53 : "Parle avec elle…"

6 minutes de lecture

« Je suis bouleversé en apprenant la nouvelle, tu étais une grande actrice, puisse Dieu te garder. Adieu mon amie. »

Thierry Lhermitte, sur son compte Twitter, le 30 avril 2019, à propos du décès d’Anémone.

L’Étoile du Lac

Route du port

Saint-Jorioz (74)

le 17 mars 2008

19:00

Une autre Corona, un autre verre.

Le barman avise ma tronche chiffonnée par mes regrets.

En feuilletant le magazine qui m’occupe les mains depuis tout à l’heure, je me remémore la lettre posthume que Stephen t’a écrite : celle qu’il a fait paraître en mars 2002 dans un numéro de Paris-Match.

Je la connais par cœur ; on en a beaucoup parlé ensemble, lui et moi, par la suite.

Parce que de tous ces hommes qui ont cru t’aimer davantage que moi, il est le seul à pouvoir se vanter d’y être parvenu.

Le seul que je n’ai pas détesté pour ça, et ce n’est pas uniquement dû à son orientation sexuelle.

Non, votre amour filial crevait trop les yeux pour qu’il paraisse équivoque.

Et le public le savait…

***

Je t’en veux, Solenn.

Je t’en veux d’être partie sans crier gare, sans m’avoir dit au revoir. Ça va faire un an mardi prochain, et je t’en veux toujours.

Je m’en souviens encore parfaitement, comme si c’était hier. J’étais en tournage à l’Alhambra de Grenade, je cherchais la lumière de l’aube pour mon film Al Andalus, lorsque Margaux m’appela sur mon portable. A une heure aussi matinale, ça ne pouvait être que pour quelque chose de sérieux, de grave. Les propos de ton amie d’enfance étaient confus, la situation l’était elle-même. Et de notre conversation téléphonique, je n’ai retenu que deux phrases : « Ils ont arrêté Zack ! » et « Solenn est morte… ».

« Solenn est morte… » Ces mots m’ont mis à terre, Sol, m’ont écrasé de tout leur poids, ils m’ont sonné comme un boxeur. Ils ont puissamment résonné dans ma tête, perforé mon âme comme la balle du revolver qui t’a tuée ce matin-là…

J’ai eu du mal à réaliser, tu sais, à me dire que c’était « pour de vrai », que je ne te reverrai plus, que je n’entendrai plus ta voix souffler « Papi » à mon oreille quand mon esprit, songeur, s’évade, s’envole vers quelque nouveau script… Ça va faire un an, et pourtant j’espère encore te voir franchir le seuil de ma maison de Honfleur en me disant : « Y 'avait trop de monde à Deauville, alors j’ai poursuivi ma route jusque chez toi. Tu m’invites à déjeuner ? » Bien sûr que je te dirais « oui », bien sûr que je t’inviterais, que tu aurais toujours ta place à ma table. On ferait le marché ensemble, tu me charrierais sur mon insatisfaction chronique en choisissant des produits locaux, tu te moquerais de mon filet à provisions bariolé, curieusement assorti à mon écharpe, tranchant avec la sobriété de mon manteau de cachemire ; et on en rirait je crois…

J’étais à l’Alhambra et le soleil ne s’est pas levé, ce jour-là. Il est resté voilé, drapé de nuages sombres, et il me semble qu’il brille moins fort, se fait moins éclatant depuis que tu n’es plus là.

Oui, je t’en veux, Solenn, parce que c’est plus pareil sans toi. Depuis notre première rencontre au Cours Florent, en septembre 79, on était quasi inséparables, indissociables l’un de l’autre. On avait cette complicité, tant artistique que privée, qui ne s’est jamais démentie. Parce qu’on faisait tout ou presque ensemble : on a grandi, on est montés au sommet ensemble ; on est tombés, on s’est relevés ensemble ; et même quand tu as choisi une autre voie que celle du cinéma, on a continué à être là l’un pour l’autre. Bien sûr que j’ai réalisé d’autres films, créé d’autres spectacles, bien sûr que l’on s’est fâchés, fait longtemps la gueule parfois – parce qu’il faut bien avouer que l’on est aussi cabochards l’un que l’autre –, mais au fond, je n’ai jamais cessé de penser à toi. Je n’ai jamais cessé de te chercher dans mes castings.

Je t’en veux, Sol. Tu m’as laissé ton empreinte, tu m’as laissé trop de souvenirs de toi en tête. Les dimanches soirs et les fou-rires à Honfleur, nos interminables dîners au Flora Danica, la mélancolie d’un Noël ou d’un nouvel an à Biarritz, tes soudaines errances sur le rivage Atlantique, le silence de la mer qui t’apaisait, une nuit hors du temps en plein désert arabique, et tes doigts qui coulaient toujours si mélodieusement sur les touches d’un piano mécanique. J’en entends encore la musique… Tu disais que tu devais tout à ton père, qu’il t’avait transmis sa passion pour le cinéma, son amour pour Romy. Que ta vocation venait de là, que tu t’identifiais parfois à cette actrice mythique que tu adulais depuis toute gamine. Et à laquelle tu voulais tant ressembler… Au point de te noyer dans ta propre existence, comme elle. Oui, comme elle, tu avais besoin de lumière pour briller. Comme elle, tu t’oubliais dans l’alcool pour mieux te renier. Comme elle, tu as versé trop de larmes pour subsister.

Je t’en veux, Solenn, de me délaisser ainsi depuis. Avec toi, je réussissais à surmonter les grandes absences de ma vie : ma mère, Mitch. Et comme eux, tu es partie sans préavis. Comme eux, tu n’existes plus que sur pellicule ou ces images qui se fanent inexorablement avec le temps. Des clichés-souvenirs qui restent dans la mémoire collective. Dans la mienne surtout. Comme cette photo de toi, celle que j’ai prise à la première de L’Autrichienne au Marigny, tu n’avais pas vingt ans. Tu y étais radieuse, ingénue, peut-être encore inconsciente de ce qui venait de se jouer. Tu n’as pas vingt ans, et tu demeures ainsi, figée pour l’éternité dans mon portefeuille. Tu es mon talisman, alors tu ne le quittes plus, parce que je ne veux pas te laisser partir. Ou encore ce cliché, pris quinze ans plus tard : ta dernière apparition publique en tant qu’actrice, en compagnie de Sarah Biasini (28) et Alain Delon, de Zack et moi-même, à l’avant-première de Romy. Tu y es plus mature, tes traits sont plus marqués par une existence qui ne t’épargne pas, mais te rendent presque plus jolie aussi, avec ce sourire qui semblait alors dire « oui » à la vie. C’est cette image que je veux garder de toi ; je l’ai conservée, fait agrandir et encadrer pour te suspendre au mur de mon bureau, à Honfleur. C’est de là que je t’écris, que j’ai toujours écrit, sous ton regard pétillant et ta blondeur incandescente.

Je t’en veux, mais je m’en veux plus encore. Parce que je n’ai rien vu de ce qu’un ami aurait dû voir, rien décodé de tes non-dits, tes silences. Parce qu’en définitive, ce sont les non-dits qui ont le plus d’importance entre deux êtres aussi proches que nous avons pu l’être : je t’aime, Solenn, et je ne te l’ai jamais dit. Pas comme un amant ou un compagnon de vie, mais plutôt comme un père qui aime sa fille. Tu as été ma fille, Sol, celle que je n’ai jamais eue. Mon héritière spirituelle, artistique. Ce n’est pas normal que tu sois partie avant moi. Ni même dans l’ordre des choses…

Le soleil ne se lève pas, ma belle, mais je ne t’en veux plus. Je l’inventerai pour toi, te le créerai en numérique. C’est ce que j’ai fait dans mon dernier film, celui qui est nominé aux Oscars, dix ans après notre flamboyant Riyad qui a tant fait couler d’encre. Dix ans après, oui, et c’est un peu notre revanche. Et si, cette fois-ci, Hollywood veut bien me consacrer, c’est à toi que je dédierai ma victoire, ma symbolique statuette. Parce que je n’en serais pas là sans toi, je ne serais pas ce cinéaste que tu inspires pour toujours.

Je ne t’en veux plus, Sol. Tu as sans doute tes raisons d’avoir tiré ainsi ta révérence, sans adieux grandiloquents, sans Grand-Messe et sans fard. Et où que tu sois aujourd’hui, ma belle, je ne souhaite qu’une chose : que tu reposes désormais en paix.

Je t’embrasse, ma Solenn, ma muse, et s’il te plaît, avant que l’on ne se quitte, accorde-moi cette dernière faveur : celle de me garder une petite place auprès de toi quand mon heure sera venue. Tu me dois bien ça, non ? Parce qu’on a tant de temps à rattraper ensemble, ma jolie… Tant de temps !

Tendrement et avec toute mon affection, tout mon amour…

Ton "Papi"

(28) : La fille de Romy Schneider.

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