Chapitre 4 : Basculement

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Les jours s’étaient enchaînés comme des pièces identiques dans un vieux puzzle. Pas cassés, pas flous. Juste déjà vus.

Le matin, toujours un peu terne. Toujours la même lumière grise derrière les rideaux. Toujours la même radio, allumée sans y penser. Un souffle, une chanson, une voix d’animateur qui ne parlait jamais à elles.

Toujours le même lampadaire, visible depuis la fenêtre. Toujours allumé. Même s’il semblait plus faible que d’habitude. La lumière vacillait parfois. Pas assez pour clignoter. Juste assez pour douter qu’elle ait jamais été forte. Et ça, Hanna l’avait remarqué.

Lisa s’étirait toujours à moitié sur le canapé. Toujours ce mug, celui avec l’anse fêlée, toujours les mêmes chaussettes dépareillées. Elle lançait la radio en passant, attrapait son téléphone, soupirait en voyant l’heure.

Tout paraissait normal. Et c’était ça, peut-être, qui dérangeait. Cette impression que chaque détail avait été soigneusement reposé, trop à l’identique. Comme une scène qu’on rejoue.

Hanna traînait plus lentement encore. Elle rangeait un coussin tombé, repliait un plaid, jetait un truc vide dans la poubelle, sans y penser. Elle disait parfois un mot. Parfois rien.

Le temps glissait sans accrocher.

Il y avait eu le bar, Yuna, la soirée. Et puis rien, sinon la répétition molle d’un quotidien qui ne savait plus ce qu’il attendait.

Et ce matin-là, sans raison apparente, Hanna s’était levée plus tôt que Lisa. Elle avait mis sa veste sans bruit, glissé un mot vite fait sur la table :

"Je sors un peu. Je reviens. — H."

Lisa ne l’avait pas entendue. Ou bien si, peut-être, mais comme dans un rêve qui s’efface en ouvrant les yeux.

Lisa traînait dans le salon, pieds nus sur le parquet. Elle s’était levée tard, ou peut-être pas. Elle n’avait pas regardé l’heure.

Un bâillement, un soupir, un étirement raté.

En passant devant la table, elle avisa un petit mot griffonné sur un coin de feuille. Elle le lut en silence.

Elle plissa les yeux, haussa les sourcils d’un air flou. — Courageuse…

Elle ne s’inquiéta pas. Hanna faisait ça, parfois. Disparaître un moment, revenir comme si rien n’avait bougé.

Lisa s’étira de nouveau, la note toujours à la main, avant de la coincer derrière un aimant en forme de lapin sur le frigo.

Puis elle passa devant l’entrée sans réfléchir, et fit un pas en arrière.

Quelque chose… clochait.

Le miroir accroché au mur. Son propre reflet, banal. Pull froissé, cheveux en désordre.

Mais il y avait un temps de retard.

À peine. Une microseconde. Quand elle leva la main pour replacer une mèche, elle vit — elle en était sûre — le geste se reproduire après. Juste après.

Un décalage infime, mais net. Comme un playback mal calé.

Elle s’immobilisa. Cligna des yeux. Refis le geste. Rien.

Tout était revenu à la normale. Ou l’avait toujours été.

Un petit frisson lui courut entre les omoplates. Pas de peur. Juste… un froid bizarre, là où la réalité craque un peu.

Elle recula d’un pas, sans quitter le miroir des yeux. Puis secoua doucement la tête.

— J’ai besoin de café, murmura-t-elle.

Et elle repartit vers la cuisine.

Mais le reflet, derrière elle, sembla traîner une fraction de seconde de plus avant de se tourner à son tour.

Hanna marchait depuis un moment sans vraiment savoir depuis quand. Les rues lui paraissaient à la fois familières et trop larges. Pas vides, pas pleines. Juste… en attente.

Elle avait mis sa capuche, même s’il ne pleuvait pas. Le vent était tiède, mais les courants d’air s’étaient glissés jusque sous ses manches.

Elle ne savait pas exactement pourquoi elle était sortie. Peut-être pour fuir l’appartement. Peut-être pour vérifier qu’il y avait encore un dehors. Peut-être rien de tout ça.

Ses pas avaient choisi pour elle.

Elle tourna à gauche sans réfléchir, croisa un café fermé, un kiosque désert, un chat qui l’observait depuis un seuil comme s’il savait quelque chose.

La ville avait ce bruit sourd qu’elle reconnaissait : le froissement d’un bus au loin, le cliquetis d’un feu tricolore coincé, un morceau de musique qui sortait d’un interphone comme un souvenir mal capté.

Elle s’arrêta à un passage piéton. Aucun véhicule. Mais elle attendit que le bonhomme passe au vert. Par automatisme.

Son regard glissa le long des câbles électriques, des balcons rouillés, des lampadaires trop allumés pour l’heure qu’il était. Elle n’avait pas regardé l’heure. Elle n’avait pas sorti son téléphone. Elle n’avait pas envie de savoir.

Au coin d’une intersection, elle vit les marches du métro. Elle ne se souvint pas d’avoir voulu y aller. Mais ses jambes, elles, avaient déjà décidé.

Elle descendit.

Un escalier humide. Un tag effacé sur la main courante. Une lumière blanche, basse, qui vibrait comme une ligne de fièvre.

Elle passa la borne sans ticket. Pas de bip. Pas de barrière non plus. Comme si le monde ne s’était pas réveillé.

Un couloir. Puis le quai. Elle arriva là. Pas pour fuir. Pas pour chercher. Juste pour être là, devant quelque chose qui avance.

Lisa fouillait distraitement dans un placard du salon.

Elle ne savait même plus ce qu’elle cherchait. Ses mains bougeaient seules, comme pour faire un peu de bruit dans l’appartement.

Ses doigts tombèrent sur une petite boîte en métal, cabossée sur le côté. Elle hésita, la sortit doucement, souffla un peu de poussière du couvercle.

Dedans, des trucs épars : une vieille chaîne cassée, un autocollant en forme de fraise mal décollé, un ticket de cinéma presque effacé, un bouton rouge sans vêtement pour aller avec.

Et, plié au fond, un vieux post-it. Jauni, un peu gondolé.

Elle le déplia.

“Je suis partie acheter des œufs. Si je meurs en chemin, venge-moi. – H.”

Lisa eut un petit rire du nez. Pas fort. Un ricanement à peine.

Elle se laissa tomber sur le canapé, le post-it dans les mains, les yeux dans le vague.

C’était un matin comme celui-là. Même lumière, même air un peu figé. Hanna avait râlé en enfilant ses chaussures, et Lisa l’avait menacée de faire des pancakes sans elle.

Elle replia le mot, le reposa dans la boîte, referma doucement.

— J’les ai jamais faits, ces pancakes, murmura-t-elle.

Elle resta là un moment, la boîte posée sur ses genoux. Rien d’autre.

Hanna attendait sur le quai.

Pas grand monde autour. Une femme avec un sac à roulettes, un ado qui mâchait son chewing-gum trop fort. Un agent d’entretien faisait glisser une serpillière lentement sur les dalles, casque vissé sur les oreilles.

Elle avait les mains dans ses poches, le regard posé quelque part entre les rails et le vide. Pas tendue. Pas vraiment détendue non plus.

Au loin, un grondement. Le son d’un métro qui approche, en avance ou en retard, elle n’aurait pas su dire.

Elle recula d’un pas.

Derrière elle, l'agent d'entretien fredonnait une mélodie à peine audible. Rien de reconnaissable. Juste une ligne lente, répétée. Et toujours le même geste de serpillière, sur la même section de sol, encore et encore.

Elle baissa les yeux. Une pièce de monnaie brillait, posée pile au centre d’un carreau. Nickel. Comme si elle venait d’être déposée là pour être trouvée. Elle hésita une seconde. Puis se détourna, sans raison particulière.

Le métro arriva dans un souffle.

Les portes s’ouvrirent.

Hanna fut la seule à monter. Les autres étaient restés sur le quai. Comme s’ils n’étaient jamais venus pour prendre le train.

Elle ne regarda pas en arrière.

Le wagon était vide. Lumière blanche, sol nettoyé, une odeur de plastique chauffé par les freins.

Elle s’installa près d’une fenêtre. Dos droit, jambes croisées, mains dans les poches. Juste… là.

Le métro roulait toujours. Mais quelque chose dans sa façon de le faire n’allait plus.

Les vibrations étaient trop lisses. Trop régulières. Comme un son en boucle, sans relief. Pas un vrai trajet. Juste une imitation.

Hanna était seule dans le wagon. Et pourtant, elle avait l’impression que quelque chose partageait l’espace. Un poids diffus, invisible, qui s’installait lentement dans ses côtes.

Les néons du plafond clignotèrent une première fois. Une seconde. Puis un long grésillement s’étira dans le silence.

Elle leva les yeux.

Les haut-parleurs crachèrent un son bref, métallique. Trois notes montantes, longues, déformées. Presque dissonantes.

Ding — dong — dnnnng. Ding — dong — dnnnng.

Elles se répétaient, encore et encore. Pas comme une alerte. Plutôt comme un disque rayé, incapable de passer à la suite.

Puis une voix s’éleva. D’abord floue, puis plus claire, sans jamais devenir nette. Elle semblait venir de très loin, comme tirée d’une radio oubliée au fond d’un garage. Elle était pleine de grésillements et de parasites.

— Achtung, Achtung... sieben zwei acht vier null... sieben zwei acht vier null...

C’était un murmure mécanique. La diction, trop propre, ne laissait aucun silence, aucune respiration. Comme si la voix ne venait pas d’un corps, mais d’un enregistrement ancien, rediffusé au mauvais moment.

— …Quoi ? souffla Hanna.

Elle se redressa à peine. Le froid lui était monté dans le dos sans prévenir.

Le message recommença, exactement à l’identique.

— Sieben zwei acht vier null... sieben zwei acht vier null...

Toujours la même séquence, ni plus rapide, ni plus lente. Juste… inévitable.

Elle ne comprenait pas. Mais elle sentait que cela la concernait, que ce n’était pas un hasard.

Ses doigts se refermèrent doucement sur le bord de la barre métallique. Pas pour se retenir. Juste pour sentir quelque chose de réel.

Sur l’écran, à la place du nom de la prochaine station :

[∂∆] SIG_F@ULT: stn:DΞSCΞИ†/loop.∆rr!

Les lettres vibraient. Certaines étaient inversées, d’autres remplacées par des symboles ou des fragments d’alphabet inconnu. L’ensemble clignotait sur fond noir, en lignes blanches. C’était illisible. Inquiétant.

Derrière elle, la voix continuait. Toujours les mêmes chiffres.

Un craquement sec traversa le plafond du wagon, comme si quelque chose avait bougé de l’autre côté du métal.

Les lumières baissèrent, revinrent, vacillèrent encore.

Hanna se leva lentement. Ses jambes étaient tendues, engourdies comme si le froid venait de l’intérieur. Elle ne cligna pas des yeux.

Il ne restait que le bruit du train. Et cette voix. Ininterrompue.

Elle ne savait pas pourquoi elle restait là.

Debout, immobile, au centre d’un wagon vide, à écouter un train qui n’avait plus rien d’un vrai trajet.

Chaque vibration sous ses pieds sonnait creux, comme une respiration contenue trop longtemps.

Elle avança.

Ses pas faisaient du bruit — un bruit décalé, étouffé, comme si les sons mettaient une seconde de trop à la rejoindre.

Elle atteignit le fond du wagon.

La porte du conducteur. Fermée.

Pas de vitre. Pas de poignée.

Juste une surface mate, d’un gris terne, uniforme comme du métal peint sur un mur d’hôpital.

Elle tendit la main.

Pas pour entrer. Juste pour vérifier qu’elle était encore là.

Ses doigts frôlèrent la surface.

Tiède. Trop tiède.

Comme si quelque chose vivait derrière. Ou dormait.

Elle toqua. Deux fois.

Le son ne revint pas.

Comme absorbé.

Derrière elle, un clignement.

Un néon, puis un autre.

Chaque fois que la lumière vacillait, l’espace semblait se réajuster.

Un reflet changeait. Une barre de maintien était plus proche.

Un instant, elle crut voir une silhouette assise, floue, mais le néon se ralluma trop vite.

Elle recula d’un pas.

Puis un autre.

Elle ne voulait pas se retourner.

Elle ne voulait pas voir s’il y avait quelque chose là où il n’y avait rien.

L'air était devenu dense, presque humide.

Derrière elle, la voix continuait.

Toujours la même.

Toujours les mêmes chiffres, déroulés à intervalles réguliers.

Elle ferma les yeux une seconde.

Pas pour se calmer. Juste pour que ça s’arrête.

Ça ne s’arrêta pas.

Alors elle fit demi-tour.

Pas brusquement. Pas vraiment lentement non plus.

Elle traversa le wagon à pas feutrés, sans regarder les sièges vides.

Et quand elle arriva au fond, face à la porte de jonction, elle s’immobilisa.

Un souffle.

Ses doigts trouvèrent la poignée.La porte de jonction céda sans bruit. Pas de loquet, pas de résistance. Juste un glissement sec. Elle passa de l’autre côté.

Le nouveau wagon était plongé dans une lumière jaune sale, comme filtrée à travers un tissu épais.

La voix du haut-parleur était restée dans le wagon précédent,comme un écho lointain

Les sièges étaient en place — du moins, à première vue. Mais aucun n’était droit. Certains légèrement inclinés, d’autres tournés vers les vitres, ou vers le centre. Comme si la géométrie du wagon hésitait.

Au plafond, un écran pendait. L’image dessus vibrait, brouillée. Des caractères défilaient trop vite, en spirale inversée, certains à l’envers, d’autres remplacés par des signes inconnus. Rien de lisible. Juste l’impression que quelque chose tentait d’écrire un message, et échouait.

Elle allait faire demi-tour quand un grincement métallique résonna. Le sol vibra légèrement.

Le train ralentissait.

Un à-coup sec, puis l’immobilité.

Les lumières clignotèrent une dernière fois.

Et la porte du wagon s’ouvrit.

Pas sur un quai.

Sur un couloir sans fin. Blanc, vide, légèrement incliné. Un couloir qui n’avait rien d’un métro. Rien de la ville.

Juste… un appel silencieux.

Hanna ne bougea pas tout de suite.

Elle regardait l’ouverture. Les bords du couloir semblaient flous, comme si l’air y tremblait. Comme si sortir du wagon, c’était changer d’endroit. Ou de règle.

Elle inspira.

Et fit un pas en avant.

Et le silence pesait

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