37 : Entrevue

6 minutes de lecture

« J’ai grandi sans frère ni sœur. Du coup, les filles ont longtemps été un mystère. Je ne les ai appro­chées que très tard et je pense que j’ai comblé ce déficit en inventant des histoires où elles avaient le beau rôle. »

Luc Besson

Port de Sevrier (74)

le 17 mars 2008,

16:15

Crozats a beau être le plus grand des orfèvres de la mise en scène, je me refuse depuis bien longtemps à visionner une fois de plus cette scène finale déchirante – la plus réussie du cinéma mondial à mon sens : celle où tu te meurs en étouffant ta souffrance sous les jets de pierres et les cris insultants de ceux qui te condamnent, sous le regard débordant de pudeur et d’émotion d’un Rodrigue impuissant à sauver celle qu’il aime, le générique défilant, hypnotique, au son de vos deux voix qui se rejoignent dans cette bouleversante version quadrilingue d’une chanson spécialement écrite pour la circonstance, Laisse-moi pleurer, Riyad… Le single édulcoré qui en sera dérivé, décliné en version franco-espagnole, anglaise ou arabe, s’arrachera à des milliers d’exemplaires aux quatre coins de la planète. Pourtant, détourné de son contexte cinématographique et amputé de près de trois minutes trente par rapport à la VO pour multiplier les passages en radio, il n’a plus du tout la même portée et s’apparente à n’importe quel duo pseudo-romantique de variété. Harvey Frydman aurait probablement été davantage inspiré dans l’écriture, mais bien que sollicité par Stephen sur ta suggestion, le compositeur afro-américain déclinera la proposition, se sachant lui-même incapable de tenir les délais impartis. Cela n’empêchera guère la bande originale du film de remplir son office promotionnel, ce qui ne fera que ravir un peu plus ton ami cinéaste, d’ailleurs plutôt doué pour vendre son long métrage.

***

Studio d’enregistrement d’Europe 1

26 bis, rue François 1er

Paris 8e

début septembre 1991

Stephen Crozats, avant tout merci de bien avoir voulu répondre à notre invitation sur notre antenne pour évoquer Riyad, ce film dont tout le monde parle, mais dont on ne sait quasiment rien en dehors d’un trailer qui donne incroyablement envie, d’un clip, et d’une BO qui envahit les ondes depuis plus de deux semaines… Et ce d’autant plus qu’aucune avant-première réservée à la presse n’est prévue avant sa sortie mercredi prochain ! Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de tout ce mystère qui entoure votre dernière œuvre ?

Écoutez, je ne vois pas en quoi il est surprenant de vouloir donner envie aux spectateurs de se déplacer dans les salles obscures sans trop révéler l’intrigue de mon film, pour ne pas la déflorer comme le font hélas trop souvent les bandes annonces ou les critiques journaleuses, qui n’ont rien de spécial à dire pour justifier les phrases assassines qu’elles essaiment, dès lors qu’il s’agit de descendre un long métrage sous l’unique prétexte qu’il est signé Crozats ! Non, je préfère que le public se fasse une opinion par lui-même, sans qu’elle soit formatée au préalable par les médias. C’est pour le public que je fais des films, c’est à lui que je m’adresse en priorité, pas à l’intelligentsia du Septième Art, cette ambassadrice-prêtresse du bon goût cinématographique qui s’est donnée pour sacro-sainte mission de ramener les spectateurs égarés vers des productions plus politiquement correctes !

Pourtant, le synopsis paraît bien loin des longs métrages que vous avez réalisés jusqu’à présent : « A Londres, Eva, une jeune anglaise, tombe amoureuse de Sidkha, homme d’affaires saoudien. Elle décide de le suivre jusqu’à Riyad pour se marier avec lui. Le retour au pays de Saïd, le frère de Sidkha, va néanmoins bouleverser l’ordre des choses, jusqu’à mettre en danger la jeune femme dans une contrée qui n’a rien à voir avec celle de ses origines… » Cette mise en bouche n’a pas la saveur d’un Crozats, mais plutôt celle d’une comédie dramatique à la Sautet, non ? Où est donc passée votre griffe acérée ?

Permettez-moi de vous dire, Madame, que vous semblez méconnaître l’œuvre de Claude, brillant cinéaste par ailleurs, pour qui j’ai beaucoup de respect et que j’apprécie tout particulièrement. Mais il est davantage l’artisan d’une filmographie dépeignant les états d’âme contrariés d’une certaine bourgeoisie post-soixante-huitarde que celui de longs métrages engagés comme je le suis depuis mes débuts. Et Riyad s’inscrit clairement dans cette veine qu’est la mienne. Ce n’est pas qu’une histoire d’amour triangulaire, c’est beaucoup plus que ça : la dénonciation d’un régime qui entrave la plupart des libertés individuelles, et qui n’accorde quasiment aucun droit aux femmes, considérées comme mineures à vie dans ce pays qu’est l’Arabie Saoudite. Et c’est à travers cet électrochoc que je veux réveiller le spectateur, que je veux lui ouvrir les yeux sur ce monde fermé où tout, ou presque, est interdit.

Est-ce qu’on peut dire que ce film traduit votre part de féminité ? Que c’est un certain féminisme assumé qui ressort ?

Franchement, je pense que le public se contrefiche de savoir si c’est, ou non, ma part féminine qui s’exprime dans Riyad ! C’est à un régime anti-démocratique que je m’attaque, un régime qui va jusqu’à condamner, entre autres, les pratiques homosexuelles…

Mais, est-ce que ça vous dérange si on vous qualifie de féministe ?

Non, ça ne me dérange pas, mais ça m’emmerde, ce mot, cette façon d’analyser la moindre de mes intentions altruistes parce que je suis gay, et que j’aurais donc une plus grande part de féminité que l’hétéro mâle lambda. Mon propos artistique ne se résume pas à ça. J’ai une certaine idée de la tolérance, oui, mais parce qu’elle est selon moi la seule manière acceptable de vivre avec l’autre. Je défends une certaine idée de la liberté, des libertés fondamentales, pas autre chose…

A propos d’altruisme, Riyad résonne comme une vraie déclaration d’amour envers Solenn Avryle, votre actrice fétiche, au sortir d’une période difficile pour elle, à titre personnel. Pourquoi avoir voulu travailler à tout prix avec cette comédienne ?

Ce n’est pas par altruisme, ni même une certaine forme de charité. J’ai beaucoup d’affection pour Solenn, d’admiration aussi, et j’ai la faiblesse de croire que c’est réciproque. Voyez-vous, ça fait plus de dix ans qu’on se côtoie elle et moi, autant à titre professionnel que privé, et une réelle amitié nous lie, ce n’est un secret pour personne ! Mais ce ne serait pas lui rendre service que de ne travailler avec elle que par amitié ; il y a suffisamment de respect et de sincérité entre nous pour s’affranchir de ça. Riyad est notre quatrième collaboration parce qu’à mes yeux, elle seule pouvait incarner Eva avec une telle justesse ; elle seule était capable de faire passer autant d’émotion rien qu’à travers sa voix ou son regard. Aucune autre actrice occidentale n’aurait accepté pareil défi, celui de jouer voilée de la tête au pied durant la plupart des scènes ; aucune n’en aurait eu le talent. Je ne dis pas que ça a toujours été facile sur le tournage, je suis un sanguin et il m’arrive d’être têtu et de mauvaise foi – à elle aussi d’ailleurs. Mais on se connaît par cœur, et on sait au fond que l’engueulade ne durera jamais bien longtemps. Et puis, au fil du temps, on a fini par fonctionner un peu comme un vieux couple ; et s’il n’y avait pas ces quelques frictions entre nous, je crois bien qu’on s’ennuierait ferme – parce qu’il n’y a rien de pire que la monotonie qui s’installe dans les rapports intimes, fussent-ils on ne peut plus platoniques ou amicaux. On aurait même eu depuis, et bien plus souvent qu’à notre tour, des envies d’ailleurs. Quant à sa vie privée, elle ne regarde qu’elle…

Il a raison. Je sais qu’il a raison, que ta vie privée n’appartient qu’à toi, et qu’il comptait sur ton professionnalisme pour ne pas se laisser déborder par tes problèmes personnels. Mais, je sais aussi que son amitié l’a aveuglé par moments, qu’il t’a adulée en star, outrageusement, avant de se rendre compte que sans l’artiste que tu étais, celle qui se cachait derrière l’icône ou la femme blessée, meurtrie, il pourrait ne jamais y avoir de film…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0