49 : Le mépris

7 minutes de lecture

« Je n’ai plus de patience pour certaines choses, non pas parce que je suis devenue arrogante, mais tout simplement parce que je suis arrivée à un point dans ma vie où je ne veux pas perdre plus de temps avec ce qui me blesse ou avec ce qui me déplaît. »

Meryl Streep

Waldorf Astoria

Park Avenue

New-York (USA)

début mars 1993

17:30

Un simple trait de rimmel pour rehausser un maquillage léger, un sobre éclat saupoudré de blanc immaculé, une soierie brodée sur un jean délavé très près du corps, le tout nappé d’un cachemire caramel passepoilé ivoire…

Tu fredonnes, enjouée, dans le gigantesque miroir : New-York, New-York (25) de Liza Minelli.

Ton carré long dégradé retombe en cascade, tandis que ce blond lumière, méché cannelle, sublime tes reflets ton sur ton, à peine retenus par une pince chocolatée.

***

« If I can make it there /

I'll make it anywhere /

It's up to you /

New-York, New-York… » (26)

***

Sûre de toi, tu quittes ta suite, en te saisissant au passage d’un sac à main Vuitton, d’une veste aviateur, et descends les escaliers qui te conduisent au Peacock Alley, là où t’attend Alexandre.

Tu traverses la salle à grandes enjambées, avec cette fraîcheur et cette distinction qui n’appartiennent qu’à toi.

Et ça le subjugue complètement, ça le charme à un point que tu n’imagines pas.

Il se lève de table pour t’accueillir d’un baise-main chevaleresque qui te laisse de marbre.

Il ne sait pas encore qu’il ne pourra jamais te séduire, alors il espère.

Qu’est-ce que tu prends ?

Euh… Un diabolo menthe…

Quoi, c’est tout ? C’est un peu court pour trinquer, non ?

Peut-être, mais depuis ma cure de désintox’, une page s’est tournée. Depuis, j’ai fait vœu d’abstinence…

Sur tous les plans ?

— No comment…

Allez, à moi, tu peux bien le dire !

Il plonge ses yeux dans les tiens, ose une main sur la tienne, mais tu la retires.

Je ne suis pas là pour ça, et tu le sais mieux que personne…

Son empressement à ton égard t’insupporte, mais tu n’en prends nullement ombrage, tu rayonnes.

Oui, depuis deux mois, tu revis.

Parce que ta notoriété associée à la sienne éclipse toutes les autres.

Parce que tu t’affiches aux quatre coins du monde : partout dans les couloirs du métro, à l’arrière des autobus, à la une des magazines, Elle ou Cosmo…

Même Aurélia Montsey, la nouvelle égérie césarisée du Septième Art, ne peut rivaliser.

Une mise à nu aussi classe qu’esthétisée, aussi décalée qu’ultra-moderne.

Avryle by Freyburger, une association artistique contre-nature, ego contre ego, un mélange de style détonnant qui fait mouche.

Alors, on t’expose ainsi, itinérante, à Madrid, Londres ou Berlin.

Un retour en grâce qui suscite à nouveau l’intérêt de Chanel ou L’Oréal, qui te sollicitent pour leurs spots publicitaires.

Ce même retour en grâce salué par Rodrigue via un bouquet de roses rouges accompagné d’un billet.

***

Je ne sais de qui je suis le plus jaloux : le regard de tous ces hommes qui se pose sur toi, ou celui de ce photographe qui a su te déshabiller avec autant de talent que d’habileté ?

J’ai été con, cariño, j’ai été fou de renoncer à toi.

Paris, Buenos-Aires, qu’est-ce que ça peut faire ? Avec toi, j’aurais pu être heureux n’importe où !

J’ai eu tort, Solenn. J’ai eu tort parce que je t’aime encore.

Porque te quiero…

Me pardonneras-tu d’avoir lâché ta main lorsque tu avais le plus besoin qu’on te la tienne ? Non, tu as prouvé à tous ceux qui en doutaient que tu étais capable de renaître seule de tes cendres. Sans eux, sans moi.

Sin mí…

J’envie ta force, ta détermination à avancer malgré les vicissitudes de la vie, ses obstacles ; j’admire l’artiste et la femme que tu es.

J’ai cru que je pourrais aller plus loin sans toi, mais je me suis perdu, je me suis égaré tandis que toi… Toi, tu as relevé la tête, tu l’as sortie de l’eau, tu es revenue à la surface, plus éclatante et plus belle que jamais ! Ils n’ont pas réussi à t’abattre… Alors vas-y, fonce ! Fonce tout droit et ne t’arrête pas ! Peut-être qu’au bout du chemin, tu trouveras ce que tu cherches à être vraiment, tu te trouveras toi.

Prends soin de toi, cariño, et écris-moi…

Rodrigue

***

Tu ne lui répondras pas.

A quoi bon se retourner sur un passé que tu as eu tant de mal à effacer de ta mémoire, de ton cœur, à oublier ?

Lui n’oubliera pas, n’oubliera jamais, il sera toujours là, quelque part, à te suivre pas à pas.

Ému jusqu’aux larmes lorsqu’il apprendra ton suicide.

Votre chanson, il la chantera seul, bouleversé, à tes funérailles.

Assis au piano, il accompagnera de ses doigts, sur les touches en noir et blanc, son filet de voix fragilisé par le déchirement de t’avoir perdue ; des paroles franco-espagnoles qui n’auront jamais eu autant de résonance que ce jour-là, quand les notes d’un violon remplaceront le silence et le vide que tu laisseras à ta place.

Laisse-moi pleurer, Riyad…

Non, jamais ce texte que tu as co-écrit n’aura retenti aussi violemment que le jour de tes adieux…

***

Ce soir, tu t’inaugures à New-York : une expo-vernissage à l’Agora.

C’est pour ça que tu es là avec Freyburger.

Lui aspire à d’autres choses, à l’amour, possessif, avec toi.

Te posséder, oui, son obsession.

Il présume t’avoir à dîner pour lui tout seul, mais se fourvoie dans ses certitudes.

Parce qu’il y a ce rendez-vous avec Harvey, à Brooklyn.

— Un ami ? Mais quel ami ? Je croyais que tu ne connaissais personne à New-York !

Tu lui racontes votre rencontre à Leningrad, les verres sifflés ensemble, vos confidences et cette même solitude…

— Et le vernissage ? T’as pensé à la presse ? Certains journalistes ne viennent qu’attirés par ton nom…

Tu lui fais la promesse d’être là pour le parterre médiatique qui vous fantasme en interview croisée, de ne pas lui faire faux bond.

C’est un parjure sans le savoir, un parjure qui s’ignore.

Parce que le photographe se ronge les sangs, bouillonne.

Il n’a pas l’habitude qu’on se refuse à lui ; il n’a pas l’habitude qu’on le congédie de sa vie, qu’on le snobe.

Et surtout pas une femme, surtout pas toi…

***

19 heures.

Un taxi t’emporte, direction Brooklyn.

Et Alex te suit.

Il veut absolument voir de ses yeux à quoi ressemble Frydman ; la nature de tes relations avec lui ; combien il t’aime, comment tu l’aimes.

L’amitié homme-femme, il n’y croit pas vraiment.

Il ne croit pas vraiment qu’on ne puisse avoir envie de toi…

***

Trente minutes plus tard, le yellow cab se gare le long du trottoir, à quelques mètres d’un hangar.

Adossé contre un mur, Harvey joue un air d’harmonica en t’attendant.

Tu l’aperçois, lui sourit ; il te tient la portière, tu l’embrasses ; et Freyburger voit rouge.

Il bondit, rageur, de la bagnole qui l’a conduit jusqu’ici, attrape ton ami par le col, le retourne et lui colle une droite.

L’harmonica s’échoue sur le bitume, le sang s’écoule de sa bouche et tu hurles en tentant de t’interposer.

ARRETE, ALEX ! ARRETE !!

Mais, il te dégage et continue de bastonner le vieil homme en éructant sa colère.

Sa jalousie.

Alors c’est avec ça que tu baises ? Avec un black ?

Les coups pleuvent à mesure que tu t’égosilles, que tu le retiens, seulement ses poings ne l’épargnent pas.

Ne t’épargnent pas…

Le passage à tabac s’interrompt enfin, laissant ton ami musicien mal en point contre la Ford jaune.

Tu te précipites pour le soutenir, tandis que Freyburger s’évapore dans la désespérance et la stridence de ton cri.

Tu appelles à l’aide à mesure que le chauffeur, resté transi, démarre en trombe, vous abandonnant ainsi, seuls dans le désert de cette rue sans nom.

Tu passeras la nuit au chevet de Frydman.

Dans l’anonymat d’une sinistre chambre d’hôpital, tu lui tiendras la main pour qu’il s’en sorte…

Et il s’en sortira.

***

Au petit matin, les yeux cernés, tu traverseras le hall du Waldorf, hagarde, avant d’être interpellée par la voix d’Alexandre.

Solenn… Solenn, écoute-moi ! J’aimerais… J’aimerais m’excuser… Pour ton ami, pour tout…

Ton regard, épuisé, se fera glacial, et ta voix si rauque des larmes que tu as versées pour Harvey.

Va-t-en…

Solenn…

VA-T-EN ! Je ne veux plus jamais te croiser nulle part, plus jamais te côtoyer, de près ou de loin…

Et notre collaboration ?

Tu peux te la carrer où je pense !

Tu tournes les talons et remontes dans ta chambre, vidée de cette violence nocturne qui t’a tant effrayée.

Tant rappelé celle de Paul envers toi, dans vos heures les plus sombres.

Quitter New-York dès qu’Harvey sera remis sur pied.

Partir et oublier, rayer Freyburger de ton existence…

Et garder ce cap que tu t’es donné : te reconstruire.

Te reconstruire…



(25) : New-York, New-York est un titre extrait de la bande originale du film musical éponyme, réalisé par Martin Scorsese et sorti en salle en 1977. Les paroles sont signées Fred Ebb et la musique John Kander.

(26) : « Si je peux le faire ici /

Je le ferai n’importe où /

C’est à toi de jouer /

New-York, New-York… »

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