Chapitre 1 - Écume - Partie 7

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 Elle pensait maintenir sa vie sur une ligne droite par sa volonté de fer. Pourtant, un instant et quelques mots suffirent pour la courber. Elle en avait fait abstraction, se plongeant corps et âme dans ses sessions de travail. Sunita Ailurus gagnait, chaque jour, un peu plus de reconnaissance de la part de ses pairs. Sa nomination en tant que décurion avait tardé selon elle. Sa logique se tournait déjà sur les emblématiques centurions. Le découpage social, presque militaire, démontrait ses preuves tout au long des colonisations planétaires humaines. Elle avait perdu au fil des siècles leur caractère martial pour se différencier vers les tâches fonctionnelles et sociales. À la différence d’autres lignées, qui au sein d’une même décurie privilégiaient la polyvalence des compétences, la lignée Fomalhaut, dès sa première colonisation, homogénéisa la constitution des décuries. Ainsi, Sunita dirigeait sa décurie portant son nom, la décurie Ailurus, pour se consacrer essentiellement aux tâches de communication et d’information de la population. Les centuries suivaient le même principe. Il en résultait des centuries de biologistes, de spécialistes en robotique et automatismes et dans bien d’autres domaines.

 Tout au long du chemin qu’elle parcourait pour rejoindre son rond de logement, son esprit guidé œuvrait à planifier, choisir les meilleures options pour que son avenir soit le moins dévié. Pourtant, elle allait être choyée, protégée. Sa santé ainsi que celle de la nouvelle vie à venir qui grandissait au sein d’elle serait le théâtre d’une attention toute particulière de la colonie. L’ensemencement d’une planète s’effectuait en trois phases. La première, la phase « Un », voyait l’établissement d’un camp embryonnaire, communément appelé Alpha. Ici, les humains se concentraient essentiellement à assurer leur survie sur ce nouvel astre. La phase « Deux » occupait, durant une durée plus importante, les colons pour parfaire la pérennité de leur implantation. Enfin, la phase « Trois » signifiait l’aboutissement du rêve avec une humanité qui pouvait croître de nouveau. Ainsi toute naissance touchait au sacré, les premiers nés seraient la descendance qui ferait perdurer l’avenir humain au sein de l’univers.

 Sunita s’était réalisée seule à la force de son caractère. Elle l’avait forgé au fil des années. Le temps des premiers nés était bien loin. Ses parents avaient été victimes d’une avarie lors d’un transit entre les Bas-Niveaux et les Hauts-Niveaux, hébergeant la majeure partie de la population et les faisant disparaître de sa vie dans les ténèbres océaniques de Fomalhaut-Ae. De fait, dès sa plus tendre enfance, le monde ne tournait plus autour d’elle. Inconsciemment, elle avait érigé une barrière qui paraissait infranchissable aux autres. De rares personnes pouvaient lui faire baisser sa garde. Ce fut le cas, quelques semaines auparavant : un décurion avait su se frayer un chemin jusqu’à son intérêt. Un soir, elle s’était laissée aller. La pression qu’elle instaurait dans sa vie fut mise de côté un instant. Pourtant, quelques jours plus tard, le malheureux fut éconduit par pimplants interposés. Malgré tout, le fruit de leur union, d’une façon incroyable, était lové dans son ventre.

 Une fois passé le dernier tube de transit menant aux bulles de vie, Sunita pressa le pas. Elle avait hâte de retrouver son environnement familier. Au contraire des bulles scientifiques à l’atmosphère aseptisée et à l’architecture résultat de savants calculs n’offrant guère de place à l’esthétique, les lieux foisonnaient de détails et de personnalisations. Seuls de grands espaces blancs restaient totalement exempts de décoration. En effet, ils étaient dédiés aux pimplants qui y affichaient, dans l’esprit de leurs porteurs, des informations pertinentes issues, soit des institutions ou simplement des habitants. D’ailleurs, elle remarqua sur un des logements, une invitation pour célébrer la promotion d’une de ses connaissances. Sunita s’arrêta. L’information, elle le savait, était sélective, d’autres personnes la dépassant ne pouvaient la découvrir. Elle s’étonna d’hésiter un court instant. Participer à cette réunion pourrait renforcer sa notoriété, automatiquement son Pimplant lui assura sa disponibilité pour cet événement. Cette nouvelle lui donna un nouveau souffle. Continuant son chemin à travers les passages entre les logements, elle croisa quelques connaissances offrant un léger salut de la main à certains, moins importants à ses yeux, ou un rapide et cordial échange aux autres.

 Après avoir traversé quelques ronds de logements, elle déboucha sur son habitat partagé. Un petit bâtiment sur deux niveaux. Une partie de l’habillage supérieur présentait des informations diverses, elle avait choisi de mettre à profit cet espace dans une optique de communication pour mettre en avant son travail. Elle avait accepté le reste de la décoration, comme l’orange soutenu qu’elle trouvait du plus mauvais goût, aux autres cohabitants. Mais pour pouvoir afficher sa zone d’informations, elle avait fait preuve de bonne volonté. Elle approcha et la porte d’entrée s’ouvrit tout en douceur. À cette heure, les trois autres personnes partageant les lieux n’étaient pas encore revenues des bulles d’activités sociales.

 Les habitats partagés découlaient d’une logique de maximiser l’occupation des bulles de vie en groupant les individus selon certains critères : âge, activité sociale, composition familiale. Ainsi le logement alloué à Sunita, par le centre de peuplement, se découpait en deux niveaux. Le premier niveau proposait des espaces publics et communs. Le second niveau, à l’étage, donnait accès aux appartements privés. De forme circulaire, ils avaient pris le nom de ronds de logement. Dans les Bas-Niveaux, ce type d’habitation montrait son efficacité. En effet, il entretenait une forme d’émulsion entre les cohabitants. Ainsi, même d’un caractère solitaire, Sunita était peu dérangée par la présence des trois autres. Pourtant, la confirmation de sa grossesse allait tout changer. Bientôt, elle rejoindrait une nouvelle bulle et un nouveau logement, un rond de maternité, mieux adapté à l’évolution de son foyer, selon les autorités compétentes.

 La jeune femme déposa ses affaires dans le sas d’entrée et se déshabilla. La procédure se révélait simple et rapide. Cela assurait une sécurité pour les occupants. En effet, les bulles avaient un inconvénient. Il s’agissait d’espaces clos qui demandaient un minimum de mesure de sécurité. Ainsi, même si les progrès de la médecine étaient colossaux, les humains n’étaient pas pour autant à l’abri de germes ou de virus quelconques issus de ce nouvel environnement. Elle attrapa une combinaison neuve qu’elle enfila d’un geste souple. Les combinaisons étaient légères et confortables. Elles étaient le fruit de siècles de développement par les humains depuis la colonisation de Mars. Celles de cette lignée Fomalhaut regorgeaient de capteurs en tout genre avec une spécialisation pour l’évolution en milieu aquatique. Communiquant en temps réel avec son pimplant, les données médicales et l’équilibre biochimique du porteur rejoignaient d’immenses bases de données conservées au sein du Markind Fomalhaut. Au moindre problème de santé, les biologistes pouvaient intervenir pour isoler, protéger et soigner un colon. Ainsi, la vie qui commençait à croître dans le corps de Sunita avait été repérée bien en amont des premiers signes extérieurs que la jeune femme ait pu ressentir.

 Elle vécut l’arrivée de la convocation pour une analyse biologique, délivrée par le centre de peuplement, comme une véritable intrusion. Jusqu’à présent, l’automatisation des tâches et les avantages que procurait le pimplant ne l’avaient jamais dérangée. Elle en assurait régulièrement la promotion à tous ceux qu’elle rencontrait. Par le passé, Sunita avait suivi un cursus complet dans l’ingénierie des systèmes de déplacements autonomes, en particulier sur les navettes, comme pour expier son traumatisme. Cependant, la jeune femme entrevit une impasse. Elle changea de voie pour se spécialiser dans le domaine des technologies de l’information, et plus spécifiquement la communication. Elle fit preuve d’une grande aisance et d’une maîtrise étonnante dans ce domaine. Pourtant, cette fois, la haute technologie l’avait prise de cours et pour la première fois, elle se sentit comme observée à son insu, même arrivée dans son espace privé.

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