Chapitre 1 : l'argile et la poussière.
L’homme n’est que de l’argile façonnée, son destin est poussière »
Bien avant que l’Egypte ne voit naître les pharaons, à une époque où Babylone n’était encore qu’un pauvre village de briques crues, Eridu — ville de roseaux et de poussière — subissait une rude sécheresse.
Le vent d’est, qui autrefois portait l’odeur des marais et des figues écrasées, n’était plus qu’un souffle sec, irritant, chargé de sable. Depuis plusieurs lunes, pas une goutte de pluie n’était tombée sur Eridu. Les ruisseaux qui serpentaient entre les temples n’étaient plus que des veines craquelées, et les puits comme les jarres dormaient vides.
Dans les ruelles à peine éclairées par la lumière ocre et rasante de l’aube, les premières âmes apparaissaient. Une vieille femme balayait en vain la poussière devant son échoppe de figues séchées — bien qu’il n’y eût plus de figues à vendre depuis des jours. Deux garçons couraient avec des outres vides, espérant qu’au temple d’Enki, dont la masse sacrée dominait les toits d’argile, on laisserait couler un peu d’eau aujourd’hui.
Un âne brayait, assoiffé, dans une cour fermée.
Le soleil naissant, pâle disque à l’est, jetait des ombres longues et aiguës sur les façades desséchées. Les murs portaient encore les traces d’un passé plus fertile : dessins de lotus, de poissons, de serpents. Désormais, ces fresques craquelaient comme des souvenirs trop secs.
La chaleur était déjà lourde, même à cette heure. On parlait à voix basse, on économisait les gestes — chacun ménageait ses forces pour affronter une nouvelle journée torride.
La ville attendait.
Et dans ce calme suspendu, une silhouette avançait.
Droit, silencieux, Adapa remontait la ruelle qui menait à l’école des scribes. Le bas de sa tunique frôlait la poussière, ses pas soulevaient de légers nuages couleur cendre.
Comme chaque matin, il portait contre lui une dizaine de tablettes enveloppées dans du tissu. Mais celles-ci étaient particulières. C’étaient les dernières.
Avec la sécheresse, l’argile des marais était devenue stérile, inexploitable. Même celle prise au bord du lac se fissurait trop vite sous la pointe des calames.
Un passant s’inclina brièvement à son passage, sans un mot.
Adapa ne le vit pas. Il était absorbé par ses pensées, et les conséquences de la pénurie d’argile lui donnaient le vertige.
Avant, il n’y avait que la parole. Il n’y avait que le mythe.
Depuis qu’il avait posé les premiers signes sur des sceaux cylindriques, puis sur des tablettes d’argile, le monde avait changé. L’écriture n’était plus seulement un outil pour compter les moutons qu’untel avait donnés à untel. Elle était devenue essentielle. Un pilier invisible mais vital : pour administrer la cité, diffuser la religion, affirmer le pouvoir.
La parole du prêtre, jadis perdue dès qu’elle s’éteignait dans l’air, pouvait désormais atteindre des milliers d’hommes.
La parole du roi, si puissante soit-elle pour mener cent guerriers au combat, portait maintenant de la mer jusqu’aux contreforts des montagnes.
Mais tout cela n’était que murmure comparé à ce que l’écriture allait devenir.
Le visage d’Adapa restait impassible, taillé dans la pierre : un front large, des yeux sombres, une mâchoire fermée. Il n’était pas jeune, pas vieux non plus — mais de ceux dont on disait simplement : il était là avant.
Un chien maigre et pelé, le museau traînant au sol et crapahutant à la recherche d’un reste ou d’une flaque d’eau qu’il pourrait avaler, percuta les jambes d’Adapa. Le chien, surpris, lui lança un aboiement strident, le sortant de ses pensées.
Il arriva devant la lourde porte de l’É-dub-ba — la Maison des Tablettes, l’école des scribes. Le garde en faction, vêtu d’une simple tunique de lin, redressa sa lance d’un geste sec à la vue d’Adapa. Sans un mot, il poussa le battant de bois massif.
Au-delà du porche, encore plongé dans l’ombre, s’ouvrait une cour intérieure. Une dizaine d’élèves y étaient assis, adossés contre un mur, chuchotant à demi-voix des histoires de dieux, de rois ou de fantômes. Trois d’entre eux, accroupis dans la poussière, avaient tracé à l’aide d’un roseau un quadrillage irrégulier, sur lequel glissaient des galets et des noyaux de datte. Chaque case portait un symbole grossièrement gravé : un triangle, une étoile, une spirale.
— Si tu tombes sur la case du roi, tu dois payer une taxe, dit l’un d’eux.
— Et si je n’ai rien ? grogna un autre.
— Alors tu vas en prison. Comme ton père.
Le plus jeune se redressa brusquement, vexé, prêt à répliquer. Mais il s’interrompit net en voyant la silhouette d’Adapa émerger du porche, drapée dans la poussière et l’autorité.
Il se leva en hâte, effaçant le jeu du pied. Ses camarades l’imitèrent aussitôt, retrouvant en silence leur place contre le mur, comme si rien n’avait eu lieu.
Le calme s’installa dès qu’Adapa franchit le seuil de la cour intérieure. Les élèves, alignés contre le mur, se redressèrent d’un seul mouvement. Le silence n’était pas commandé par la peur, mais par une forme d’attention sacrée. Adapa n’était pas seulement l’Umnia, le maître de l’école. Il était pour eux le passeur de savoir, celui par qui les mots devenaient forme, les sons devenaient loi.
Il traversa la cour d’un pas mesuré, les élèves le suivirent sans qu’il ne soit besoin de leur demander, gravissant lentement les quelques marches qui menaient à la salle d’enseignement, aux murs d’argile fraîchement lissés. Là, disposés sur une longue étagère, reposaient les tablettes d’entraînement, couvertes de signes élémentaires : traits, encoches, incisions répétées à l’infini. Tant qu’elles étaient humides elles pouvaient être effacées et resservir. Maintenant elles étaient desséchées, inutilisables, et serviraient certainement de fondation aux murs d’une quelconque maison.
Il se retourna vers ses élèves, tous garçons, le visage noirci de poussière, le sommeil encore dans les yeux. Il les regarda longuement, puis, d’une voix grave, déclama :
— Le scribe ne dort pas. Le scribe ne meurt pas. Le scribe se grave dans la mémoire des rois.
Un murmure de reconnaissance parcourut les rangs. C’était le début du rituel, une litanie que les enfants connaissaient. Adapa prit un roseau taillé en calame et, dans un mouvement lent et souple, traça le premier signe du jour sur une des dernières tablettes fraîches.
— Ama-gi. Liberté.
Un mot lourd de sens, que les enfants devaient recopier, puis décliner, puis interpréter à haute voix. L’apprentissage n’était pas qu’un exercice de répétition. Dans l’É-dub-ba, le savoir s’incarnait dans le geste, dans la voix, dans la matière.
— Ce que l’on écrit ne s’efface pas, dit-il. Ce que l’on écrit devient réalité.
Il les fit répéter le mot, puis introduisit une leçon de calcul, un relevé de distribution de blé. Derrière chaque chiffre, chaque nom, il y avait une histoire, un conflit, une offrande. L’écriture était une manière de mettre de l’ordre dans le monde.
— Autrefois, il n’y avait que la voix, rappela-t-il. Mais la voix se perdait. Les mots volaient, portés par le vent ou trahis par les hommes. Puis vinrent les signes. Et les signes nous ont liés aux dieux.
Il allait faire distribuer les tablettes du jour — les dernières qu’il possédait — lorsqu’un bruit de pas interrompit le calme.
Un brouhaha se fit entendre depuis la cour, suivi d’une bousculade dans l’escalier et dans l’embrasure de la porte, un homme apparut, coiffé d’un turban grossier, vêtu d’une tunique tachée de terre. Un paysan. Grand, osseux, le visage brûlé par le soleil, il tenait entre ses mains une petite bourse et baissa aussitôt la tête devant Adapa, suivi de près par le garde essoufflé, prêt à le saisir.
— Laisse-le, dit Adapa, et toi, que viens-tu faire ici.
— Grand maître, dit-il, accorde-moi ton art. Mes champs sont secs comme la bouche des morts. Je suis venu te demander d’écrire une prière, une demande à Enki… pour qu’il me laisse une récolte.
— C’est au temple qu’il faut que tu ailles et non ici, tu interromps mon enseignement, vas t’en.
L’homme fit malgré tout un pas en avant et déposa la bourse contenant de l’orge à même le sol, comme une offrande.
— Je veux que ce soit toi qui l’écrives. Tes mots montent plus haut que ceux des prêtres.
Un frémissement parcourut les élèves. Ce n’était pas un fait rare — mais ce jour-là, Adapa ressentit le poids de cette requête d’une manière nouvelle.
Il fixa le paysan sans répondre. Ses yeux se posèrent sur la pile réduite des tablettes. Il savait que l’argile manquait.
Il se pencha légèrement.
— Il n’y a plus d’argile, dit-il calmement. Le lac est aussi sec que tes champs. Le marais craquelé comme le visage de nos ancêtres…
Après une courte pause, il rajouta :
— Et la bouche des dieux, peut-être, est fermée.
Le paysan resta un instant immobile, comme pétrifié. Puis il se leva, s’inclina une nouvelle fois, les yeux rouges de fatigue.
— Je reviendrai. Les dieux parleront encore, et tu leur écriras ma prière.
Et il disparut, laissant au sol son offrande.
Adapa resta un instant silencieux, ramassa l’offrande qu’il déposa sur une étagère à côté des tablettes puis, tournant le regard vers ses élèves leur dit :
— Reprenez.
A peine les élèves eurent-ils repris leur calame, qu’a nouveau ils entendirent la lourde porte de bois s’ouvrir, puis des pas monter dans l’escalier.
Cette fois ci un homme en tunique de lin bleu, bordée de fils d’or et un médaillon au cuivre battu, frappé du sceau royal, pénétra dans la pièce. Il portait à la main un bâton court, symbole du pouvoir délégué par le roi.
Ennatum, murmura Adapa en levant les yeux de la tablette qu’il corrigeait. L’homme s’arrêta au centre de la pièce, son regard en fit le tour lentement et se posa sur Adapa.
— Alulim a besoin de toi, viens j’ai à te parler.
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