Chapitre 1 : Le monde commence en chaussettes

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Le matin était terne, noyé dans une lumière pâle et uniforme.

Le genre de jour qui ne fait aucun effort pour commencer.

Dans la cuisine, Lisa se frottait les yeux, encore à moitié engourdie.

Elle portait une chemise de nuit légère à motifs floraux délavés, un peu trop grande pour elle, qui lui tombait à mi-cuisses.

Le tissu était froissé, témoin d’une nuit agitée ou simplement d’un lavage oublié.

Pieds nus, les cheveux en bataille, elle avait l’air d’une version fatiguée de l’enfance.

Elle bâilla longuement, s’étira jusqu’à entendre ses épaules craquer, puis grogna en traînant les pieds vers le plan de travail.

— Pourquoi j’me lève tous les matins, déjà…

Elle ne s’attendait pas à une réponse.

D’ailleurs, Hanna dormait encore.

Pas sur le canapé cette fois, mais dans la chambre, complètement affalée dans le lit, bras en croix, couette remontée jusqu’au menton.

Son souffle était régulier, lourd, presque animal.

Lisa lança la cafetière.

L’eau commença à chauffer, puis le vrombissement familier du percolateur se mit à remplir la pièce.

L’odeur du café, tiède et rassurante, s’étira lentement dans l’air.

Dans la chambre, un grognement se fit entendre.

— …C’est l’heure de dormir, non ?

Lisa haussa les sourcils, un sourire en coin.

— Rêve pas, Hannita. T’as promis de faire les courses ce matin.

Un bruit de tissu froissé.

La couette bougea, Hanna disparut un peu plus dessous.

— Mensonge et calomnie.

Lisa versa les deux cafés dans des mugs dépareillés.

Elle connaissait la chanson.

— T’as juré sur Monsieur Crumble, et t’as déjà trop dormi.

— J’ai pas trop dormi. J’ai dormi… pas assez vite.

— Je peux t’apporter ton café pas assez vite aussi.

— T’oserais quand même pas…

Lisa secoua la tête, amusée.

Elle prit les deux tasses et poussa doucement la porte de la chambre avec le pied.

Le lit était un champ de bataille : coussins retournés, draps emmêlés, Hanna au centre du désastre, ensevelie sous une épaisse couche de fatigue volontaire.

Elle posa un des mugs sur la table de chevet, puis s’assit au bord du lit avec l’autre en main.

Un silence.

Juste la pluie qui commençait à battre les vitres.

— Allez, grogna-t-elle. On va crever de faim si tu continues à t’enterrer.

— J’ai jamais demandé à vivre.

Lisa souffla sur sa tasse.

— Si tu claques là, j’te jette dans un sac de linge sale. C’est tout ce que j’ai.

Hanna sortit un œil, un peu humide, un peu vague.

Puis un sourire paresseux, presque invisible, passa sur ses lèvres.

— Classe.

Lisa se leva.

— Je vais dans le salon. Dix minutes. Pas plus.

Elle quitta la pièce sans attendre de réponse.

Hanna soupira longuement, repoussa un coin de couette, puis replongea la tête sous l’oreiller.

Juste… une minute de plus.

Les dix minutes furent généreusement étirées.

Peut-être le double.

Lisa était assise sur le canapé, jambes repliées, absorbée par son téléphone.

Elle faisait défiler des trucs sans vraiment les lire, le café refroidi posé à côté d’elle.

Le léger froissement d’un drap dans la chambre la fit lever les yeux.

Hanna apparaissait enfin.

T-shirt trop large, cheveux en vrac, pieds nus.

Elle traînait vers l’entrée en silence.

Elle s’arrêta dans l’encadrement de la porte.

— Tu sais que c’est contre-productif de m’obliger à sortir comme ça…

Lisa leva les yeux à peine.

— C’est aussi contre-productif de dormir treize heures d’affilée, Hanouille.

— J’suis en paix avec le matelas. Lui, au moins, il me respecte.

— Il te retient en otage, ouais.

— J’vais me recoucher.

— T’as dit que tu sortais. Et j’ai fait le café.

— Tu forces.

— J’te demande pas l’impossible. Juste café, pâtes, œufs. Et ce que tu veux.

— T’as pas fait de liste…

— J’te fais confiance. Si tu reviens avec une bouteille de vinaigre, j’dirai rien.

Hanna s’arrêta devant elle, bras ballants, l’air vaguement lucide.

— Tu veux pas me noter au moins les trucs que tu veux vraiment ?

— Du café. Et toi vivante, à peu près.

— De toute façon… j’suis pas en état d’offrir plus que “à peu près”.

Elle retourna brièvement dans la chambre, attrapa un sweat à capuche noir aux manches trop longues, froissé et un peu délavé, qu’elle enfila en le tirant jusqu’au bas des hanches.

Elle passa une paire de chaussettes noires fines, puis un pantalon de survêtement gris sombre, un peu lâche, à l’élastique distendu.

Après un passage rapide des doigts dans ses cheveux pour les discipliner à peu près, elle ressortit avec son trousseau de clés et un sac en toile noire en bandoulière.

Arrivée à la porte, elle s’accroupit pour enfiler ses chaussures, l’air encore à moitié absente.

Les lacets restèrent défaits.

Elle se redressa, ouvrit doucement.

— J’y vais.

— Merci.

La porte se referma dans un claquement doux.

Lisa resta un instant dans le silence, les bras autour des genoux, le regard perdu quelque part entre la table basse et la fenêtre.

Puis elle se leva, se resservit un peu de café, et s’assit à la table.

Rien ne pressait.

Hanna descendit les escaliers, une clope au bec, l’allure molle.

Pas stressée. Juste pas motivée.

Elle avait dormi trop longtemps, ou pas assez, elle savait plus.

Le trottoir était mouillé, mais il ne pleuvait plus.

Elle tira une taffe, expira sans regarder autour.

Elle n’aimait pas trop sortir. ça la fatiguait vite.

Trop de voix, trop de mouvements, trop de trucs imprévus.

C’était pas dramatique.

C’était juste bruyant. Même quand c’était calme.

Une poussette passa à côté d’elle.

Elle s’écarta sans y penser.

Le bébé faisait un bruit de bouche bizarre. Hanna regarda ailleurs.

Elle avança sans vraiment choisir son chemin.

Elle connaissait le trajet, l’épicerie n’était pas loin.

Les lampadaires encore allumés lui donnaient un air de rêve pas fini.

Elle tira une autre taffe.

Elle aurait préféré rester sous la couette, mais voilà. Lisa comptait sur elle.

C’était pas grand-chose.

Mais ça suffisait pour sortir.

Pas pour parler, ni sourire, ni interagir.

Juste pour être là, et faire ce qu’il faut faire.

Elle marchait sans presser le pas.

Pas besoin.

Personne ne l’attendait au bout.

La clope était presque finie.

Elle tira une dernière taffe avant de jeter le mégot dans une flaque.

Un vélo la frôla un peu trop vite.

Elle sursauta à peine. Baissa les yeux.

Elle avait failli dire un truc — un “hey” sec, un “t’es sérieux là ?” — mais non.

Ça valait pas l’énergie.

Devant elle, le panneau de l’épicerie apparut entre deux immeubles.

Lumière jaune, vitres humides.

Toujours la même odeur de carton et de savon.

La porte grinça un peu quand elle entra.

Pas fort, mais assez pour lui rappeler que ce genre de boutique n’avait pas été rénové depuis l’époque des téléphones à clapet.

L’odeur n’avait pas changé non plus : mélange de pain industriel, de plastique tiède et de vieux savon liquide.

Une vieille radio crachotait derrière le comptoir, à moitié couverte par le ronronnement du frigo à yaourts.

Y’avait personne dans les allées.

Juste le gérant, planqué derrière la caisse avec un magazine.

Il leva à peine les yeux.

Hanna hocha vaguement la tête. Pas pour saluer. Juste pour dire qu’elle était là, sans vouloir qu’on lui parle.

Elle attrapa un panier cabossé. Un truc bancal, qui penchait à gauche. Évidemment.

Elle inspira, souffla, et entra dans l’allée centrale.

Premier arrêt : le café.

Elle prit le même que d’habitude. Pas parce qu’il était bon — juste parce que Lisa le tolérait.

Puis les pâtes. Des coquillettes.

Pas pour cuisiner un truc précis.

Juste parce que c’est des coquillettes.

Ça demande pas d’effort. Ni d’envie.

Elle mit aussi un paquet de chips.

Et hésita à prendre un truc pour elle.

Mais rien ne lui faisait envie.

Même les gâteaux avaient l’air fatigués.

Un frisson discret lui passa dans la nuque.

Pas de froid. Juste… le néon au-dessus qui clignotait doucement, un bourdonnement aigu à peine audible.

Elle releva la tête.

Regarda le rayon comme s’il pouvait l’agresser.

Mais non. Juste un vieux néon à moitié foutu.

Elle reprit son panier et continua.

Elle ajouta une bouteille d’eau, puis des mouchoirs.

Pas par envie. Juste parce qu’elle était là, alors autant faire.

Elle passa à la caisse sans dire un mot.

Le type hocha vaguement la tête, elle répondit à peine.

Elle paya, prit son sac, et ressortit.

Pas pressée.

Pas vraiment là.

La rue était toujours aussi grise. Le genre de gris qui s’accroche aux fringues.

Puis elle reprit le chemin de l’appart.

Lisa poussa un léger soupir, se redressa du canapé et traîna les pieds jusqu’à la chambre.

La pièce était vide, encore un peu floue, bercée par le silence laissé par Hanna.

Elle attrapa un débardeur blanc roulé au fond d’un tiroir, l’enfila à la place de sa chemise de nuit.

Puis un pantalon de pyjama à carreaux bleus, léger, à sa taille, qu’elle ajusta machinalement.

Elle se passa une main dans les cheveux pour les remettre vaguement en place, puis retourna dans le salon.

Elle ramassa sa tasse et partit dans la cuisine.

Le café avait refroidi, mais elle le but quand même, en s’adossant au plan de travail.

Dehors, la pluie avait cessé, laissant juste une lumière grise, sourde.

Son regard glissa sans vraiment chercher, jusqu’au frigo.

Une photo, tenue par un vieux magnet en forme de donut.

Un selfie mal cadré, avec sa propre tête penchée en avant, sourire plein cadre.

À côté, Hanna.

Visage fermé, regard vers l’objectif, sans y croire.

Elle faisait la tronche. Un peu volontairement. Un peu naturellement.

Et le bras de Lisa, enroulé autour de ses épaules, la tirait contre elle.

Lisa eut un petit sourire. Pas large, pas forcé.

Juste un truc léger, amusé, comme si cette photo racontait exactement ce qu’elle voulait garder.

Puis elle reposa sa tasse, et alla s’affaler sur le canapé.

Elle alluma la télé, plus par habitude que par envie.

Elle tomba sur un dessin animé bruyant, mal animé, rempli de bestioles criardes qui se jetaient des objets magiques à la figure.

Elle hésita à zapper. Puis haussa les épaules.

Elle posa la télécommande et se laissa glisser plus bas dans le canapé.

La serrure tourna.

La porte s’ouvrit doucement, dans un courant d’air tiède.

Hanna entra, sac à l’épaule, cheveux encore humides.

Elle referma sans bruit, posa ses chaussures du bout du pied, et fila à la cuisine.

Lisa, sans détourner les yeux de l’écran :

— T’as manqué le combat final entre un cactus géant et une pizza parlante.

T’as raté ta vie, Hananas.

Hanna grogna vaguement.

Elle posa le tote bag sur le plan de travail et sortit les courses une à une :

le café, les pâtes, les chips, une bouteille d’eau, des mouchoirs un peu écrasés.

Lisa tourna enfin la tête, l’air neutre.

— T’as pas pris les œufs ?

Hanna s’arrêta. Regarda le sac vide.

— …J’ai zappé.

— Ok.

Elle retourna les yeux vers la télé.

Hanna resta debout quelques secondes.

— J’y retourne si tu veux.

— Non. C’est bon.

Elle attrapa le paquet de chips, l’ouvrit lentement, en prit une poignée, puis se laissa tomber dans la chaise la plus proche de la table, bras croisés, regard flottant entre le frigo et l’écran.

Lisa, affalée dans le canapé, tendit le bras dans sa direction sans un mot, comme pour l’inviter à venir.

Hanna mit un temps à réagir, puis se leva, attrapa une nouvelle poignée de chips.

Elle croqua lentement, debout dans l’encadrement, comme si elle hésitait encore à rester là.

À la télé, un lapin rose géant criait des slogans absurdes tout en lançant des feux d’artifice depuis ses oreilles.

Hanna fronça les sourcils.

— C’est quoi ce truc…

Lisa sourit sans quitter l’écran.

— Il s’appelle Gogo Lapin. Il sauve l’univers avec la puissance de l’amitié.

— …J’le hais.

— C’est parce qu’il est brillant, bruyant et émotionnellement instable.

Hanna fixa l’écran une seconde de plus.

Puis, d’un ton plat :

— Il te ressemble trop.

Lisa se tourna lentement vers elle, bouche entrouverte, faussement outrée.

— T’as osé.

— J’fais que constater.

Lisa lui lança un coussin mou qui tomba mollement à ses pieds.

Hanna ne bougea pas, juste un petit sourire en coin, presque invisible.

Elle contourna le canapé et vint s’asseoir sur le bout, en silence.

Juste posée là, comme si ça suffisait.

Quelques secondes passèrent.

Puis elle se laissa lentement glisser de côté, jusqu’à poser sa tête sur les jambes de Lisa.

Sans un mot.

Lisa resta immobile.

Puis, comme si c’était normal, elle passa une main distraite dans ses cheveux, du bout des doigts.

Hanna ne réagit pas.

Ses yeux fixaient l’écran, où le lapin rose hurlait “Bisou Cataclysmique” en lançant des cœurs explosifs.

— Ton dessin animé est débile.

Lisa sourit, sans répondre.

Le dessin animé continuait, bruyant et stupide.

Et entre elles deux, le silence tenait chaud.

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