Chapitre 6 : Tourmente
Traversée de rêves, Célia visualisait tout ce que sa mémoire avait accumulé depuis longtemps. Elle revoyait les bons moments qu’elles avaient passés avec son adorable sœur. Leurs amusements, leur vie heureuse et leurs espiègleries. Puis, leurs balades en forêt afin de rapporter des aliments frais à troquer sur la place marchande. Ces doux songes se changèrent peu à peu en cauchemars. Elle se rappela des événements récents, moins joyeux et bien plus traumatisants. Cette humiliation publique à la taverne, la mort atroce d’un ami et surtout, cette vision horrifique. Elle se trouvait maintenant au milieu de son village en ruine, cernée par une dizaine de démons, prêts à l’attaquer. Célia les regardait, le visage empli d’effroi. Elle voulait s’enfuir, mais cette fois encore, son corps refusait de bouger. Dans un cri rauque, les créatures bondirent vers leur proie apeurée et au moment où leurs griffes s’apprêtaient à la toucher, quelque chose d’extrêmement rapide sortit des ombres et les terrassa sans difficulté. La masse noire prit ensuite la forme d’une femme masquée à l’allure peu fréquentable, armée d’une épée qui semblait maléfique. La Dame Légendaire. Célia s’en souvenait à présent. Elle l’avait vu tuer Jael. L’héroïne qu’elle admirait tant se tourna dans sa direction et la menaça de sa lame.
— Est-ce vraiment le destin que nous avons choisi pour ce monde ? Si tu avais en toi le pouvoir de le modifier, le ferais-tu ?
Encore cette interrogation à laquelle Célia ignorait le sens véritable. La guerrière attendait une réponse et la fixait sans bouger. Au bout de quelques secondes, elle perdit patience et s’apprêta à transpercer l’humaine.
— Tu es trop faible…
Elle lui porta un puissant coup d’estoc, lui arrachant un hurlement déchirant. Célia se redressa en sursaut dans un lit, la respiration haletante et le corps en sueur. Par réflexe, elle toucha le bas de son torse douloureux pour retenir le sang qui aurait dû s’écouler de la plaie si elle avait été réelle. Aucune trace de violence sur sa peau. Cependant, elle sentait quelque chose peser sur ses jambes : son adorable sœur, assoupie sur ses cuisses, les bras croisés avec sa tête dessus. À ce moment-là, Célia comprit qu’elle se trouvait dans sa chambre, chez elle. La jeune femme essayait de retrouver sa pleine conscience, quand des bruits sourds se rapprochaient, comme une personne qui montait des escaliers en toute hâte. La porte à sa droite claqua contre le mur. Anyse entra en trombe dans la pièce.
— J’ai entendu crier ! Tout va bien ? Ah ! Célia, tu es réveillée ? Grâce au ciel, tu es saine et sauve ! Nous avons eu très peur !
Anyse retenait ses larmes, pendant qu’Aelia ouvrit lentement les yeux. La première chose qu’elle vit était sa sœur enfin éveillée. Elle se jeta en pleurs dans ses bras, Anyse alla les câliner.
— Aelia a veillé sur toi. Tu dois avoir faim, je vais te chercher quelque chose.
Anyse sortit de la chambre et revint avec deux morceaux de pain et un peu de lait. Célia resta muette et commença à triturer les cheveux d’Aelia. Ce simple geste l’aidait à se rattacher à quelque chose de réel et oublier ses dernières péripéties. Elle se sentait coupable d’avoir inquiété ses proches et réfléchissait déjà à un moyen de se faire pardonner. La mère laissa ses deux filles entre elles.
Célia n’osait affronter le regard d’Aelia, la petite attendait qu’elle parle. Elle était persuadée que son aînée lui cachait quelque chose de terrible et était attristée qu’elle ne lui avoue pas tout sans hésitation. Elles étaient pourtant une oreille attentive l’une pour l’autre.
— Des membres de l’église des paladins sont arrivés ce matin, informa Aelia pour ouvrir la conversation. Ils enquêtent sur ce qu’il s’est passé. Ils pensent qu’un assassin s’en est pris à eux, avant de mettre le feu au chariot pour couvrir sa fuite. C’est horrible… Comment t’es-tu retrouvée là-bas ?
Entendant cela, la mémoire de Célia se reconstitua. Sa sortie nocturne pour s’entraîner à l’épée, son envie de voir Jael une dernière fois avant son départ, son agression et sa mort causée par…
— La Dame Légendaire ! C’était elle ! C’est elle qui a… !
Le pouls de Célia s’accéléra. Son esprit lui montrait à nouveau les cadavres de la famille marchande et la vision de ce paysage effroyable. Tout lui était revenu. Elle serrait les dents et grognait de douleur en tenant ses tempes. Sa cadette ne comprenait pas ce qui lui prenait et chercha à la calmer. Elle lui attrapa les épaules, mais sa sœur sauta du lit. Elle se précipita hors de la chambre, sous les yeux d’une Aelia stupéfaite qui essaya de l’arrêter, en vain.
Célia sortit de la maison sans se chausser et courut jusqu’à l’emplacement de la caravane. Lorsqu’elle arriva sur les lieux, une dizaine de paladins était là. Leurs armures de plate grise étaient gravées de symboles couleur argent et agrémentées d’une cape blanche. Certains portaient une épée et un bouclier, d’autres, une lance dans leur dos. Ils scrutaient chaque élément des restes calcinés du véhicule. Le feu ayant été maîtrisé le soir même, certaines caisses de marchandise demeuraient intactes et étaient pilier sans aucune gêne par les soldats.
Célia avança. L’un des militaires, dont les ornements sur sa cuirasse montraient qu’il était le plus gradé, lui barra la route. Il s’exprima d’un ton diplomate.
— Halte, la zone est bouclée et interdite aux civils. Si vous avez le moindre témoignage concernant cet assassinat, veuillez nous en faire part. Sinon, je vous prierai de partir.
— Je l’ai vu ! La Dame Légendaire ! Elle a tué Jael et sa famille ! Elle a fait exploser leur chariot !
L’homme regarda Célia avec de grands yeux et croisa les bras. Curieux, d’autres approchèrent et chuchotèrent entre eux. Le sujet concernant la Dame Légendaire avait piqué leur attention.
— Vous parlez de cette femme masquée qui d’après les rumeurs serait capable de détruire les créatures noires ? Cette histoire n’a rien à faire là-dedans.
— Elle les a tués après l’avoir accusé d’être un ange !
— Nous n’avons pas le temps pour les plaisanteries ! Fichez le champ !
— Mais puisque je vous dis que… eh !
Elle remarqua que parmi ceux qui fouillaient dans les décombres pour dénicher des objets de valeur encore intacts, l’un d’eux brandissait sa rapière, la montrant fièrement aux autres.
— C’est à moi ! cria Célia en se précipitant vers lui.
Surpris, le capitaine se retourna et ordonna qu’on attrape cette gamine. Ces derniers la saisirent sans ménagement. Célia se débattait comme une damnée, les soldats lui rirent au nez, y compris celui qui tenait la lame.
— Lâchez-moi ! Cette épée n’est pas à vous !
— Ce n’est pas un jouet et je doute que cela appartienne à une pauvre paysanne comme toi. Si elle est vraiment à toi, je peux te la rendre, mais entre deux côtes. Je compte bien la vendre et en tirer un bon prix. Ce serait dommage de la salir, hein vous autres ?
Les moqueries reprirent de plus belle. Célia le fusillait du regard. Elle donnerait n’importe quoi pour que ce soit lui qui se retrouve avec cette lame en travers de l’abdomen. Les rumeurs sur les soldats de la capitale étaient fondées : des personnes abjectes ne pensant qu’à satisfaire leur cupidité par l’intimidation et les pots-de-vin. Un argument qui rebuterait ceux qui croyaient que Gilios était un lieu de paix ou la prospection était possible. Devant autant de mépris, Célia criait de colère et commençait à insulter les paladins. Ces derniers allaient frapper la jeune femme, lorsque quelqu’un intervint d’une forte voix.
— Que lui faites-vous ? Arrêtez !
C’était Rick, accompagné de Nyeli et d’Aelia. Dans sa course pour rattraper sa sœur, la petite avait croisé le couple et expliqué rapidement la situation. Le forgeron observa les différents éléments de la scène et comprit plus ou moins ce qu’il se passait. Il se présenta devant le capitaine, un faux sourire gêné aux lèvres.
— Je vois que mon apprentie vous cause des problèmes. Excusez-la, monseigneur. Elle peut se montrer impulsive.
— Vous connaissez cette gamine insolente ?
— Oui, elle travaille avec nous à la forge. Si vous pouviez juste lui rendre cette épée, elle y tient beaucoup. Elle a mis des années et tout son cœur pour concevoir une pièce d’une telle qualité.
— Un si petit village avec une création aussi raffinée ? Impossible ! Fournissez-moi une preuve qu’elle lui appartient !
Pris au dépourvu, Rick réfléchit à un argument mais ne trouva rien de plausible. Aelia eut une idée. Elle pria les paladins de patienter quelques instants, le temps qu’elle aille chercher quelque chose. L’enfant retourna chez ses parents, monta dans sa chambre et emporta la ceinture en cuir, à laquelle était accroché le fourreau rougeoyant de la rapière. Elle le ramena et laissa le capitaine l’examiner. Il demanda à son subordonné d’insérer la lame à l’intérieur, elle s’y glissa sans le moindre à-coup. Contrarié, il resta dubitatif. Posséder le fourreau d’une épée ne faisait pas de son détenteur le propriétaire de celle-ci. Mais l’homme avait mieux à faire que s’occuper des caprices d’une petite peste. Il fit rendre son dû à Célia et chassa les trois villageois des environs.
Assez éloigné d’eux, le forgeron réprimanda Célia.
— Tu as de la chance qu’ils ne t’aient pas empalé sur place. Si nous n’avions pas vu Aelia te poursuivre, je n’aurais pas pu te sauver la mise et je n’imagine pas ce qu’il t’aurait fait. L’église des paladins est encore plus détestables que l’armée régulière. Ils criaient haut et fort qu’ils allaient résoudre ce problème de démon rapidement, mais aucun n’a réussi à vaincre un seul.
Nyeli fut plus modérée dans ces propos et voulait que Célia soit plus prudente.
— Tu étais là-bas hier soir quand l’explosion a retenti. Ce n’est pas le moment de te faire remarquer, ils pourraient bien t’emmener pour t’interroger. S’il vous plaît, rentrez chez vos parents et restez-y jusqu’à ce qu’ils partent.
Aelia remercia le couple pour leur aide et tira sur le bras de Célia pour qu’elle la suive. L’aînée demeura muette, le visage bas. Elle devait beaucoup à Rick.
De retour chez elles, les sœurs montèrent dans leur chambre. Aelia fit s’asseoir Célia sur le lit. La cadette se plaça à ses côtés et lui parla d’un ton rassurant.
— Raconte-moi tout depuis le début. Je ne dirai rien à personne.
Célia inspira profondément, avant de rapporter les événements de la soirée en question dans les moindres détails. Elle les énuméra, de son entraînement nocturne jusqu’à la mort de Jael. La jeune femme se garda de mentionner la vision horrifique. Aelia avait du mal à imaginer à une telle histoire, la trouvant trop folle pour être réelle. Mais elle la croyait, car Célia ne lui avait jamais menti. Elle s’attarda sur quelque chose en particulier.
— Tu as donc vu la Dame Légendaire ? Et elle a accusé le marchand de bijoux d’être un ange ? Tu veux dire comme dans les récits de conteurs ?
— J’ai l’impression qu’elle était savait qu’il était différent. Jael lui avait proposé de servir la Reine Sorane de Skylae. Je n’en ai jamais entendu parler. Il disait être originaire de Stelaris, c’était peut-être un faux nom pour cacher la vérité.
— Des créatures magiques qui existent pour de vrai ? C’est incroyable. Tu penses qu’il y en aurait d’autres ?
— « Les créatures fantastiques n’existent pas que dans les livres et les contes pour enfants, elles sont bien réelles », c’est ce qu’à dit Dame Légendaire. Donc ce doit être le cas. Elle prétendait que Jael et sa famille allaient piller notre village et le détruire. Avec la magie qu’il a utilisée en face de moi, il l’aurait fait sans problème. Et si d’autres personnes comme lui existent… Et si c’était eux qui invoquait les démons ? Et si…
— Peu importe de qui il s’agit, d’où viennent ces choses ou encore qui est la Dame Légendaire. Ce n’est pas le plus important.
Choquée par ce désintérêt dont Aelia faisait preuve, Célia se leva et la fixa droit dans les yeux, le visage pétri de détresse.
— Je ne mens pas ! Tu ne me crois pas ?
— Bien sûr que si, mais pour le moment…
La cadette lui prit le fourreau des mains et le posa debout dans l’angle du mur, avant de pousser sur les épaules de Célia pour la faire se coucher.
— Faisons ce que Nyeli a dit et restons loin des paladins jusqu’à ce qu’ils partent. Maintenant repose-toi, tu en as besoin. Je te rapporterai quelque chose à manger quand nous dînerons.
Aelia embrassa son aînée sur le front, en souhaitant qu’elle fasse de beaux rêves. Elle alla fermer le volet et sortit de la chambre. Célia ôta ses vêtements et se glissa sous la couverture. Tant de questions tournoyaient dans son esprit. Elle cherchait une explication pour chacune d’elle, jusqu’à ce que la fatigue la rattrape. Elle essaya de dormir mais ces histoires, dans l’espoir de ne pas revivre cet horrible moment, mais voulait de tout son cœur revoir la Dame Légendaire et obtenir des réponses.
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