Chapitre 3 : Le prêtre, le pouvoir et le murmure des dieux
Après que la royauté est descendue du ciel, elle échut à Eridu, Alulim devint roi pour un règne de 28.800 ans.
***
Ils avaient marché depuis l’aube, sans dire un mot.
Le marais s’étendait devant eux comme une mer figée, une étendue infinie de roseaux secs, de rigoles engorgées, de vase durcie et tranchante. L’un des deux hommes, le plus jeune, portait un panier de jonc vide accroché à l’épaule. L’autre, plus massif, surveillait l’horizon, la lance à la main.
Ils s’étaient arrêtés la veille au bord d’un promontoire sablonneux, trop fatigués pour aller plus loin. La chaleur n’était plus écrasante, mais une humidité étrange collait à leur peau, comme une sueur qu’ils ne contrôlaient pas.
— Encore un jour, avait dit le plus âgé. On ne reviendra pas les mains vides devant le roi.
Le troisième jour, ils pénétrèrent plus profondément.
Le sol devint spongieux, les pieds s’enfonçaient. À mesure qu’ils progressaient, le silence grandissait. Même les moustiques avaient disparu. Les oiseaux, muets. Le ciel, d’un gris livide.
Puis la brume. Elle n’était pas venue doucement : elle s’était levée d’un seul coup, épaisse, mouvante, verte par endroits, comme teintée d’algue ou de lumière malade.
— On ne voit plus rien, murmura le jeune.
Ils tentèrent d’installer un repère, plantant une perche dans le sol, mais la brume l’avala aussitôt.
C’est là que commencèrent les bruits.
Des craquements humides sans direction. Des murmures qui semblaient venir de l’eau elle-même. À un moment, l’un des deux entendit une voix très claire, comme proche de son oreille.
— Adapa..
Il s’était figé. Puis avait regardé son compagnon.
— Tu l’as entendu ?
— Oui.
Une pression s’installa. Pas de la peur, non. C’était une oppression physique, comme si quelque chose se posait lentement sur leur poitrine. Les yeux brûlaient, les mains tremblaient. Et au sol, juste devant eux, la vase s’était mise à frémir. Comme des choses rampaient dessous.
Ils n’attendirent pas d’en voir davantage.
Ils rebroussèrent chemin en courant, aveuglés, trempés de sueur, fuyant sans parler. Ils ne s’arrêtèrent qu’au bord du promontoire, haletants. Ils avaient tout laissé derrière eux. Même la perche plantée.
Ils restèrent là deux jours, incapables de redescendre vers la ville. Honteux. Troublés. Incapables d’expliquer ce qu’ils avaient vu.
Lorsqu’une escouade du palais vint les chercher de force, ils n’opposèrent aucune résistance.
— Il y a quelque chose dans ces marais, murmura l’un d’eux pendant le trajet du retour. Quelque chose qui connaît nos noms.
***
Le soleil écrasait le toit plat du palais d’Eridu. Il se dressait sur une terrasse surélevée, à quelques pas de la ziggourat, majestueuse, le grand temple d’Enki. Construit en briques crues, séchées au soleil, il n’avait ni la splendeur ni les fastes de la ziggourat mais il imposait le respect par sa rigueur et sa solidité.
Les murs, épais de deux coudées, étaient recouverts d’un enduit blanc légèrement craquelé, fait d’argile fine mêlée à du plâtre et à de la paille broyée. Par endroits, le soleil l’avait jauni, et des lézardes ouvraient des veines sombres sur les façades. Ce revêtement n’était pas seulement là pour protéger la brique : il marquait la séparation entre le commun et le sacré, entre le monde poussiéreux du dehors et le cœur symbolique du pouvoir.
On pénétrait dans le palais par un portique à colonnes de bois peint, dont les bases avaient été renforcées d’anneaux de bitume noirci. Une large cour intérieure, bordée de galeries ombragées, menait à la salle d’audience. Là, le trône d’Alulim — une assise simple mais massive, moulée en argile durcie, recouverte de lin brodé — faisait face à trois portes. Chacune donnait sur un espace distinct : les archives royales, les réserves de grain et d’argile, et une salle étroite où se réunissaient les scribes et les messagers.
L’ensemble était silencieux, presque ascétique. Pas de fresques éclatantes, ni de statues monumentales. Juste la symétrie implacable des murs, la fraîcheur lourde de l’argile, et l’écho des pas sur le sol battu.
Mais ce dépouillement n’était qu’une façade : ici les décisions naissaient, les lois étaient gravées, elles prenaient forme, et la parole du roi descendait des hauteurs vers les hommes, comme celle de dieu vers le roi — du moins, tant qu’il restait assez d’argile pour l’inscrire.
Aujourd’hui, même les évents percés dans les hautes façades ne parvenaient plus à faire circuler l’air.
Alulim, roi d’Eridu, contemplait l’ombre de sa ville à travers les persiennes de bois. En bas, les canaux étaient à sec. Les entrepôts vides. Et sur les murs, les fresques de son règne commençaient à craqueler sous la poussière.
— C’est un avertissement, souffla-t-il. Le dieu Enki nous retire sa faveur.
Derrière lui, son scribe personnel, Ennatum, ne releva pas la remarque. Il griffonnait sans relâche sur une tablette fine, ses doigts tachés d’argile grise. Mais il ne restait plus beaucoup d’argile. Et c’était bien là le cœur du problème.
Depuis des mois, les crues s’étaient faites rares. Les marchands remontant l’Euphrate rapportaient les mêmes nouvelles : les rives craquelaient, les barques s’enfonçaient dans la vase, et les marais s’évaporaient à vue d’œil. Sans argile, le roi ne pouvait plus faire sculpter les ordres du palais. Ni inscrire les registres fiscaux. Ni publier les sentences. L’administration était paralysée.
Alulim se détourna de la lumière.
— Où en est le Conseil des anciens ? demanda-t-il d’un ton sec.
— Toujours réticent, Lugal, répondit le scribe. L’Ensi d’Ur s’est encore opposé à votre édit de réquisition.
Alulim crispa la mâchoire. Le conseil des anciens n’était qu’un ramassis de pleutres et cet Ensi, gouverneur élu par l’assemblée de la cité voisine d’Ur garant des cultes et du bien commun… en réalité un contre-pouvoir de plus en plus affirmé. Anzagara, se permettait en effet trop.
Pour éviter une guerre ouverte avec la cité, Alulim avait accepté de payer un lourd tribut d’orge, qu’il lui était impossible d’honorer : plus d’eau, plus de récolte, plus d’orge… Alulim suspectait également Anzagara d’organiser le blocage de l’approvisionnement d’Eridu par le fleuve et les routes. Autant de manœuvres pour mettre la main sur Eridu, il n’en était pas question.
Il avait tenté d’approcher directement le roi d’Ur, Mesannepada, mais à a peine douze ans, il était sous l’influence totale d’Anzagara. Il avait réussi à rallier à sa cause toutes les institutions et l’armée de la ville d’Ur et ses ambitions de dominer toutes les cités état de la région étaient à peine voilées.
— Il s’arroge un pouvoir qui ne lui revient pas. C’est à moi que les dieux ont confié la royauté, ni à cet Ensi arrogant ni à ces notables bedonnants qui s’engraissent sur le dos du peuple et du temple.
Ennatum ne répondit pas. Il connaissait trop bien les colères du roi pour éviter d’en faire les frais.
— Même le Grand Prêtre me fait obstacle, poursuivit Alulim en tournant en rond comme un fauve en cage. Il refuse de décréter le jeûne sacré. Il dit que le peuple souffre déjà trop. Mais moi, je dis que c’est parce qu’il souffre qu’il doit prier plus fort.
Il s’arrêta net.
— Il faut un geste. Quelque chose de fort. Un symbole. Un sacrifice, peut-être….
Il se tourna vers le scribe qui se recroquevilla un peu plus ;
— As-tu des nouvelles des hommes que nous avons envoyés pour rallier les cités du Nord ?
— Nous avons eu des informations mais je ne suis pas certain...
— Certain de quoi scribe ? Parle, qu’a tu appris ?
— Et bien il semble que les villes d’Uruk et de Larsa ne veulent donner aucun gage sans engagement écrit de ta part et le hérault parti à Lagas n’est jamais revenu.
— Cela était prévisible, les Rois d’Uruk et de Larsa tremblent devant la puissance d’Ur, ils n’interviendront pas sans être certain que notre alliance est forte, marquée dans l’argile.
Il tourna la tête d’un coup sec. Ses yeux lançaient des éclairs.
— Et ceux partis dans les marais du sud à la recherche d’argile, pourquoi ne sont-ils pas encore revenus ?
Ennatum hésita.
— Lugal… deux hommes sont revenus du sud ce matin. Ou plutôt, ils ont été ramenés par une escouade des porteurs de lance. Ils refusaient de revenir.
Alulim leva les yeux, surpris.
—Ils refusaient de revenir ? Pourquoi donc ?
— ils avaient installé un camp précaire au bord du marais, sans oser s’enfoncer davantage.
— Ils n’ont rien rapporté ? Pas un seul panier d’argile ?
— Rien. Seulement… des récits confus. Ils parlent de brumes impossibles à franchir, de dieux mauvais qui parlent, de démons, et qu’ils ont senti le grand filet s’abattre sur eux.
Alulim pinça les lèvres.
— Amène les moi
Ennatum se courba rapidement, se dirigea vers la porte, et donna une consigne rapide au garde situé dans le couloir.
Le garde ne tarda pas à revenir avec deux hommes, dans un état lamentable qui semblaient n’avoir pas dormi ni mangé depuis plusieurs jours. Avachis, les traits tirés, ils ne semblaient guère douter du sort qui les attendait pour avoir désobéi à un ordre du Lugal.
Alulim les scruta quelques instants
— Enki m’a donné le pouvoir et la royauté, mon destin est de servir Enki, le votre de me servir, et à travers moi, servir Enki. Vous avez bafoué votre dieu en désobéissant à mes ordres.
— Nous avons fait de notre mieux, mais ce sont des dieux qui étaient contre nous ! Nous ne pouvons pas nous battre contre la volonté des dieux !
— Fadaises de couards rétorqua Alulim, dites-moi la vérité et vous serez épargnés. Mentez moi et vous mourrez avant que le soleil ne se lève.
Les deux hommes parlaient avec une voix blanche, comme s’ils avaient laissé une partie d’eux même dans le brouillard. Celui qui reprit la parole gardait les yeux écarquillés, sans cligner, comme s’il revoyait encore la scène :
— Nous avons fait selon votre volonté ! nous nous sommes enfoncés dans les marais, au début nous n’avons rien trouvé que les sols craquelés et les roseaux desséchés. Puis le troisième jour, nous avons senti le sol se ramollir sous nos pieds, nous étions confiants, mais nous avons commencé à ressentir quelque chose. Pas de la peur, mais une sorte de… malaise. Comme un poids sur la poitrine. Des bruits sans source. Une lumière brumeuse au ras du sol, qui nous a fait reculer puis un murmure, un souffle dans le vent, un nom…
— Quel nom ? Parle ! s’impatientait Le roi
— Adapa souffla l’un deux
Le nom tomba dans la salle comme une pierre dans un bassin. Allulim ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s’étrécirent.
— Adapa ? répéta-t-il, plus bas. Il est à l’école des scribes. Il ne peut être dans les marais…
L’un des hommes hocha faiblement la tête.
— Ce n’était pas lui… pas son corps. Mais c’était son nom. Nous l’avons entendu. Une voix dans le vent, soufflée à nos oreilles.
L’autre ajouta, la voix tremblante :
— Et alors le brouillard s’est épaissi. Le ciel est devenu lourd, la lumière verte. On ne voyait plus nos propres mains. Quelque chose a rampé tout près… puis nous avons fui.
Alulim se redressa lentement. Son visage demeurait impassible, mais son regard était devenu froid, calculateur.
— Sortez. Tous les deux. Que l’on vous donne de quoi vous laver, manger, et dormir. Vous serez jugés plus tard.
Les deux hommes s’entre-regardèrent, stupéfaits. Ils s’inclinèrent avec empressement et suivirent le garde sans un mot.
Lorsque la porte se referma, le roi se tourna vers Ennatum, toujours immobile.
— Il y a de l’argile dans ces marais, j’en suis sûr. Mais elle est gardée… ou maudite.
— Peut-être les deux, murmura Ennatum.
Un bref silence. Puis Alulim déclara :
— Va chercher Adapa.
Ennatum releva les yeux, surpris.
— Lui, Lugal ?
— Je n’ai pas senti le mensonge dans le récit de ces hommes, et si Adapa est vraiment lié à tout cela… alors il est temps qu’il le découvre, et si ce sont les Dieux qui l’appellent, alors il lui faut répondre.
Il se tourna à nouveau vers Ennatum.
— Va le voir, explique-lui ce que l’on vient d’apprendre et dis-lui que mon souhait est qu’il se rende dans les marais.
— Ce sera fait, Lugal.
Le roi fixa l’eau une dernière fois. Le cercle s’était dispersé.
La décision était prise. Et quelque part, dans les marais du sud, le destin d’Eridu frémissait déjà sous la boue.
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