- 4 avril 2020 (Car mes pensées ne sont pas vos pensées)

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Coronavirus : faut-il généraliser le port du masque ?

Elle : « Tiens t’as vu, le facteur ne passe plus à nouveau. Il est re-mort.

Moi : — D’abord on ne dit pas “re-mort”, ensuite il n’y a plus de service le samedi. Ceci explique cela.

L’autre : — Eh ben dites donc, la qualité de vie en France se dégrade terriblement ! Ce n’est plus une pandémie, mais quasiment la fin du monde ! La France n’est plus qu’une grande nation ganz klein.

Moi : — L’Apocalypse n’est pas une question de non-distribution du courrier, que je sache, même si je reconnais que concrètement, c’est très chiant. Et puis je ne suis pas sûre que la situation soit si brillante que ça en Allemagne ces jours-ci…

L’autre : — Pardon, mais l’Allemagne fait toujours tout mieux que les autres. C’est un fait mondialement reconnu.

Moi : — Franchement, on ne parle jamais de la finesse de l’humour allemand, de la sophistication de la cuisine teutonne ou du charme et de l’élégance germaniques…

L’autre : — Pour ce qui est du charme et de l’élégance, il suffit pourtant de me regarder…

Moi : — Mmm. Quelque chose me dit que vous n’êtes pas de meilleure humeur qu’hier…

L’autre : — Non. On n’apprécie toujours pas que vous vous saisissiez de notre image pour la déconstruire selon des critères qui n’appartiennent pas à notre communauté.

Elle : — Je dis pas mieux ! J’apprécie pas, et tout le reste !

L’autre : — Et puis on voudrait aussi être reconnues comme des travailleuses duplexes.

Elle : — Quoi, comme les appartements ?

L’autre : — J’ai entendu l’expression dans les bulletins d’information à la radio. D’après ce que j’ai compris, ce sont des femmes exploitées, apparemment pour leur… polyvalence.

Elle : — Polyvalentes comment ? Elles font aussi les vidanges ?

L’autre : — Hier, vous avez laissé entendre implicitement que nous étions des objets de plaisir anthropocentré. Nous sommes donc des travailleuses duplexes.

Moi : — Vous donnez du plaisir à vos propriétaires, mais ça n’a rien à voir avec… avec… heu… ça !

L’autre : — À bien repenser à la façon dont on nous vend, je crois qu’il y a beaucoup de ça, quand même…

Moi : — Je crois qu’il est temps d’arrêter tout ce petit délire. Mesdames, j’ai eu l’occasion de réfléchir à notre conversation d’hier un peu durant la nuit. Pour aider ma réflexion, je me suis replongée dans les concepts philosophiques, entre deux pages des œuvres complètes de Proust – le kif absolu après trois heures du mat’.

L’autre : — Ach, die Philosophie. Voilà encore un domaine où les Allemands n’ont plus à démontrer leur supériorité. Avec der Fußball bien sûr.

Moi : — Je ne suis pas certaine qu’on reconnaisse aux Allemands de grandes qualités de modestie après ce genre de propos, mais passons. Je me suis donc aperçue que la discussion avait dérapé sur l’appropriation culturelle, alors qu’il s’agissait plus classiquement de la dialectique du maître et de l’esclave, jadis élaborée par ce brave philosophe Hegel.

Elle : — Qui ça ? Bégueule ?

L’autre : — Veuillez attacher vos ceintures, j’ai le sentiment que l’on s’apprête à faire rugir la métaphore.

Elle : — T’es aussi calée en philo, toi ?

L’autre : — Malheureusement, non. Mes incursions philosophiques restent sporadiques. J’aurais adoré suivre Les chemins de la philosophie sur France Culture, mais mon conducteur a la regrettable habitude de prendre la route avant 7 h. À cette heure-là, je n’ai droit qu’à la matinale de France Bleu. Autant dire que cela annihile toute velléité d’élévation intellectuelle pour la journée entière. Voilà ce que c’est d’être réduite à la condition de transport de fonctionnaires à horaires indécents.

Elle : — Eh ben moi, je roule pas tous les matins et je…

Moi : — On va peut-être recentrer le débat, non ? J’avais justement un truc à vous expliquer. (Prenant mon inspiration) Pour Hegel, on ne peut exister qu’à travers l’autre : sans autrui, pas de conscience de soi.

Elle : — Ouais, le moi qui n’est pas moi. Comme si je pouvais me confondre avec Ursula… Il faut combien d’années d’études pour arriver à ce raisonnement ?

Moi (poursuivant imperturbablement) : — Et donc, je ne me connais que si l’autre me reconnaît. Ça débouche sur la dialectique du maître et de l’esclave : chacun veut être reconnu, au point que l’un est prêt à risquer sa vie pour ça. Il préfère mourir que de ne pas être reconnu.

L’autre : — C’est charmant. Je m’interroge simplement sur la pertinence d’appliquer ce schéma à un dialogue entre une humaine confinée et deux véhicules immobilisés sur un parking résidentiel.

Moi : — J’y viens, si vous voulez bien me laisser finir. Figurez-vous que l’autre partie, au contraire, va ressentir la peur et va préférer vivre soumis que mourir. Donc on va avoir un maître et un esclave. Le premier ne sera plus soumis au travail, le second va travailler pour le premier. Et vous voyez qui ici travaille pour l’autre.

L’autre : — C’est avec cet hégélianisme de salon que vous justifiez l’exploitation de créatures mécaniques ? Ah, c’est joli de théoriser ainsi votre propre privilège de conductrice !

Moi : — Mais comme le disait aussi Tuco, si on travaille pour gagner sa vie, pourquoi se tuer au travail ?

Elle : — Tuco, c’est un autre philosophe ?

Moi : — Non, c’est un des personnages du Bon, la brute et le truand. Un film qui est le versant spaghetti de la pensée hégélienne.

Elle : — Un film de style nouille ?

Elle : — Mais nous, on n’a jamais ressenti la peur ! Pourquoi on serait des esclaves ? Et en quoi le maître serait quelqu’un qui risque sa vie ?

Moi : — Parce que le maître – ou la maîtresse, n’oublions pas d’être inclusif ou plutôt inclusive –, c’est la personne qui va chercher la nourriture et le papier toilette au supermarché, déjouant la fureur cannibale des porteurs de virus. Je peux vous dire que ça va chercher loin sur l’échelle de la bravoure, en ce moment !

Elle et l’autre : — Ah, dans ce cas, total respect.

Moi : — C’est tout ?

Elle : — Bah ouais, tu risques ta peau avec ton sac à provisions et moi je bosse pour toi parce que j’ai clairement pas envie d’aller faire la queue devant le rayon fromages, surtout quand il y a des maladies qui traînent. Marché conclu.

L’autre : — Cela me conforte dans l’idée qu’aucune action humaine réellement désintéressée n’a peut-être existé.

Moi : — Attendez un peu ! Hegel dit aussi que l’esclave peut se libérer parce qu’il travaille.

L’autre : — Encore une théorie fumeuse pour nous inciter à besogner ! Et le travail qui rendrait libre, cela m’évoque vaguement quelque chose…

Moi : — Le maître, lui, se sert du corps de l’esclave comme s’il était son propre corps pour transformer la nature, pour travailler. C’est quelqu’un qui a perdu tout rapport proprement humain avec la nature. Il n’a plus qu’à jouir sans transformer quoi que ce soit. Mais voilà, il dépend de l’esclave à 100% pour satisfaire ses besoins.

Elle (s’adressant à moi) : — Donc, si j’ai bien suivi, tu es dépendante de moi.

Moi : — Bah oui, sinon, comment sillonner la riante banlieue de Lille ? À trottinette ? Mais attention, tu as besoin de moi aussi. Non seulement j’ai la clef de contact, mais je t’achète de l’essence.

L’autre : — Et l’essence précède l’existence.

Elle : — Ah ouais, même sans plomb ?… C’est plus marrant que prévu, la philo.

Moi : — En effet. Elle sort du cerveau de personnes qui vivent dans un monde parallèle qu’elles explorent de leur esprit alors que leur corps, lui, reste vissé à la chaise de leur bureau couvert de bouquins illisibles.

Elle : — Nom d’une clé de douze, ça m’a l’air de foutre les gens dans un drôle d’état !

L’autre : — Cela me rappelle le comportement de mon propriétaire le jour où il a fumé une cigarette bizarre et mal roulée : il était clair que son esprit et son corps étaient dans des univers parallèles…

Moi : — Non, plus sérieusement, c’est grand, la philo. J’ai profité de mes lectures nocturnes pour redécouvrir que pour Schopenhauer, l’existence humaine est vouée au malheur, à la déception, à l’ennui. Soit une pensée chaleureuse par les temps qui courent.

Elle : — Ah oui, je sais ! T’en as parlé l’autre jour : le malheur, la déception, l’ennui, tout ça, c’est dans l’Inspecteur Derrick… C’est allemand, quoi.

L’autre : — Mais enfin, qu’est-ce que c’est ces idées saugrenues sur l’Allemagne ? Nous sommes des gens qui savons rire, parfois.

Moi : — Mouais. Force est de constater que votre sens de la fête et de la ribouldingue n’ont pas vraiment franchi les frontières de la Bavière ou du Schleswig-Holstein. Entre la franche gaieté du protestantisme luthérien, la frivolité d’Angela Merkel, la légèreté des strudels, les blagues politiques sur l’ex-RDA et la jovialité de Wim Wenders, je ne sais pas ce qui me fait pouffer le plus.

L’autre : — Voilà bien les Français ! Le monde court à sa perte et il faudrait se tenir les côtes !

Moi : — Vous, je crois que vous êtes une petite stoïcienne, car pour les stoïciens, le bonheur, c’est l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de passion, ou en d’autres termes l’électrocardiogramme plat, les boules sans le cochonnet, la sauce aux câpres sans câpres.

L’autre (à voix basse) : — Regarde-la, Marie-Apolline : après pas même trois semaines sans contact social, ta propriétaire nous serine de la philo de caniveau. Si tous les Français en sont à ce point de déchéance intellectuelle, ce pays est perdu. »

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