46 : "Pas sans toi !"

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« Quand j’étais p'tite, j’avais qu’une seule idée, c’était d’grandir. J’voulais qu’ça aille plus vite. Mais maint'nant je sais pas à quoi ça a servi tout ça, je sais plus… Dev'nir plus vieille… »

Vanessa Paradis à une magistrate, dans La fille sur le pont (1999), long métrage réalisé par Patrice Leconte.

Aix-les-Bains, le 15 novembre 1992

Ma Margotte adorée,

Je voulais juste te remercier, sincèrement. D’avoir été là pour moi, dans ces moments où notre amitié n’était qu’un poids de plus dans ton existence, pourtant déjà bien remplie avec tes enfants, ton mari…

Te remercier aussi d’avoir insisté pour ma cure de désintox’, pour cette clinique privée que tu m’as dégotée. Tu avais raison, ça n’a rien à voir avec Sainte-Anne, le protocole de soins y est beaucoup moins restrictif, beaucoup plus libertaire. Ils savent que si on est là, de façon pleinement volontaire, c’est qu’on a envie de s’en sortir, alors ils nous font confiance. Et ça marche ! Je vais bientôt pouvoir quitter ce centre et reprendre le cours – presque – normal de ma vie, essayer d’avancer…

Il fallait aussi et surtout que je te parle, que je t’écrive ce qui m’a récemment bouleversée, à un point que tu n’imagines pas. Je sais que j’aurais dû m’abstenir d’y aller, surtout en ces heures où je suis encore fragile, mais je n’ai pas pu. Quand j’ai appris qu’il était là-bas pour les vacances, dans le chalet de sa grand-mère – je n’ose même plus dire ma mère – à La Clusaz, ça m’a fait comme un électrochoc, j’ai ressenti comme un besoin vital de le voir, de revoir Jérémie. Comme une urgence… Une injustice aussi. Pourquoi Paul acceptait-il que son ex-belle-mère ait des contacts avec son petit-fils alors qu’il m’avait reniée moi, sa maman ?

Oui, j’y suis allée. Je m’y suis rendue un après-midi, l’ai dévisagé à travers le grillage, planquée derrière les buissons, comme une espionne. Oh, mon Dieu, si tu avais vu comme il a grandi, j’ai même eu du mal à le reconnaître ! Mais c’était bien lui, j’en ai la certitude, je l’ai lu dans ses yeux. C’est à ce moment-là que je l’ai appelé, presque spontanément, chose que je n’aurais jamais dû faire. Parce qu’il y avait Paul dans le jardin, parce qu’il a entendu ma voix et compris tout de suite que j’étais là, quelque part, à les observer. A observer mon fils. Alors, il s’est précipité vers lui pour le prendre dans ses bras, intimant à ma mère l’ordre de ramener Jérémie à l’intérieur du chalet.

Puis il s’est approché à grands pas de moi en me fusillant littéralement du regard. Et tu ne peux pas savoir combien il m’a fait mal. Avec son attitude, avec ses mots. Ceux qu’il m’a crachés à la figure…

***

Qu’est-ce que tu viens fouiner par ici, Solenn, t’as pas encore compris ? T’as pas compris qu’il n’en a plus rien à foutre de toi, qu’il t’a oubliée depuis des lustres, qu’il ne sait même plus que tu es sa mère ? Enfin, sa mère… Sa génitrice plutôt ! Sa mère, tu ne l’as jamais vraiment été, tu ne l’es plus depuis longtemps. Allez, va-t’en… Va-t’en, je te dis ! Si tu ne veux pas que j’appelle les flics… Je peux encore leur raconter ta tentative de meurtre sur ma personne, il n’est pas trop tard… Alors fous-moi le camp d’ici ! Et surtout, ne t’avise jamais d’essayer de récupérer Jérémie. Parce qu’il est à moi, rien qu’à moi. Parce que tu lui serais néfaste, parce que tu n’es rien. Allez, dégage de là, pauvre ivrogne ! Dégage !!!

***

J’ai été incapable de lui répliquer quoi que ce soit, Margaux, incapable… Je me suis sentie nulle, minable comme jamais. Je suis retournée à ma voiture comme un robot, en mode automatique ; j’y suis restée assise un temps infini, hébétée, K.O. Et puis j’ai roulé, une dizaine de kilomètres, peut-être vingt, peut-être plus… Avant de m’arrêter dans un bar. J’ai été tentée d’y descendre quelques verres, bien sûr, mais j’avais trop de questions qui tournaient en boucle dans ma tête. Trop de « pourquoi ? » auxquels il fallait que je trouve une réponse. Au point de préférer décrocher le combiné d’un point phone. Il fallait à tout prix que ma mère m’explique, qu’elle me rejoigne dans ce bar, dans l’heure. Et elle est venue. A contrecœur mais elle est venue.

***

Tu voulais me voir, je suis là. Je t’écoute, Solenn ; vas-y, qu’est-ce que t’as à me dire ?

Pourquoi me fuis-tu, maman ? Pourquoi l’as-tu invité lui ? Là où j’ai mes plus beaux souvenirs d’enfance avec papa en plus ! Et pourquoi te laisse-t-il profiter de Jérémie ?

Paul est là parce qu’il est droit dans ses bottes, il n’a jamais louvoyé. C’est un mec carré, intègre, et il me fait confiance pour son fils…

— Notre fils !

Oh arrête avec ta susceptibilité à deux balles, tu veux ! Ce môme, tu ne l’as jamais désiré, tu ne t’en es jamais cachée. Alors oui, c’est son fils, pas le tien…

Pourquoi me détestes-tu autant, hein ? Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu me bannisses de ton existence de la sorte ? Et puis d’abord, comment peux-tu être de son côté à lui ? Tu ne le connais même pas ! Tu ne sais rien de lui, rien de ce qu’il est ; rien de sa violence, de ses méfaits. Moi j’ai vécu avec lui, moi je sais !

Toi, toi, toi ! Toujours toi, rien que toi ! Toi qui n’as toujours pensé que cinoche parce que t’as rêvé un jour d’être Romy, à cause d’un putain de film visionné dans ta jeunesse ; toi qu’on a laissée monter à Paris pour que tu y réussisses ; toi qui nous as oubliés sous tes projecteurs de merde à faire la belle, à jouer les divas hollywoodiennes, à te prendre pour Marilyn… Toi qui nous rendais visite une fois l’an et encore, dans les bonnes années. On se consolait en se disant que tu devais être heureuse dans ta vie, que tu avais tout. Et ton père en était fier, il le claironnait de partout. Oui, il claironnait de partout cette fierté d’avoir pour fille une actrice. Et puis, tu l’as tué… Ce jour où t’as pété ton câble en t’en prenant à ton majordome. Ce jour où les télés ont annoncé qu’ils avaient dû t’interner, que tu étais folle à lier, que tu buvais. Tu l’as tué en petite fille ingrate, pourrie et gâtée, t’as brisé l’image idyllique qu’il avait de toi. Et puis, tu as continué tes caprices de gamine mal élevée en crachant dans la soupe qui te nourrissait, ce fameux soir où ils t’ont consacrée ; t’as détruit et la cour, et les jouets qui allaient avec. Oui, ce soir-là, j’ai eu honte de toi, honte de t’avoir mise au monde ; honte d’être ta mère, d’être Madame Avryle…

Un camouflet, suivi de quelque sanglot rebelle à peine contenu sous la douleur de cette avalanche de reproches aigus.

Tu te rends compte de ce que tu me dis, maman ? Est-ce que tu t’en rends compte ?

Et toi, est-ce que tu te rends compte de tout ce que tu nous as fait ? Combien tu es vaniteuse, égoïste ?

***

Elle m’a tout balancé, toute sa rancœur, et j’ai dû encaisser encore une fois, après Paul. Pour toute réponse, je n’ai su que lui jeter le contenu de mon mug de café tiédi au visage. De dépit, de colère, et de rage peut-être… Peut-être tout ça à la fois. Et elle est partie, sans rien ajouter d’autre, rien d’autre que le mépris avec lequel elle me toisait. J’aurais pu sombrer, céder à la facilité en enchaînant les descentes de bouteilles alcoolisées. J’aurais pu, mais j’ai résisté à cette tentation-là, celle d’anéantir tous les efforts accomplis jusque ici, celle de te décevoir encore une fois. De décevoir la seule amie qu’il me reste…

Tu sais, c’était difficile, Margaux, difficile de regarder la réalité en face, dans le miroir de mon existence qu’on me renvoie sans cesse en pleine gueule…

Pardonne-moi de t’écrire comme ça, comme les mots me viennent, mais je n’arrive plus à ordonner mes pensées. Depuis cette entrevue avec ma mère, avec Paul, depuis que j’ai revu Jérémie, je m’isole. Je n’ai pas osé me rendre à ce rendez-vous que tu m’avais décroché avec ce photographe genevois que tu encenses, cet Alexandre Freyburger que je ne connais ni d’Adam ni d’Eve, mais que tu connais toi. Il doit sans doute en être furieux, seulement je mesure l’importance que ça avait pour relancer ma carrière. Tu as déjà trop fait pour moi, et j’ai conscience de mes abus à ton égard, mais s’il te plaît, essaie de m’obtenir un second rendez-vous, une seconde chance. Je te jure que je ne la laisserai pas passer. S’il te plaît…

Et puis, je voulais te demander une dernière chose : me donner des nouvelles de Stephen. Il ne répond pas à mes messages, mes coups de téléphone, et ça m’inquiète. Son silence médiatique m’inquiète. Et je sais que vous correspondez de temps à autre, par lettres interposées, depuis mon internement psychiatrique, que vous vous êtes rapprochés l’un de l’autre – n’y vois aucune jalousie de ma part, ce n’est qu’un constat… Je veux juste savoir si ça va pour lui, s’il parvient à remonter la pente mieux que moi.

Voilà, je t’ai tout dit en vrac. Tu vois, c’est pas la joie mais je survivrai. Ce qui ne tue pas rend plus fort paraît-il…

Embrasse Guillaume, Fabien, Jules et Noémie pour moi. Prenez soin de vous surtout ; prends soin de toi, ma Margotte. J’espère que tu sais combien je t’aime, combien je te suis reconnaissante pour tous tes « pas sans toi ! ».

Kissing good-bye !

Ta "vieille copine"

So-so

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