39 : La solitudine

7 minutes de lecture

« T’es pas triste parce que t’as perdu ton amour, t’es triste parce que t’arrives pas à aimer… »

Samuel Le Bihan à Vanessa Paradis, dans Cornouaille (2012), long métrage réalisé par Anne Le Ny.

Hôtel Majestic Roma

Via Veneto

Rome (Italie)

le 18 février 1992

21:45

Ta semaine débute sous de sombres auspices. Alors que tu es conviée à jouer en guest dans la quatrième saison de la série italienne Giovannelli, un accident de cheval coûte la vie à ton nouveau partenaire du petit écran. Contrainte d’improviser, la production revoit ton contrat et tes apparitions à la baisse pour ne plus tourner que cinq épisodes avec toi, au lieu des quinze initialement projetés. Le tournage étant pour l’heure suspendu – il reprendra par la suite mais sans toi – et l’équipe en deuil, tu t’apprêtes à quitter l’Italie plus tôt que prévu, bien qu’un aller-retour Paris-Rome ait déjà été programmé pour te permettre d’assister à la dix-septième nuit des César, qui aura lieu dans quelques jours.

Après avoir dîné seule à l’Apuleius, tu rejoins ta suite du Majestic Roma et t’y enfermes en apposant sur la porte de la chambre un très explicite « Do not disturb ». Depuis ton poste téléphonique, tu composes le numéro indicatif de la France, suivi de celui de ton correspondant.

Maître Antoine Parisi, j’écoute.

Bonsoir Maître. Solenn Avryle à l’appareil. Excusez-moi de vous rappeler aussi tardivement, mais la réception de l’hôtel vient de me transmettre votre message. Que se passe-t-il ?

Bonsoir Solenn. Eh bien, le juge devrait rendre sa décision d’ici vendredi prochain, et je dois vous avouer que je ne suis pas très optimiste.

Vous croyez qu’il peut vraiment me déchoir de la totalité de mes droits parentaux envers Jérémie ?

Les arguments, preuves à l’appui, portés par votre mari sont difficilement réfutables, et je crains que le juge n’y ait été sensible : addiction à l’alcool, négligence et abandon affectif envers l’enfant du couple, abandon du domicile conjugal, internement psychiatrique…

Mais enfin, Maître, vous savez pertinemment que c’est Paul l’instigateur de tout ça, qu’il a une part de responsabilité non négligeable dans tout ce qu’il me reproche !

Je l’ai entendu, Solenn, et ai fait tout mon possible pour faire entendre votre version des faits au juge, mais votre absence à l’audience n’a pas plaidé en votre faveur…

J’ai été retenue à Rome, pour des raisons professionnelles !

Monsieur Werner, lui, a réussi à se libérer, malgré un agenda tout aussi rempli que le vôtre…

Monsieur Werner a davantage de facilités à se rendre disponible que moi surtout !

Peu importe, les faits sont avérés : il était présent et vous non.

Tu t’interromps brièvement avant de reprendre, hésitante, presque angoissée.

Vous… Vous me contacterez dès que vous aurez connaissance du jugement ?

Non Solenn, je dois m’absenter quelques jours en province : une affaire de famille. Mais vous en serez avisée par recommandé avec accusé de réception, de toute façon. Sur ce, pardonnez-moi mais je vais devoir écourter notre conversation, j’ai un double appel sur ma ligne. Bonsoir.

Bonsoir Maître…

Tu raccroches, une larme perlant sur ta joue. Tu n’imagines pas qu’on puisse te refuser d’être la mère de ton fils. Un cadre-photo trône négligemment sur la table de nuit : Jérémie. Tu le prends dans tes bras, l’enserres contre ta poitrine… Ça fait combien de temps que tu ne l’as pas revu, câliné avant qu’il ne s’endorme, embrassé, même si tu le reniais et te reniais parfois ? Combien de temps que Paul t’a privé de ton môme ? Deux ans et demi peut-être… Presque la moitié de son existence ! Les yeux perdus dans le vague, tu allumes distraitement la radio et sanglotes silencieusement en pensant à lui. En le serrant tout contre toi. Et pressens que tu ne le reverras pas avant longtemps.

Se bastasse una canzonne, Eros Ramazotti sur les ondes. Tu pleures. Essuies tes larmes d’un revers de manche rageur. Tu as besoin de parler à quelqu’un : Rodrigue. Peu importe le décalage horaire avec Buenos-Aires. Tu t’en fous, tu ne le calcules même pas. Tu as besoin de lui, d’entendre sa voix…

Tu te souviens de la soirée bivouac organisée par Stephen en plein désert arabique. Tu te souviens du méchoui, du feu de camp, des tentes dressées en quinconce, des étoiles dans la nuit. Des tirades shakespeariennes déclamées au dessert par Crozats, des poèmes kabyles récités par cœur et traduits en français par Tayeb, accompagné à la guitare par un Rodrigue en totale impro.

Tu te souviens des lueurs changeantes qui éclairaient son visage, de sa peau halée, de ses yeux. Tu te souviens lui avoir demandé, curieuse, de vous interpréter son premier tube, celui qui l’avait révélé au public argentin mais que vous ne connaissiez pas. Il a préféré entonner un morceau plus intime, plus personnel, qu’il avait écrit pour sa petite sœur, partie bien trop tôt, à l’âge de neuf ans, d’un souffle au cœur : Chiquita. C’était ainsi qu’il la surnommait. Tu te souviens de la musique, de ses doigts pinçant les cordes mélodieuses, de sa voix. Tu en saisissais l’émotion, les larmes qui pointaient et faisaient briller le noir de ses prunelles. Tu te souviens des tangos argentins qu’il joua par la suite, des sonorités raï qu’y mêlait malicieusement Tayeb. Tu te souviens avoir chanté aussi sur ses accords de guitare : le Pull marine d’Adjani, une jolie Lettre à France (16)… Tu te souviens avoir eu froid et qu’il passa son blouson sur tes épaules. Tu te souviens d’une brève promenade à l’écart du camp, de la seconde fois où tu as glissé ta main dans la sienne tandis qu’il te dépeignait la carte du ciel. Tu te souviens du parfum de ce premier baiser dans la pénombre, de ses doigts dans tes cheveux, du goût de ses lèvres. Tu te souviens de l’amour qu’il t’a fait après, sans rien dire, tellement moins fictif que cette scène que vous tournerez vingt fois sans lassitude, à la demande de Stephen. Tu te souviens du petit matin ensoleillé, des premiers mots qu’il a prononcés, quand il t’a dit combien il te trouvait belle, d’une tasse de thé préparée autour d’un réchaud à gaz, de son rire cristallin quand tu as manqué de te brûler en jurant comme un charretier contre ton breuvage, des premières paroles esquissées sur l’air de Laisse-moi pleurer, Riyad…

Solenn ? Tu te rends compte de l’heure qu’il est ? Tu te rends compte que je donne un concert ce soir ? Que je me reposais ?

Excuse-moi, Rodrigue… C’est juste que… J’avais envie d’entendre ta voix, c’est tout. De te parler, de te dire que tu me manques…

Qu’est-ce qu’il y a, Solenn ?

Rien… Je veux pas t’emmerder avec mes problèmes. Et puis, on se voit samedi de toute façon, pour les César…

Ton amant soupire au bout du fil. Avant de profiter de cette perche que tu lui tends pour rebondir, lui qui ne savait pas trop comment amener les choses.

A propos des César, justement, je ne pourrai pas y être. J’ai… Un contre-temps, on a été obligé de décaler une date pour mon spectacle. A cause d’une indisponibilité de salle, tu comprends ?

Oh !..

Écoute, je vais pas te mentir, cariño, mais je suis pas doué pour ça. L’amour à distance je veux dire… Ta vie est à Paris et la mienne à Buenos-Aires. Tant qu’on était ensemble pour le tournage ou la promo de Riyad, tout allait bien. Seulement, je ne sais pas me contenter de ça : de tes appels téléphoniques, de nos week-ends trop speed à s’aimer pour se quitter ensuite, et ne pas se revoir avant des semaines…

Tu as le souffle coupé, tu ne t’y attendais pas.

J’ai jamais voulu te faire de mal, Solenn, j’ai même jamais été aussi dingue d’une nana. Mais on ne peut pas continuer comme ça. Enfin, moi je peux pas…

Un gémissement que tu étouffes, par pudeur. Un silence. Rodrigue ne comprend pas que tu ne laisses pas éclater ta colère.

Putain, mais vas-y, dis quelque chose ! Engueule-moi, insulte-moi, merde !

Pour te dire quoi ? Que t’as raison, que je ne pourrai jamais me faire à Buenos-Aires ?

S’il te plaît, cariño, me demande pas de tout abandonner pour toi. Ma carrière est ici, et ce n’est pas le film de Crozats qui y changera grand-chose. Je t’aime, Solenn. Seulement, il faut se rendre à l’évidence, aucun de nous n’est prêt à renoncer à sa vie, ses amis, sa carrière pour l’autre. C’est pas de l’égoïsme, c’est juste parce qu’on sait que si l’un de nous deux cédait, il serait malheureux à en crever.

Tu tentes de dissimuler ton émotion, pourtant si perceptible…

Parce que tu crois que je suis pas malheureuse là ?

Je voulais pas que ça se finisse comme ça, cariño, je t’assure ! Je t’en prie, ne pleure pas. Garde en toi le meilleur de nous, ma belle. Porque te quiero

Porque te quiero… Sa déclaration d’amour, frêle cadeau de rupture, reste un instant comme ça, en suspens dans l’air, comme happé par une énième chanson italienne.

Hébétée, à demi-K.O, tu raccroches sans un mot, tremblante comme une feuille. Et finis par fondre en larmes, sans même parvenir à lui en vouloir. Vous ne vous étiez jamais disputés avant ça. Tu ne l’avais pas vu venir. Avec Paul, c’était différent. Tout avait été différent… Et même si tu avais eu du mal à l’admettre, votre séparation était devenue inéluctable. La haine palpable. Alors que Rodrigue te quitte par amour, parce qu’il t’aime. Porque te quiero… Et parce qu’il sait que vous n’avez pas d’avenir possible ensemble. Comment le concevoir ? Comment l’accepter ? Et si c’était pire de se séparer quand on s’aime encore ?

***

« Che confusione /

Sarà perché ti amo… » (17)

***

D’un pas chancelant, tu te diriges vers le minibar. T’ouvres une bouteille de vodka pure et la bois directement au goulot. Avant de l’exploser, dans un cri rageur, contre ce miroir si dégueulasse. Celui qui te renvoie l’image de cette pochtronne que tu détestes tant.

(16) : Titre écrit par Jean-Loup Dabadie, composé et interprété par Michel Polnareff.

(17) : Paroles extraites de la chanson du groupe Ricchi E Poveri, Sarà perché ti amo, également bande originale du film L’effrontée (1985), réalisé par Claude Miller.

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