Chapitre 2 : Rien d'urgent

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Le reste de la journée s’était étiré comme un vieux élastique : sans tension, sans but, sans fin. Dehors, la lumière était restée grise, sans réelle variation. Il ne pleuvait plus. Mais rien n’avait séché non plus.

Dans la cuisine, Lisa fouillait les placards comme si elle cherchait un trésor caché dans une boîte de céréales vide. Elle ouvrait, refermait, ouvrait encore. Pas parce qu’elle avait faim. Juste pour faire un truc.

— On a vraiment plus rien, marmonna-t-elle.

— T’as pas dit ça y’a une heure ? répondit Hanna, adossée à l’encadrement de la fenêtre, clope au bec, les jambes repliées sur le rebord.

Lisa se redressa, une conserve à la main.

— J’viens de retrouver un pois chiche solitaire. J’crois qu’il m’a parlé.

— Tue-le. C’est probablement un espion.

— Ou ton fils caché.

— Même mort, j’le reconnaîtrai pas.

Lisa referma lentement le placard. Un soupir lui échappa. Elle se tourna vers Hanna, l’air absent.

— Tu sais ce qu’on pourrait faire ?

— Dormir encore ? T’as peur que j’batte ton record ?

— On pourrait cuisiner un truc. Genre... vraiment cuisiner. Pas juste balancer des trucs dans une poêle.

— Genre... avec une recette ?

Lisa haussa les épaules.

— Genre… jouer à faire semblant d’avoir une vie.

Hanna tira une longue taffe. Son regard glissa vers le ciel.

— On l’a déjà, non ?

Silence.

Lisa passa une main dans ses cheveux. Elle était toujours en chaussettes, t-shirt trop grand. Pas coiffée, pas réveillée. Et pourtant, la journée avançait.

— Y’a un plat que t’aimais bien, avant ? demanda-t-elle.

— J’sais pas. Peut-être. T'avais pas acheté un carnet pour écrire tes recettes ?

Lisa hocha la tête, puis se pencha vers un tiroir qu’elles ouvraient jamais vraiment. Elle fouilla sous des torchons dépareillés, des briquets morts, un paquet de cartes grasses, et finit par en sortir un vieux carnet à spirale. Couverture tachée, pages gondolées, l’air d’avoir survécu à un déménagement ou deux.

— Bingo, murmura-t-elle.

Hanna éteignit sa clope dans le petit cendrier de la fenêtre.

— J’vais me doucher, grogna-t-elle.

— Fais ça. Moi j’vais rater un plat au hasard.

— Comme d’hab.

Elle quitta la pièce en traînant un peu des pieds. Lisa s’installa à la table, ouvrit le carnet, et laissa les pages parler.

La porte de la salle de bain se referma, et l’eau commença à couler. Un bruit constant, presque confortable.

Avant même de lire, Lisa tendit la main vers la vieille radio posée sur l’étagère. Un clic. Un souffle statique. Puis une guitare country aux cordes fatiguées, et une voix grave, traînante, sortie d’un autre siècle. Une chanson qu’elle reconnaissait sans même écouter.

Elle laissa tourner.

Elle feuilleta les pages du carnet, l’air absent.

— “Soupe d’anxiété et d’oignons”... — “Pâtes aux souvenirs flous”... — “Gratin de solitude à l’ail”...

Un sourire bref.

Elle tourna encore une page, tomba sur une vieille ligne à moitié effacée.

— “Pain perdu au sel marin et regrets vaporeux.”

Elle hocha la tête.

— C’est toi. C’est clairement toi.

Elle se leva, sortit un saladier, un peu de lait, deux tranches de pain rassis. Puis elle ouvrit le frigo pour attraper les œufs. Elle tendit la main… et s’arrêta net.

— …Ah. Bah non.

Elle resta figée un instant. Hésita à râler pour le principe. Puis referma la porte sans bruit.

— Tant pis. On fera sans.

Elle improvisa avec ce qu’elle avait, battant la préparation d’un geste mécanique. La radio tournait toujours. Le refrain, toujours le même. Ce cowboy débile qui chantait à sa lune fantôme.

Lisa sourit. Elle versa la mixture dans la poêle. Le grésillement s’éleva doucement. Et, sans vraiment y penser, elle commença à bouger. Un pas à gauche. Un pas à droite. Juste assez pour ne pas rester figée.

La douche s’arrêta. Un léger courant d’air tiède glissa sous la porte, chargé de buée et de savon.

Les pas d’Hanna résonnèrent dans le couloir, discrets. Elle apparut dans l’encadrement de la porte, cheveux humides, t-shirt tombant sur les épaules, pantalon de pyjama. Elle s’appuya contre le chambranle, bras croisés, un petit sourire aux lèvres.

Lisa, toujours dos à elle, se balançait doucement sur la vieille chanson. Pas un vrai pas de danse. Juste un rythme tranquille dans le corps, comme une façon de tenir debout autrement.

— T’écoutes encore ce truc ? lança Hanna.

Lisa tourna légèrement la tête, sans s’arrêter.

— C’est tombé tout seul. J’ai pas touché.

Hanna souffla un rire à peine audible.

— C’est toujours aussi nul.

— Ouais. J’aime bien.

Elle s’approcha. Sans geste brusque. Elle posa une main sur la hanche de Lisa, l’autre sur son épaule. Pas pour l’embrasser, pas pour faire genre. Juste... parce qu’elle était là.

Un pas, deux. Elles dansaient à peine.

— Tu vas finir par aimer ça, murmura Lisa.

— J’ai dit que c’était nul, pas que c’était interdit.

— Tu fais des efforts. C’est louche.

— T’étais toute seule à te tortiller, j’pouvais pas laisser passer ça.

Lisa sourit. Leur front faillit se frôler. Mais non.

La chanson se termina. La radio enchaîna sur autre chose. Elles restèrent un instant immobiles, puis Hanna recula doucement.

Elle attrapa un mug posé sur le plan de travail.

— C’est quoi que t’as fait cramer ?

— Pain perdu sans œufs. Ni regrets. Enfin presque.

— T’as un don.

— Tu veux goûter ou tu préfères juger de loin ?

— J’vais prendre le risque.

Le repas était fini depuis un moment. Lisa avait filé dans la chambre avec son casque sur les oreilles. Pas un mot, juste un petit geste vague, comme pour dire “j’disparais un peu”.

Hanna, elle, était restée dans le salon. Assise sur le rebord de la fenêtre, jambes ramenées contre elle, dos contre le mur. Clope froide entre les doigts. Regard figé quelque part dehors.

Il n’y avait pas vraiment de lumière. Juste un gris diffus, qui collait aux vitres. Le genre de jour sans bord.

Un lampadaire restait allumé en plein jour. Sa lumière vacillait à peine. Présente pour rien.

Hanna le fixa un moment.

— T’es en décalage toi aussi, hein…

Elle l’avait dit sans hausser la voix. Pas pour que quelqu’un l’entende. Juste pour sortir le truc.

Un oiseau passa vite. Trop bas. Elle le suivit du regard, puis revint à rien.

Et puis, deux coups secs à la porte. Pas agressifs. Juste assez forts pour casser l’air.

Elle tourna la tête vers l’entrée. La cuisine était vide.

— Lisa ?

Silence.

Elle attendit deux secondes, puis se leva. Elle posa la clope sur le rebord, traversa lentement la pièce et ouvrit la porte.

Le proprio. Col roulé beige, dossier sous le bras, ce genre de sourire poli qui s’excuse d’être là tout en insistant pour l’être.

— Bonjour. Je venais… voir pour le radiateur. Et… discuter un peu du loyer. J’ai les papiers, là.

Il regarda derrière elle. Une paire de chaussures au sol. Un plaid effondré. Le bordel normal d’une vie qui tient en équilibre.

— C’est… comment dire… vivant, chez vous.

Elle répondit pas. Juste un battement de paupières.

— J’dis ça gentiment hein. Juste, avec deux personnes, faut faire un peu attention à l’humidité, aux… euh, odeurs qui restent.

Elle ouvrit un peu plus la porte.

— Vous comptez rester longtemps ?

Il cligna des yeux.

— Non, non… Je voulais juste vous donner ça.

Il lui tendit la feuille. Elle la prit sans la regarder.

— C’est tout ?

— …Oui.

Elle recula d’un pas.

— Bonne journée.

Il hocha la tête, mal à l’aise, et tourna les talons. Elle referma doucement. Pas de bruit.

Elle resta un instant là, main sur la poignée. Puis posa le document sur la table du salon, retourna vers la fenêtre, reprit sa clope, s’y rassit comme si elle n’avait pas bougé.

Un souffle discret. Elle regarda à nouveau le lampadaire.

Toujours allumé.

Un bruit de porte s’ouvrit derrière elle. Lisa sortait de la chambre, casque autour du cou, les cheveux un peu écrasés d’un côté.

Hanna tourna juste la tête.

— Le proprio est passé.

Lisa s’arrêta, mi-surprise, mi-absente.

— Quoi ? Quand ça ?

— A l'instant

— Tu m’as appelée ?

— Ouais.

— J’ai rien entendu…

— J’me doute.

(petit silence)

— Il voulait quoi ?

— Des remarques. J’lui ai donné la porte.

Lisa haussa les sourcils.

— Classe.

Le calme était retombé. Lisa était dans la cuisine, accoudée au comptoir, en train d’essayer d’ouvrir un pot de confiture comme si c’était une mission gouvernementale.

Hanna, elle, s’était mise à ranger. Peut-être à cause du proprio. Peut-être juste pour sentir qu’elle servait à quelque chose.

Elle traînait dans l’appartement en ramassant des trucs éparpillés : tasses vides, chaussettes abandonnées, sachets froissés. Pas de motivation particulière. Juste… pour ne pas rester figée.

Elle poussa doucement la porte de la chambre, inspecta l’état du champ de bataille, souffla doucement.

— Lisa ?

— Hm ?

— J’crois que Monsieur Crumble a disparu.

Silence.

Puis : Un bruit sec de pot reposé. Des pas rapides.

Lisa surgit dans le couloir, les yeux écarquillés.

— Quoi ? Comment ça disparu ? T’as cherché sous la couette ?

— Il est pas là.

— Mais j’l’ai laissé sur le lit ce matin !

— Bah là, y’a que des fringues et une chaussette orpheline.

Lisa fronça les sourcils, passa à côté d’elle et fonça dans la chambre.

Elle retourna un oreiller, souleva le plaid, regarda derrière le meuble.

— Monsieur Crumble ?! Monsieur Crumble t’es où ? C’est pas drôle là, reviens ! Monsieur Crumble !

— Il t’a jamais répondu, tu sais.

— Il répond dans mon cœur.

Hanna s’adossa à la porte, bras croisés, regard neutre.

— T’as regardé dans le canapé ?

Lisa s’interrompit.

— … Merde.

Elle repartit au pas de course.

Deux secondes plus tard :

— RETROUVÉ ! Il était coincé sous ton cul, Hanouille !

— Mon cul est innocent.

Lisa ressortit de la pièce, serrant Monsieur Crumble contre elle comme si elle l’avait sauvé d’un ravin.

Monsieur Crumble était une vieille peluche vaguement censée représenter un… ours ? Ou peut-être un chien. Ses poils roses avaient viré au gris sale par endroits, l’un de ses yeux en plastique était tombé, remplacé par un bouton cousu de travers. Sa tête penchait un peu sur le côté, comme s’il n’avait jamais vraiment compris ce qu’il foutait là. Il portait un minuscule nœud papillon bleu délavé autour du cou, ridicule mais solennel. Il avait l’air fatigué, un peu idiot, et complètement à sa place.

— Il a failli mourir asphyxié dans l’indifférence générale.

— J’vais prévenir la presse.

Lisa posa la peluche sur le lit, lui tapota la tête.

— C’est bon, t’es sauf. Tu veux un thé ?

Hanna haussa les épaules, puis reprit là où elle s’était arrêtée. Elle ramassa un t-shirt roulé au pied du lit, puis une chaussette solitaire coincée sous la commode.

— T’as besoin de vrais amis.

Lisa sourit.

— J’en ai. C’est lui. Et toi, mais t’es en CDD.

Hanna esquissa un sourire, presque malgré elle. Puis elle reprit son tri, en silence.

Et le silence tenait.

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