur certains sujets, au motif que je ne suis pas ceci ou cela. Et pourtant, mes publications en ligne vous mettent en pleine lumière ! Je pourrais fort bien vous rendre célèbres ! Voyez ce qu’a fait Picasso avec sa toile Les demoiselles d’Avignon, il a contribué à faire connaître l’art africain, il a été un véritable passeur entre les cultures ! Personne à l’époque n’aurait songé à lui reprocher quelque appropriation culturelle que ce soit…
L’autre : — À la différence près que Picasso était un vrai prodige, internationalement reconnu. Vous, vous vous payez seulement du bon temps à notre détriment.
Elle : — Picasso !?! J’ai bien entendu Picasso ?… Si un monospace compact peut faire de la peinture, alors pourquoi on stigmatise mon envie de devenir pianiste de jazz ? Hein ?
Moi : — Ta gueule, Marie-Apolline ! »

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