45 : "Bats-toi !"

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« Il faut continuer à vivre. Ou continuer à péter les plombs… »

Marie Bäuer (dans le rôle de Romy Schneider) à Robert Gwisdek (dans celui de Michael Jürgs, journaliste l’interviewant pour le magazine allemand Stern en 1981), dans le long métrage – reconstitution partiellement fictive – 3 jours à Quiberon (2018), réalisé par Emily Atef.

Avenue de France

Annecy (74)

septembre 1992

début d’après-midi

— Est-ce vraiment une coïncidence ? Je veux dire, cette scission du PNFE ? Au moment même où trois de ses membres les plus éminents sont mis en examen dans le cadre de l’affaire de l’explosion du foyer Sonacotra de Cagnes-sur-Mer…

— Ça n’a absolument rien à voir ! J’ai d’ailleurs été moi-même auditionné pour les besoins de l’enquête ; les autorités m’ont rapidement libéré et ont conclu à mon absence totale d’implication dans cette malheureuse affaire. J’ai décidé de me désolidariser du PNFE en créant mon propre parti Nation France pour des raisons qui me sont propres : je ne partage plus les idéaux des membres du bureau fondateur de mon ex-famille politique, tant dans leur façon de les porter que dans la radicalisation vers laquelle ils tendent. Le levier politique me semble infiniment plus pertinent pour défendre nos idées, notre vision de la société de demain, par opposition à celle que nous proposent nos gouvernants d’aujourd’hui. Beaucoup plus pertinent que cet activisme irréfléchi prôné par le PNFE…

— Pourtant, cet activisme, vous le revendiquiez hier tout autant que vos pairs, notamment dans votre essai Une France, un pays, une patrie !

— Vous savez, la vie fait que vous changez parfois, mûrissez au gré des étapes que vous fait franchir l’existence. Vous ne changez pas fondamentalement dans ce que vous êtes, mais vous abordez les choses différemment. J’étais plus jeune, plus fougueux, un peu « chien fou », surtout parce que je voulais me faire entendre et que je pensais que c’était la seule manière d’y parvenir. Et puis, on a fini par s’intéresser à ce que j’avais à dire, à m’inviter dans des émissions télévisées pour que je puisse y exposer mes convictions. J’ai fini par être entendu, écouté, davantage que nombre de politiques bien installés dans leur fauteuil. On commence à me reconnaître une certaine légitimité sur l’échiquier politique, et la médiatisation de mes récits, de leur contenu, y est sans doute pour quelque chose…

— Mais ne craignez-vous pas de continuer à être durablement assimilé au PNFE et à l’affaire du Sonacotra de Cagnes-sur-Mer ?

— Je suppose l’ensemble de mes concitoyens beaucoup plus intelligent et clairvoyant que cette manie journalistique qui consiste à tenter de raccrocher un maximum de casseroles au derrière des politiques. C’est un peu comme la presse people, voyez-vous, celle qui s’échine sans cesse à m’associer à mon ex-épouse, pour peu qu’on nous photographie sur le même trottoir à la sortie d’un quelconque tribunal…

***

Margaux coupe la radio sous ton regard réprobateur.

T’as pas bientôt fini d’écouter ces conneries, de t’abreuver de ses inepties ?.. Tu sais, tu devrais sortir un peu, prendre le soleil, t’aérer les neurones. C’est pas bon de rester enfermée comme ça, à ruminer en permanence…

Blottie dans un coin du canapé, tu secoues négativement la tête.

Ça fait près de six mois que t’habites chez nous, poursuit ton amie d’enfance, que tu descends bouteille sur bouteille et t’avales quantité d’anxiolytiques… Putain, mais réagis, merde !

Tu ne réagis pas. Tu ne réagis plus…

Je te reconnais pas, So-so ! La So-so que je connais, elle se laisserait pas couler comme ça…

Cette So-so là n’existe plus, Margaux. Je n’existe plus. Je ne suis plus actrice, ni mère, ni femme, ni rien… Même maman m’a rayé de sa vie. Alors, à quoi bon se battre, Margaux, tu peux me le dire ?

Pour toi, So-so, avant tout pour toi ! Pour ton père, pour ce gamin fan de toi, emporté par la folie de ce monde, pour tous ces chers disparus. Et pour Harvey, Stephen, même s’ils sont à des années-lumière de toi… Et puis pour moi aussi, pour Guillaume. Pour nous, au nom de notre amitié, nos rêves de gosse, pour nos enfants. Parce qu’il est hors de question que je te laisse à terre, que je te lâche la main. Tu te souviens, quand on était petites, on se disait toujours : « pas sans toi ! ». On a grandi, on s’est pris des baffes, toi peut-être plus que moi, mais c’est toujours « pas sans toi ! ». Ça sera toujours « pas sans toi ! »…

Non… Tu ne peux pas me dire ça, « pas sans toi ! ». Notre devise de môme est caduque, elle ne signifie plus rien. Parce que je vous ai tous déçus, trahis. Parce que je ne le mérite pas. Parce que je vous décevrai encore, encore et encore, c’est dans l’ordre des choses…

Tu as les yeux rougis par des larmes naissantes. Margaux s’assoit sur le sofa, à tes côtés, te prend dans ses bras et caresse tes cheveux comme le ferait une mère.

On va d’abord s’occuper de toi, ma So-so. De tes problèmes, ton addiction…

Tu me crois malade, c’est ça ? Toi aussi… Toi aussi, tu veux m’enfermer dans un asile de fous comme Sainte-Anne ?

Tu t’es détachée d’elle, violemment. Tu t’es levée pour arpenter de long en large le petit salon.

Tu es malade, oui, mais la clinique privée à laquelle je pense n’a rien à voir avec Sainte-Anne.

Je n’irai pas là-bas, tu m’entends ? Je n’irai pas…

Margaux se lève à son tour et te rejoins près de la fenêtre, te serre contre elle.

Tu ne peux pas t’en sortir seule, Solenn, c’est allé beaucoup trop loin. Tu es allée beaucoup trop loin dans ta dépendance. Pour que tu redeviennes actrice de ta propre existence, il faut s’occuper de la femme qui est en toi, la faire renaître à la vie, lui redonner envie. D’être cette femme, d’être une maman !

Ton regard se perd par-delà le rideau brodé de dentelle old style. Tu écartes le lourd velours bleu roy pour te perdre un peu plus encore dans la contemplation de l’avenue, des voitures, des passants…

Je ne reconnaîtrais même pas Jérémie si je le croisais aujourd’hui dans la rue ; il a trop grandi sans moi…

Tu lui as donné la vie, Solenn ; on n’a pas le droit de t’empêcher de le voir, de l’aimer ! Mais pour remettre en cause ce jugement, pour qu’il soit révisé, il faut que tu te soignes. Pour contrer Paul, son argumentaire… Pour leur donner tort à tous, pour leur montrer que tes instants de faiblesse n’ont toujours été que des moments d’égarement. Jamais de la négligence, jamais de l’inconscience, juste les moments d’égarement d’une femme à qui l’on n’a pas laissé l’occasion d’être mère et qui en souffre.

Et si je ne savais pas être maman ?

Être mère, Solenn, c’est avant-tout une question d’instinct. C’est comme au cinéma, quand tu ne sais pas comment aborder une scène : d’abord, tu es un peu paumée, presque désemparée ; et puis, finalement, tu sais exactement quoi faire, comment le faire. C’est presque inné, quelque chose qui ne s’oublie pas. Un instinct de femme…

Un instinct de femme, oui, mais comment l’oublier ? Comment oublier ce que tu n’as jamais eu, ce que tu n’auras jamais ?

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