Chapitre 10 : Discussions ouvertes

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  Cette première chevauchée fut une souffrance sans nom pour les sœurs. Elles n’avaient jamais eu l’occasion de monter un cheval au galop et ce rythme leur provoquait de vives douleurs au postérieur qui remontaient progressivement le long de leur dos, jusqu’à leurs omoplates. Si Célia arrivait plus ou moins à le supporter, Aelia n’en pouvait déjà plus. Elle forçait inutilement sur les étriers de sa selle et mettait toute son énergie pour ne pas tomber. Elle grelotait, à cause de l’humidité ambiante de cette froide fin d'automne. Devant, son aînée éclairait le chemin et entendait ses plaintes. Elle faisait de son mieux pour la rassurer, mais face aux suppliques de plus en plus insistantes, elle finit par ralentir, jusqu’à s’arrêter après seulement une heure de voyage.

  Célia descendit de sa monture et alla aider Aelia à mettre pied à terre. L’enfant s’allongea sur le ventre. Elle ne sentait plus ses fesses ni ses cuisses et pleurait de douleur. Tyane sortit des ombres et soupira.

  — À ce rythme, nous mettrons presque une semaine à atteindre Sylvae. On ne doit pas s’éterniser ici, les Neantys peuvent apparaître à tout moment.

  — Laissez-la se reposer ! protesta Célia en la fusillant du regard. Vous voyez bien qu’elle est fatiguée !

  — Les nombreux guérisseurs de notre capitale pourront la soigner. Je vous accorde quelques instants de repos, mais tâchez de contenir vos maux et de faire preuve de ténacité !

  Célia ne savait pas comment apaiser la douleur de sa cadette, mais pouvait au moins l’aider pour le froid. Elle sortit la couverture du sac et l’enroula autour d’elle. L’impitoyable elfe resta à l’écart et les observait avec agacement. Elle se doutait que ces deux humaines n’étaient pas des foudres de guerre, mais elle ne s’attendait pas à autant de faiblesse de leur part. La créature fantastique leur proposa d’utiliser une monture pour deux pendant qu’elle prendra l’autre. Lorsqu’Aelia se sentit apte à repartir, elle monta sur le même cheval que sa sœur et le groupe reprit leur chemin. L’enfant cintrait la taille de son aînée et se collait à elle pour tenter de se réchauffer. Elle ferma les yeux pendant le trajet, essayant de penser à autre chose. Menées par Tyane, leur route continua jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

  Elles s’arrêtèrent près d’une rivière, ce qui permit à Aelia de dormir un peu. Impuissante, Célia veilla sur elle, pendant que Tyane alla chasser du gibier. Avant de partir, elle avait allumé un feu grâce à du bois sec et à la flamme d’une lampe. La créature fantastique revint avec trois lapins. Elle les égorgea, les dépeça et découpa leur chair en petits morceaux. Elle observait l’humaine de temps à autre et voyait bien que quelque chose pesait sur sa conscience. Elle n’avait aucun remords à avoir brusqué ses protégées, mais souhaitait quand même communiquer et faire connaissance.

  — Les sans-magies consomment-ils beaucoup de viande ? questionna-t-elle pour trouver un sujet de conversation.

  Célia ne tourna pas la tête mais lui répondit tout de même par politesse.

  — Seulement ceux qui ont assez d’argent pour s’en offrir. Ma famille a eu cette chance plusieurs fois grâce aux aliments que nous troquions, mais nous mangions surtout du pain, des légumes et des fruits.

  — À Sylvae, tous ont droit à une alimentation décente. Bien entendu, certains ont le privilège d’avoir des repas plus somptueux que d’autres, mais jamais notre espèce n’a connu la famine. La nature nous honore de ses inestimables bienfaits et en priver un individu serait indigne de nous. Mais attention, ne vois pas en notre capitale un paradis.

  — N’importe qui le croirait…

  — Et pourtant, nous faisons face à de nombreuses divergences internes. Par exemple, l’armée régulière méprise l’Ordre des Racines, nous considérant comme des mercenaires enivrés par nos pouvoirs. À l’inverse, nous sommes encensés par le peuple. En fin de compte, nous sommes juste des personnes défendant nos congénères et sommes prêts à sacrifier nos vies pour la prospérité des forêts envoûtées.

  Ces mots résonnaient avec les convictions profondes de Célia et justifiaient à présent ses paroles avant leur départ de la grotte. Elle tourna la tête vers Tyane.

  — Protéger dans l’ombre ceux que le soleil illumine tous les jours ?

  — Tu comprends vite, complimenta l’elfe avant de lui tendre un bâton avec un morceau de lapin cru à son extrémité. Mange, tu dois regagner des forces.

  L’humaine hésitait à le prendre, mais la faim l’y força. Elles firent cuire leur viande et se restaurèrent ensemble en silence. Réveillée par une odeur plus qu’alléchante, Aelia se leva et alla les rejoindre. Elle proposa d’ajouter quelques légumes à ce repas.

  Rassasiée, l’elfe empoigna le sac vide et y plaça le fruit de sa chasse, avant de monter sur son cheval. Les sœurs grimpèrent sur le leur et le groupe reprit la route, à une allure bien plus modérée. Côte à côte, les équidés se déplaçaient au pas. Les inséparables purent profiter de ce calme pour admirer la beauté de ce paysage encore inexploré pour elle. À un moment, Célia posa à Tyane la première question qui lui vint en tête.

  — Qui est vraiment Sorane ?

  — C’est une descendante de Talyss, la divinité à l’origine du peuple céleste. Je ne l’ai jamais rencontrée en personne, mais la Grande Prêtresse Alervina m’a beaucoup parlé de cette reine à la logique implacable et à l’intelligence incroyable. Elle est réputée pour ses impressionnantes inventions combinant magie et mécanismes complexes. Son esprit ne tolère aucune approximation et le fait qu’elle s’intéresse aux terres dévastées signifie qu’elle a des objectifs parallèles à ceux du conseil d’Aldria.

  — Vous pensez que c’est elle qui a envoyé Jael dans les plaines d’Ashon ? Je me rappelle que la Dame Légendaire avait dit qu’elle avait tué certains de ses congénères qui se faisaient passer pour des humains.

  — J’en suis persuadée, bien que je ne comprenne pas pourquoi elle prendrait le risque que l’existence des peuples fantastiques soit percée à jour. Je suis peut-être dans le même cas, mais contrairement aux anges, piller des villages ne m’importe guère. Erulyn m’a demandé de rassembler des informations sur les Neantys et cette mystérieuse guerrière qui les combat et c’est ce que je fais. Le reste n’a aucune importance.

  Cette dernière phrase raviva la méfiance de Célia, qui se voyait maintenant comme un simple objet aux yeux de Tyane.

  — Et que ferez-vous de nous après que nous ayons livré nos témoignages ?

  — Je ferai en sorte que vous viviez en paix dans notre cité. Si je vous renvoie chez vous, il y a de fortes chances que Sorane vous fasse pourchasser pour vous éliminer. Je doute que les visionnaires approuvent votre présence, mais la décision finale reviendra à la souveraine et à elle seule.

  — Et comment sont les forêts envoûtées ? demanda à son tour Aelia. Les arbres sont magiques ?

  — Elles se trouvent dans un cratère dont le passage n’est pas visible par les sans-magies. Jamais nous n’avons construit à l’extérieur de cette protection naturelle pour les raisons évoquées précédemment. D’autres peuples partagent ce territoire avec nous : les Centaures, les Spriggans et les Satyres. Ils sont moins représentés, mais tout aussi importants. Et pour te répondre sur la magie de la nature, je pense que le mieux est que tu constates par toi-même.

  L’enfant continuait de faire travailler son imagination. Entre ces nouvelles créatures et la possibilité de voir un monde différent, elle en oubliait presque ses douleurs physiques. Le groupe échangea sur des thèmes plus banaux, Tyane semblait plus ouverte bien que sa voix monocorde ne le montrait pas.

  — Vous êtes les premières sans-magies avec qui je discute. De votre côté, vous devez être les premières de votre espèce à rencontrer une elfe depuis près de six millénaires.

  — Pourquoi aussi longtemps ?

  La question gêna Tyane, qui sans le vouloir, venait de donner l’opportunité aux humaines d’en apprendre plus sur quelque chose qu’elle n’aurait pas aimé aborder.

  — Je vous expliquerai tout cela lorsque nous serons arrêtés, cette nuit.

  Cette dernière phrase laissa les sœurs perplexes, accentuée par le silence de la créature fantastique pendant le reste de la journée.

***

  Le soir tombé, le groupe s’installa autour d’un feu et mangea les morceaux de lapin restant. Le repas achevé, Tyane fixa les inséparables d’un regard pénétrant. Son expression plus sérieuse que jamais les inquiétait et les faisait se demander si elles n’avaient pas dit quelque chose de mal.

  — Je vais vous parler d’un sujet ayant marqué tous les peuples magiques. Je ne le devrais pas, mais vous avez le droit de savoir. Connaissez-vous la guerre fantastique ?

  Les humaines firent non de la tête et les mots lourds de Tyane ne les rassuraient pas. Elle sentait leur peur mais ne passa pas par quatre chemins.

  — Cet événement a failli annihiler définitivement votre civilisation de la surface d’Aldria.

  Aelia et Célia s’exclamèrent de surprise et commencèrent à poser de nombreuses questions. Tyane les calma d’un signe de main et reprit la parole.

  — Je ne suis pas sûre que vous saisissiez pleinement toutes les causes et les conséquences mais je vais tâcher d’aller à l’essentiel. Sachez tout d’abord que de ce conflit résulta la séparation de votre espèce en anges et en sirènes.

  — Vous voulez dire que nos ancêtres se sont transformés en créatures fantastiques ? s’étonna Célia.

  — En effet. Six millénaires avant ce jour, l’impératrice humaine Mel’Shana et sa conseillère la plus proche Talyss n’étaient pas en accord quant à l’utilisation d’un agent alchimique au potentiel immense. Talyss avait informé la Grande Prêtresse Alyona de la dangerosité des actes de sa souveraine, mais la folie de ses propres ambitions prit le dessus sur sa loyauté. S’en suivit une sanglante bataille qui opposa l’union des elfes et des fées contre les humains, avec la victoire des peuples magiques en seulement quelques heures.

  Cette triste et incroyable histoire fit naître un sentiment d’effroi dans l’esprit d’Aelia et Célia. Rien que d’imaginer ce massacre leur donnait presque la nausée. Elles préférèrent ne rien demander de plus de peur d’entendre des choses encore plus horribles.

  — Aujourd'hui, les créatures fantastiques rejettent tout contact avec les sans-magies et veulent cacher leur existence à leurs yeux. Nous leur avions partagé notre savoir et notre magie au nom de la paix, mais voilà comment ils nous l’ont rendu, tout cela à cause de l’avidité de deux personnes. Je n’en dirais pas plus, vous semblez déjà assez choquées. Je vais monter la garde. Reposez-vous car ce sera notre dernière chevauchée avant d’arriver à Sylvae. Nous avons perdu assez de temps, nous irons au galop. Le danger se rapproche et vous mettre en sécurité reste ma priorité.

  Tyane s’éloigna du feu de camp et alla s’asseoir plus loin. Épuisée, Aelia s’enroula dans la couverture et s’endormit assez rapidement. À ses côtés, Célia la surveillait mais demeurait triste. Pour la première fois depuis longtemps, elle commençait à douter d’elle-même et de ses capacités. Sans une arme pour se défendre, elle se sentait comme un poids mort. Sa vie et celle d’Aelia reposaient sur Tyane. Mais quel intérêt aurait l’elfe à continuer de protéger plus faible qu’elle pour aller rapporter exactement les mêmes mots à sa souveraine ? Et peut-elle vraiment faire en sorte que ses congénères les accueillent parmi eux, ou subirait-elle un sort aussi terrible que ses ancêtres ? L’idée de renoncer et rentrer avec sa sœur déjà trop malmenée par ce voyage lui traversa l’esprit. Mais avant de prendre sa décision finale, Célia voulait en avoir le cœur net. Elle marcha vers Tyane, cette dernière était adossée les bras croisés à un arbre et regardait les étoiles.

  — L’homme que la dame légendaire a tué parlait de nous comme les « descendants de la déesse traîtresse », cela à un rapport avec cette histoire de guerre fantastique ? demanda Célia.

  — Les anges considèrent les sans-magies comme les suivants de Mel’Shana, tout comme les sirènes les considèrent comme les anciens partisans de Talyss. Ce conflit ancestral demeure bien ancré dans les mémoires, sauf pour les humains de cette époque, qui ont totalement oublié ce triste souvenir au fil du temps.

  — Et que sont devenues l’impératrice et sa conseillère ?

  — Pendant que les survivants et transformés s’enfuyaient dans l’océan ou les cieux selon leur parti pris, elles se sont affrontées dans une lutte à mort. Trop puissantes pour être arrêtée et ne pouvant plus être raisonnées, Alyona sacrifia son immortalité et utilisa un sort interdit pour seller ces furies. Leurs réceptacles respectifs furent par la suite restitués à leurs nouveaux peuples.

  Célia baissa la tête. Avec cette information supplémentaire, elle était maintenant certaine que les créatures fantastiques n’allaient pas leur offrir un foyer et se débarrasseraient de sa sœur et d’elle une fois les témoignages rapportés. Elle serra les poings et allait annoncer son intention de rebrousser chemin, lorsque…

  — Mais à présent la donne a changé, reprit l’elfe. Notre rencontre pourrait faire avancer les choses. Bien que beaucoup préféreraient vous abandonner aux griffes des Neantys, ils ne peuvent plus demeurer aveugles.

  Tyane se leva et marcha vers l’ombrage du tronc d’un arbre un peu plus loin. Elle se retourna et fixa Célia droit dans les yeux, tout en laissant son corps entrer en arrière dans les ténèbres.

  — Tu n’as aucun pouvoir magique ni autant de capacités physiques que moi, mais Aelia et toi représentez peut-être ce qui pourrait tous nous unir contre les forces du mal. Maintenant, dors. Je veillerais sur toi et sur celle que tu protèges avec une ardeur admirable.

  Tyane disparut sous le regard surpris de Célia. Ces paroles venaient de dissiper ses peurs et raviver ses espoirs. Elle ne faisait pas encore totalement confiance à Tyane, mais cette dernière lui fit comprendre que tout cela ne servirait à rien si elle renonçait. La dame légendaire restait son objectif et elle se devait de continuer si elle voulait la retrouver. La grande sœur retourna près de sa cadette et s’allongea face à elle. Son visage innocent endormi lui rappelait une nouvelle fois ô combien elle tenait à elle. Elle-même finit par s’assoupir, pour rejoindre le paisible monde des rêves.

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