Chapitre 3 : Juste une sortie
Monsieur Crumble fut installé avec les honneurs sur le coussin du canapé, le regard légèrement de travers, comme toujours. Lisa lui tapota la tête d’un air grave, puis s’affala à côté et alluma la télé.
Hanna, elle, avait repris son tri, sans mot. Un t-shirt roulé, un paquet de mouchoirs vide, un gilet oublié sur la poignée de porte.
Un peu plus tard, sans que personne ne le décide, la lumière dehors avait changé. Pas beaucoup. Mais assez pour sentir que la journée tirait doucement vers sa fin.
Monsieur Crumble penchait de plus en plus.
Hanna vint le redresser.
Et, sans prévenir, une idée lui traversa l’esprit.
— Lisa ?
Un bruit vague. L’écran diffusait un vieux dessin animé avec des couleurs trop saturées. Lisa leva à peine les yeux.
— Hm ?
— J’pense qu’on devrait sortir.
Un silence flotta. Pas long. Mais il changea un peu l’air autour.
Lisa détourna enfin les yeux de l’écran. Elle plissa les paupières, cherchant si elle avait bien entendu.
— Hein ?
— Pas pour fuir. Juste... pour voir autre chose. Pour respirer.
Lisa ne répondit pas tout de suite. Elle se redressa à moitié, se pencha sur le côté.
Elle lança un regard à Hanna comme si elle était en train de révéler une conspiration d’État.
— Qui es-tu, et qu’as-tu fait de ma vraie Hanna ?
Hanna resta impassible.
— Habille-toi.
— C’est un piège. J’le sens. C’est comme ça que les documentaires commencent.
— Dis-toi que t’as le rôle principal.
Lisa marqua un silence dramatique.
— Dans ce cas... on sort tous les jours si tu veux.
Hanna eut un léger rictus, presque imperceptible.
Elle secoua un peu la tête, l’air de dire T’es irrécupérable,
puis quitta la pièce pour aller chercher sa veste dans la cuisine.
Lisa se leva presque aussitôt.
Un sourire franc, un peu vif, lui échappa sans prévenir.
Elle fila dans la chambre,
comme si elle craignait qu’Hanna change d’avis d’ici là,
et se mit à se préparer.
Elle fouilla dans un coin de la pièce, tirant sur des piles de fringues froissées à la recherche d’un “ça fera l’affaire”.
Elle finit par enfiler un petit sweat gris clair, un peu large, avec une phrase ironique à moitié effacée sur le devant.
En bas, un pantalon à cordon, un peu trop mou pour être élégant, mais confortable.
Ses cheveux étaient vaguement attachés, deux mèches rebelles traînaient devant ses yeux, et elle ne fit aucun effort pour les dompter.
Ses baskets usées la regardaient depuis le coin de la pièce.
Elle les enfila sans même vérifier si elles étaient nouées.
Un chouchou pendait à son poignet. Elle n’y toucha pas.
Pas besoin de sac. Juste elle, un air d’avoir improvisé une sortie, et de presque l’assumer.
Hanna revint sans bruit, déjà en t-shirt gris, veste noire sur les épaules.
Elle ne l’avait pas fermée. Elle ne le faisait jamais.
Les manches lui couvraient encore la moitié des doigts.
Son pantalon droit tombait net sur ses baskets épaisses, un peu usées, mais solides.
Elle passa les doigts dans ses cheveux, une fois. Pas deux.
Attrapa un briquet qu’elle glissa dans sa poche,
et, sans dire un mot, s’arrêta une seconde devant Lisa.
Juste un regard.
Pas pour presser. Pour constater : “elle vient vraiment.”
Deux vestes. Deux paires de chaussures mal lacées.
La porte se referma derrière elles dans un petit courant d’air.
Le bâtiment avait cette odeur tiède et neutre des escaliers mal ventilés.
Quelques bruits flottaient au loin : un robinet qui gouttait quelque part, une porte qui grinçait trois étages plus haut, un rire étouffé sans origine.
Quelques marches, le couloir, la cage d’escalier.
Puis l’extérieur.
Pas de vent, pas de bruit fort.
Juste l’air. Un peu frais. Un peu vrai.
La rue s’étirait comme une respiration lente.
Les lampadaires s’allumaient doucement, l’un après l’autre, comme s’ils hésitaient encore à briller.
Le ciel restait d’un gris uniforme, épais, sans promesse.
Les façades des immeubles étaient ternes mais familières, avec leurs boîtes aux lettres cabossées, leurs volets pas tous droits, leurs jardinières abandonnées.
Un rideau battait doucement à une fenêtre du deuxième.
Un chien aboyait dans le vague, sans trop de conviction.
Au bout de la rue, un petit commerce encore ouvert laissait filtrer une lumière jaune.
Un homme en sortit avec un sac plastique à la main, passa près d’elles sans un mot.
Il avait l’air d’avoir oublié pourquoi il était sorti.
Quelques voitures roulaient au ralenti, sans urgence.
Un vélo grinça en passant sur les pavés disjoints.
Les pas des filles faisaient presque trop de bruit.
Leurs pas résonnaient doucement sur le trottoir.
Lisa marcha en équilibre sur le bord d’une bordure, les bras légèrement écartés.
Hanna, à côté, gardait les mains dans les poches, le regard devant.
— T’as déjà eu envie de partir ? demanda Lisa.
— De l’appart ?
— Non. Plus loin. Genre… disparaître. Vraiment.
Hanna haussa les épaules.
— Disparaître, j’sais pas. Être ailleurs, ouais. Mais j’sais jamais où.
Lisa sauta de la bordure pour retomber à côté d’elle.
— Moi j’voudrais juste un endroit où personne m’attend.
Hanna tourna la tête vers elle.
— C’est pas déjà le cas ?
Lisa sourit, un peu triste.
— Justement. J’crois que j’essaie d’en faire un choix.
Un petit silence.
— Et toi ? Si t’avais pas moi ?
— J’me lèverais encore plus tard.
Lisa ricana doucement.
— Faignasse.
— Toi-même.
Mais elles souriaient.
Lisa passa doucement son bras autour de celui d’Hanna, sans la regarder.
Un geste tranquille. Habitué.
Et leurs pas reprirent le rythme tranquille du trottoir.
La lumière, un peu plus basse, étirait leurs ombres de travers.
Au coin d’une rue, un panneau “Déviation” trônait là, seul, planté dans le bitume.
Pas de travaux. Pas de route barrée. Juste une flèche jaune pointée vers un mur.
Lisa le regarda en passant, sans ralentir.
Hanna ne tourna même pas la tête.
La rue s’ouvrait maintenant vers l’avenue principale.
Un peu plus large, un peu plus sale.
Le bruit des voitures se faisait entendre, distant mais présent,
comme une rumeur qu’on ne peut plus ignorer.
Quelques marches plus bas,
le métro avalait les gens sans un mot.
Elles descendirent à leur tour.
L’escalator vibrait doucement sous leurs pas.
Les murs étaient couverts d’affiches déchirées et de vieux chewing-gums aplatis.
L’odeur de métal, de poussière tiède, d’électricité sèche, remplissait l’air.
Sur le quai, il faisait presque chaud.
Un souffle lourd collait aux vêtements.
Personne ne parlait.
Quelques regards traînaient, sans insister.
Lisa fixait le tunnel noir, les bras croisés contre sa poitrine.
Hanna restait droite, sans s’appuyer, les yeux rivés sur les rails.
Puis le bruit monta.
Un grondement, d’abord sourd, puis mécanique.
La rame arriva.
Elles montèrent sans un mot.
Lisa s’accrocha à la barre centrale d’une main,
l’autre glissée dans sa poche.
Hanna resta debout sans se tenir, comme d’habitude.
Le métro n’était pas plein, mais pas vide non plus.
Juste assez de monde pour que l’air paraisse trop dense.
Des néons grésillaient au-dessus de leurs têtes, trop blancs, trop proches.
Le bruit des rails semblait mâcher les secondes.
Leurs reflets vibraient dans la vitre.
Puis les portes s’ouvrirent sur une station vide.
Elles descendirent.
L’escalier grimpait en colimaçon, étroit, tapissé de carreaux gris.
Lisa le monta vite, presque deux marches à la fois, comme si l’air frais était en haut.
Arrivée dehors, elle leva le nez, inspira à fond,
puis souffla fort, les mains sur les hanches.
— Bordel, j’avais oublié ce que c’était, respirer.
Hanna sortit quelques secondes après, calme, régulière.
Lisa se tourna vers elle, sans vraiment l’attendre :
— Bon… On va où maintenant ? C’est toi qui m’as embarquée.
Hanna s’arrêta un instant. Elle regarda autour, sans fixer rien. Puis :
— J’crois que ça fait longtemps qu’on a pas bu un coup, toutes les deux.
Lisa pencha un peu la tête, l’air surpris.
— Genre… toi et moi, en-dehors de l’appart ?
Hanna haussa une épaule.
— Ouais. Juste… un verre. Rien de grand. Juste quelque chose.
Un petit silence.
Puis Lisa eut ce petit sourire qui s’installe sans prévenir.
— Ok. Mais si tu me traînes dans un endroit chelou… tu m’payes un truc sucré pour compenser.
Elle lança un regard de biais à Hanna, mi-moqueur, mi-sérieux.
Puis haussa les épaules, comme si l’affaire était conclue.
— Bon. T’as une adresse ou tu fais ça à l’instinct ?
Hanna hésita une seconde, les yeux perdus sur les devantures éteintes.
— Y’a ce bar country un peu nul… à deux rues d'ici.
Je crois qu’ils ont un jukebox.
Lisa plissa les yeux.
— Un bar country.
— Un peu nul.
— J’t’adore.
Et elles se mirent en marche.
Le bar était coincé entre une boutique de vape fermée et un salon de coiffure désert.
Enseigne en bois verni, lettres rouges un peu passées : “Le Rodeo”.
Deux cactus en plastique trônaient de part et d’autre de la porte vitrée.
Dedans, une lumière jaune, un peu trop chaude pour être honnête, s’étalait sur les vitres poussiéreuses.
La nuit tombait pour de bon.
Pas brusquement, mais comme une couverture posée sans prévenir.
Le ciel avait viré au bleu terni, les lampadaires grésillaient, et les ombres devenaient épaisses autour des voitures garées.
Lisa s’arrêta devant la façade, les mains dans les poches, regard en coin.
— Je retire ce que j’ai dit. Je t’adore un peu moins.
Hanna haussa un sourcil, la main déjà sur la poignée.
— T’as dit que j’pouvais choisir.
— J’savais que c’était un piège.
Mais elle la suivit quand même.
L’intérieur sentait le bois verni, le cuir fatigué, et un peu le sucre brûlé.
Une odeur d’ancien, de trucs réchauffés trop de fois.
Le bar n’était pas grand.
Quelques tables carrées, des chaises qui grinçaient, un comptoir en formica rouge éraflé.
Au fond, le fameux jukebox trônait contre le mur, clignotant doucement, comme s’il hésitait à fonctionner.
Deux habitués jouaient aux fléchettes sans se parler.
Le barman, la cinquantaine, moustache fatiguée et polo noir, nettoyait un verre qui n’était plus sale depuis longtemps.
Il leur jeta un regard sans réelle curiosité, puis retourna à son comptoir.
Lisa s’arrêta juste après l’entrée, scanna les lieux.
— C’est pas un piège. C’est un film d’époque.
Hanna s’avança sans répondre, choisit une table dans un coin, à moitié bancale.
En la rejoignant, Lisa passa devant un petit tableau accroché de travers sur un pilier.
Une photo sépia d’un cheval mal cadré, un peu triste.
Elle le redressa d’un geste machinal, sans commentaire.
Puis elle s’installa en face d’Hanna, sourire en coin.
Le barman s’approcha sans empressement, torchon encore à la main.
Il ne sortit pas de carnet, ne sourit pas non plus.
Juste un regard, direct mais pas agressif.
— Je peux prendre vos commandes, mesdemoiselles ?
Lisa attrapa la carte posée sur le coin de la table, la feuille plastifiée un peu collante.
Elle la feuilleta rapidement, fronça un peu les sourcils, puis pointa du doigt sans lever les yeux :
— Un Sweet Rodeo, s’il vous plaît.
Il acquiesça, puis se tourna vers Hanna.
— Une bière. Blonde.
— Pression ou pinte ?
— Pinte.
Un signe de tête.
Il repartit sans un mot.
Un petit silence s’installa.
Pas gênant. Juste confortable. Comme si le bar avait absorbé le bruit de la rue.
Lisa jouait avec le coin de la serviette en papier posée devant elle.
Elle jeta un œil vers Hanna.
— Tu crois qu’il est né comme ça, le barman ? Ou qu’il s’est lentement fossilisé derrière son comptoir ?
Hanna haussa un sourcil.
— Il a pas l’air mort.
— Pas encore. Mais j’crois qu’il est possédé par son torchon.
Hanna esquissa un demi-sourire.
Lisa se redressa un peu, plus joueuse que moqueuse.
Un éclair traversa le visage de Lisa. Ses yeux s’illuminèrent d’un coup.
— J’pourrais demander à Yuna de passer ! Elle bosse pas ce soir, je crois.
Hanna poussa un petit soupir. Pas agacé. Plutôt un souffle résigné, le genre qui dit “ok, va pour l’ouragan”.
— Yuna est sympa… Un peu trop, même.
Mais vas-y. Si t’as besoin de renfort.
Lisa avait déjà sorti son téléphone et tapait son message à toute vitesse, les lèvres pincées avec application.
Hanna la regarda du coin de l’œil, la main sous le menton. L’expression floue, entre amusement et anticipation désabusée.
Elle regrettait peut-être déjà.
Mais pas vraiment.
Le Sweet Rodeo était arrivé dans un verre large et kitsch, décoré d’une tranche d’orange déshydratée et d’une cerise trop rouge pour être honnête.
Lisa avait bu la moitié sans vraiment s’en rendre compte.
Hanna, elle, faisait lentement tourner sa pinte, les yeux parfois perdus vers le jukebox au fond.
Aucune musique ne jouait.
Le bar était un peu plus bruyant maintenant. Une table s’était remplie dans le coin, des rires timides montaient par vagues.
Puis la porte grinça doucement.
Lisa leva les yeux. Un sourire immédiat s’étira sur son visage.
— Yunaaa !
Elle se leva d’un bond et traversa la pièce sans hésiter pour l’enlacer, les bras grands ouverts, un peu trop fort.
Yuna lui rendit l’étreinte avec un rire doux, franc, comme si elle avait attendu ce moment sans l’admettre.
Une main dans les cheveux de Lisa, l’autre qui tapote le dos — une tendresse rôdée, naturelle.
Hanna, elle, n’avait pas bougé.
Elle observait, le menton calé dans la paume, comme si elle regardait une scène dont elle connaissait la fin.
Yuna s’installa, posa son sac contre sa chaise.
Elle n’avait pas commandé que Lisa parlait déjà.
— T’as vu le clip qu’ils ont sorti pour Glassless Eyes ? Le truc avec les mannequins chelous dans la forêt ?
— Attends, oui ! Avec le mec qui danse avec un sapin ! J’ai hurlé !
— Il danse trop bien, en plus, c’est ça le pire.
Lisa riait fort, penchée vers Yuna.
Les deux s’échangeaient les phrases comme des balles de ping-pong, rapides, précises, pleines d’un code que seule une amitié ancienne peut fabriquer.
Hanna sourit à peine. Pas parce qu’elle se sentait exclue.
Plutôt parce que c’était pas son moment. Et elle le savait.
Elle baissa les yeux vers sa pinte.
La mousse avait fondu depuis longtemps.
Elle tourna doucement le verre entre ses doigts.
Son regard se posa sur une table un peu plus loin.
Des verres vides ou à moitié bus, des miettes, quelques cacahuètes dispersées comme après un repli rapide.
Et dans un coin, parfaitement droite, une serviette en papier, encore pliée.
Pas froissée, pas tâchée.
Juste là, posée.
Comme si elle avait été épargnée par accident.
Elle resta encore un moment figée, le regard sur la serviette.
Puis, sans un mot, elle se leva.
Lisa et Yuna ne s’interrompirent même pas — un éclat de rire venait de repartir, suivi d’un geste exagéré de Lisa qui mimait quelque chose.
Hanna s’éloigna tranquillement, longeant les tables.
Elle passa devant les joueurs de fléchettes — toujours là, même posture, comme ancrés dans la tapisserie du lieu.
Le jukebox brillait dans son coin, fatigué mais toujours debout.
Une lumière verte, une rouge. Aucune musique.
Elle s’arrêta devant.
Glissa une pièce.
L’écran s’alluma lentement, ligne par ligne, comme une vieille console qui se réveille à contrecœur.
Des titres défilèrent, flous. Des noms en majuscules, certains à moitié coupés.
Elle en reconnut un au hasard. Peut-être.
Elle appuya. Un son léger se déclencha. Quelques secondes de vide.
Puis une vieille chanson country s’échappa des haut-parleurs, un peu trop grave, un peu trop lente.
Presque comme si elle était lue au ralenti.
Hanna resta debout devant le jukebox, sans bouger.
Elle ne savait pas si elle aimait la chanson. Elle ne savait pas si elle l’avait déjà entendue.
Mais elle la laissa tourner.
Les verres s’étaient enchaînés dans un flot de voix, de blagues douteuses et de rires trop francs.
Lisa et Yuna semblaient branchées sur le même courant, balançant anecdotes, imitations, souvenirs tordus.
Même Hanna, plus en retrait, avait laissé filer quelques sourires.
Une gorgée de plus. Puis une autre.
Juste assez pour adoucir les contours.
Tout vibrait un peu, comme si l’air avait trop bu lui aussi.
Le bar avait changé de visage.
Les lumières paraissaient plus basses, les visages plus lents, les voix plus épaisses.
Quelqu’un chantait faux au fond, sans musique.
Elles s’étaient levées sans vraiment se concerter.
Lisa passa près du pilier.
Son regard accrocha le cadre toujours de travers.
Le même.
Presque au même angle.
Elle s’attarda une seconde dessus, sans bouger.
Comme si ça la ramenait à plus tôt.
Ou ailleurs.
Yuna passa derrière elle, et posa une main sur son épaule, légère mais ferme.
— Allez, championne. L’air frais t’attend.
Lisa cligna des yeux. Sourit.
Et se remit en marche.
Dehors, l’air avait changé.
Plus frais, plus large.
Le trottoir brillait sous les lampadaires, et leurs ombres se tiraient un peu.
Hanna marchait à côté, les épaules légèrement relâchées.
Pas ivre. Mais plus flottante que d’habitude.
Une main dans sa poche, l’autre qui frottait distraitement son front.
Elle souffla doucement, presque pour elle :
— Le sol fait un peu des vagues, ou c’est moi ?
Lisa éclata de rire.
Yuna hocha la tête, solennelle.
— J’confirme. C’est toi.
Leur pas prit la direction du métro, sans urgence.
Le métro approchait, éclairé par des néons fatigués et le silence d’un quai presque vide.
L’escalier plongeait vers un couloir pâle, faiblement éclairé, avec cette odeur reconnaissable entre toutes : poussière tiède, métal frotté, et quelque chose d’indéfinissable qui sentait la ville mouillée.
Yuna étira les bras en bâillant, puis lança d’un ton dramatique :
— Si je m’endors, laissez-moi là. J’ferais que vous ralentir.
Lisa leva les yeux vers les néons tremblotants.
— On te fera une stèle. Avec un cône de signalisation, un ticket usé, et une barre de métro volée.
Hanna descendit déjà les marches, sans se retourner.
— On demandera qu’ils changent le nom de la station en ton honneur.
Un éclat de rire les prit toutes les trois en même temps.
Sec, bref, fatigué — mais sincère.
L’escalier résonnait sous leurs pas.
Le panneau au bout du couloir clignotait faiblement, une lettre absente comme une dent de travers.
Et la nuit se referma un peu derrière elles.
Le quai était presque vide.
Un néon clignotait paresseusement au-dessus d’un banc en plastique, et un papier gras flottait au sol, poussé par un souffle d’air venu de nulle part.
Lisa et Yuna étaient assises côte à côte, chuchotant et ricanant, toujours en train de démonter une anecdote absurde de soirée, ponctuée de gestes inutiles et de grimaces ridicules.
Hanna, restée debout près d’une colonne, laissait son regard errer.
Puis il s’arrêta sur l’écran suspendu au plafond.
Il clignota une première fois.
S’éteignit complètement.
Puis, dans le noir, une suite de symboles apparut.
[∂∆] SIG_ƒ∆!L@stn:DΞSCΞИ†
Juste assez longtemps pour qu’Hanna le lise.
Puis l’écran passa à nouveau au noir.
Et revint, parfaitement normal :
Prochain train : 1 min
Elle fronça légèrement les sourcils.
Pas de son. Pas de réaction.
Personne n’avait levé la tête.
Elle resta là, immobile un instant.
Puis détourna les yeux.
Lisa riait encore, Yuna faisait un geste absurde pour imiter quelqu’un.
Rien n’avait changé.
Mais Hanna, elle, était un peu plus droite.
Les épaules légèrement raides.
Elle ne savait pas pourquoi ce message lui avait laissé ce goût-là.
Un truc flou, mais froid.
Comme si quelque chose s’était glissé entre les lignes.
Juste assez pour la faire se tenir autrement.
Elle inspira.
Et attendit.
Le métro arriva dans un souffle.
Elles montèrent sans un mot.
Le wagon était presque vide.
Yuna s’assit la première, suivie de Lisa, encore un peu hilare.
Hanna resta debout un instant, puis se glissa à côté d’elles sans rien dire.
Un temps flou.
Le roulis du train, les lumières blafardes, la fatigue qui s’installait doucement dans les corps.
Yuna bascula la tête en arrière, les yeux mi-clos.
Lisa fouilla dans ses poches, fit semblant de chercher quelque chose.
Hanna regardait le reflet de la rame dans les vitres noires.
Le moment s’étira, ni lourd, ni léger.
Juste suspendu.
Puis ,après une dizaine de minutes silencieuse mais reposante,Yuna redressa un peu la tête.
— C’est ma station, là. J’vais rentrer dodo avant de fusionner avec ce siège.
Lisa releva la tête, encore souriante.
— T’es sûre ? Si tu veux, tu peux dormir à la maison.
— Nan, t’inquiète. J’ai mon lit, mon chat, et un t-shirt moche qui m’attend.
Elle se leva lentement, attrapa la barre au-dessus d’elle, puis pencha la tête vers Lisa et Hanna.
— Merci pour la soirée. C’était cool.
Lisa lui adressa un sourire complice.
— T’en fais pas, on recommencera.
Yuna hocha la tête, fit un clin d’œil.
Puis les portes s’ouvrirent, et elle disparut dans le courant d’air du quai.
Le silence revint doucement.
Le métro continua sa route. Et les laissa à leur station.
Les rues étaient presque vides.
Un rideau métallique grinçait au loin, un chien aboyait sans insister.
La pluie avait cessé, mais l’humidité restait accrochée aux murs, au bitume, aux épaules.
Lisa marchait un peu devant, les mains dans les poches.
Hanna suivait, plus lente.
Personne ne parlait.
Elles montèrent les escaliers de l’immeuble sans se presser.
Le bâtiment avait cette odeur tiède et neutre des cages d’escaliers mal ventilées.
Un robinet fuyait quelque part.
Un éclat de voix flotta brièvement à travers une porte.
Lisa ouvrit l’appart.
Le silence les accueillit. Pas pesant. Juste là.
Elle laissa tomber ses chaussures à l’entrée, retira sa veste en marchant, la balança sur le dossier du canapé.
— T’as survécu à la soirée ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la cuisine.
— À peu près, répondit Hanna, refermant doucement la porte derrière elle.
Lisa se servit un verre d’eau, le tendit à moitié vers elle.
— Tu veux ?
Hanna secoua la tête.
Elle s’approcha quand même, s’adossa au comptoir.
— T’avais l’air ailleurs, dans le métro, ajouta Lisa, l’air de rien.
Un battement.
— Juste fatiguée.
Lisa la regarda un instant, sans insister.
Puis haussa les épaules, avec un petit sourire.
— Tu veux que je te colle Monsieur Crumble pour dormir ?
— Il me juge trop.
Lisa sourit.
— C’est parce qu’il t’aime.
Elles échangèrent un sourire léger, et Hanna quitta la pièce en silence, son pas lent sur le parquet.
Lisa la regarda disparaître.
Puis baissa les yeux vers son verre à moitié vide.
Et le silence penchait doucement.

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