Chapitre 2 : Paris-Bagdad
En levant ses yeux verts de l’écran, Marc Delestre prit conscience que la lumière du jour avait brusquement décliné. Il était déjà près de vingt et une heures, et il n’avait pas quitté des yeux les photos envoyées la veille par son contact à Bagdad. Les quinze clichés représentaient une tablette d’argile vieille de quatre mille ans, d’environ vingt-trois centimètres de haut et une quinzaine de large. Le texte qu’elle portait — gravé en écriture cunéiforme, dense et régulière — se déployait sur six cents vers. Il s’agissait d’une des versions les plus complètes jamais retrouvées du cycle d’Aratta
Ce qui le frappait davantage encore, c’était l’état de conservation de l’objet. Après quatre millénaires passés dans les entrailles du désert irakien, la tablette semblait intacte. Et avec elle, l’histoire qu’elle racontait : un récit déjà connu des assyriologues depuis le début du XXe siècle, mais toujours en fragments.
Ce récit épique opposait les rois d’Uruk et d’Aratta dans une lutte de pouvoir et de foi, où chacun invoquait les dieux pour justifier ses ambitions, une histoire de conquêtes et de massacres, de trahisons et de territoires. Quatre mille ans nous en séparaient, pensa Marc — et pourtant, l’humanité n’avait guère changé. Surtout dans cette région du monde
Il s’étira lentement, puis décida de ranger son matériel. Tant de détails maîtrisés, et pourtant une image encore floue de cette civilisation disparue.
Une envie soudaine le poussa à dîner dans sa brasserie favorite, non loin de la porte de Clichy, à deux pas de son bureau du CNRS, où il occupait un poste d’enseignant-chercheur en assyriologie, spécialisé dans l’étude de l’écriture cunéiforme sumérienne.
À 38 ans, sa carrière fulgurante faisait grincer quelques dents, surtout parmi ses collègues plus âgés. Pourtant, Marc n’y voyait aucun mérite exceptionnel. Il baignait dans la culture sumérienne depuis sa plus tendre enfance. Fils d’une mère irakienne, historienne de formation engagée dans la préservation du patrimoine, et d’un père diplomate français en poste à Bagdad, il avait grandi entre récits anciens et discussions passionnées. Ses contes de chevet n’étaient ni Winnie l’ourson, ni Paddington, mais l’épopée de Gilgamesh, la quête d’immortalité du roi d’Uruk et son lien tragique avec Enkidu.
La cloche au-dessus de la porte tinta doucement quand Marc poussa le battant de la brasserie. L’endroit était presque vide à cette heure, un mercredi soir. Quelques habitués sirotaient des bières en silence, un couple discutait à voix basse au fond. Le patron, un ancien de la maison, leva les yeux et adressa un signe de tête amical.
— Comme d’habitude, professeur ?
— Comme d’hab’, Bernard, répondit Marc avec un sourire fatigué.
Il choisit sa table habituelle, contre la vitre, d’où l’on voyait encore les lumières des voitures glisser sur les rails du tram. Il sortit un carnet de notes, griffonna machinalement quelques idées liées à sa traduction du jour, puis referma le tout. Ce soir, il n’avait pas envie de travailler. Il voulait juste un plat chaud, un verre de vin, et un peu de silence.
Le petit poste de télévision, suspendu dans un coin de la salle, crachotait les images continues d’une chaîne d’information. Personne ne l’écoutait vraiment, jusqu’à ce que la voix monocorde de la présentatrice prononce les mots « Irak » et « patrimoine archéologique ». Marc leva les yeux machinalement.
À l’écran, des images tremblantes montraient un site ancien, éventré, balayé de poussière. Des colonnes brisées, des fragments de bas-reliefs, un chaos de pierres millénaires. Le commentaire suivit :
« …le groupe État islamique a revendiqué une nouvelle attaque contre un site archéologique du sud de l’Irak, visant selon eux “les idoles des anciens”. Les archéologues locaux confirment de lourdes pertes sur le site de Tell Abu Shahraim, situé à proximité de Nasiryah dans la province de Dhi qar … »
Marc sentit son estomac se nouer.
Sur le bandeau déroulant, les mots s’inscrivirent en lettres blanches sur fond rouge :
“Attentat en Irak sur le site de Tell Abu Shahraim, ….”
Il resta figé. Tell Abu Shahraim. Le nom lui était familier. Très familier.
Le serveur posa son assiette sur la table sans un mot. Marc ne la regarda même pas.
Il connaissait les motivations de Daesh : effacer les symboles du passé, ceux qui contredisaient leur vision du monde. Détruire les vestiges préislamiques, les statues, les dieux muets, les signes anciens. Éradiquer toute trace d’une histoire qui ne leur appartenait pas.
Mais pourquoi ce site - qu’il connaissait si bien – résonnait-il avec une telle force en cet instant ? Tell Abu Shahraim, dans le sud de l’Irak, l’emplacement de l’ancienne ville mythique d’Eridu, celle qui, selon la légende reçue la royauté la première. La ville du Dieu Enki, celui qui offrit à l’homme le don de l’écriture...
Marc se raidi soudain : Tariq !
il se remémorait soudain la fin du mail de son contact à Bagdad, celui qui lui avait envoyé les photos sur lesquelles il travaillait encore ce soir.
Il sorti fébrilement son téléphone et se mit à faire défiler les messages. Il retrouva enfin celui de Tariq Jabarri, et lu rapidement les dernières lignes :
« J’espère que tu apprécieras ces photos, j’aurai adoré échanger avec ta mère sur cette découverte, Allah protège son âme là où elle se trouve, nos échanges me manquent. Je pars dans quelques heures pour Nasiryah, j’ai eu connaissance par un intermédiaire d’une fouille récente sur le Tell Abu Shahraim, apparemment il y aurait des pièces intéressantes pour toi, je ne pourrais pas te joindre pendant quelques jours. Porte-toi bien. »
Il n’entendait plus rien autour de lui, et ne voyait plus que la lumière de son téléphone portable. Il resta figé ainsi un cours instant puis décida d’appeler Tarik.
Il tomba immédiatement sur le répondeur.
Ne sachant quoi dire, il raccrocha sans laisser de message.
Marc était né à Bagdad en 1987, au cœur d’une ville déjà fracturée par des tensions qu’il ne pouvait pas comprendre. Son père, attaché culturel à l’ambassade de France, avait rencontré sa mère, Layla Al-Din, lors d’un colloque universitaire. Elle était étudiante en histoire ancienne, issue d’une modeste famille du sud, mais animée par une intelligence vive et une passion contagieuse pour les civilisations disparues.
Les premières années de Marc furent marquées par la chaleur écrasante des étés mésopotamiens, les odeurs de thé noir, de poussière et de cardamome, et par la voix douce de sa mère qui lui racontait les mythes de Gilgamesh à l’heure du coucher. Parmi les souvenirs flous qui subsistaient de cette époque, l’un des plus constants était celui d’un homme aux yeux brillants, au visage séché par le soleil et à la voix un peu rocailleuse : Tariq Jabbari. Vieil ami de sa mère, personnage haut en couleur et chaleureux, il passait régulièrement les voir, apportant des fruits ou des jouets artisanaux, lançant des plaisanteries que seul l’adulte qu’il est devenu comprendrait maintenant comme des clins d’œil à la dureté de l’époque. Pour Marc, Tariq était un oncle de cœur, une figure familière et rassurante dans un monde qui commençait à se fissurer.
Lorsque l’armée irakienne envahit le Koweït en 1990, la tension monta brutalement. Les semaines suivantes furent un enchaînement de rumeurs, de coupures d’électricité, de rationnements et de sirènes. Puis vinrent les bombardements. Marc avait à peine quatre ans. Sa mère le serrait contre elle dans le couloir, les mains sur ses oreilles, pendant que le sol tremblait sous les frappes de la coalition.
L’ambassade française organisa un rapatriement en urgence en février 1991. Ce fut un départ précipité, presque clandestin. Layla ne put emporter que quelques effets personnels – un pendentif, deux livres anciens, et une petite tablette d’argile trouvée des années plus tôt lors d’une fouille étudiante. Marc ne revit plus jamais sa maison d’enfance.
Tariq, resté en Irak, avait refusé de fuir. « Quelqu’un doit rester pour garder la mémoire », avait-il dit en embrassant Layla sur le front, les yeux pleins de douleur. Ce n’est qu’adulte, en retrouvant Tariq des décennies plus tard, que Marc comprit le poids de cette phrase, et qu’il comprit également le métier de Tariq… qui n’était d’ailleurs par un métier habituel
Marc tenta une nouvelle fois d’appeler Tarik, tomba à nouveau sur sa messagerie.
Il était déjà plus de vingt-deux heures, il décida que sa meilleure chance d’avoir des informations ou de le contacter était d’en parler le lendemain à son responsable hiérarchique qui était en lien direct avec le quai d’Orsay et pourrait certainement lui obtenir des informations.
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