Chapitre 4 : départ manqué
Le bruit dans les roseaux s’approchait, Marc savait qu’il devait fuir, maintenant, mais ses pieds étaient enfoncés dans le sol boueux jusqu’au-dessus de ses chevilles. Malgré ses efforts, impossible de les décoller, de s’enfuir, d’échapper à ce qui s’approchait, inexorablement… et toujours ce bruit, de plus en plus fort, ce son… cette sonnerie…
Marc se réveilla en sursaut, le réveil de son téléphone lui martelait l’heure de se lever, 6 h 30. Mais il n’arrivait pas à tendre le bras pour le prendre, comme si la paralysie du rêve persistait encore dans son corps.
Il finit par saisir son téléphone et coupa l’alarme. En bas de l’écran, plusieurs bandeaux se superposaient : six appels manqués de numéros masqués y étaient affichés, et une notification WhatsApp.
Il n’utilisait que très rarement WhatsApp. Entre les mails, les textos, les courriers, il estimait qu’il gérait déjà assez de mode de communication sans avoir besoin de s’en rajouter d’autres.
Il ouvrit l’application. Le message venait d’un numéro inconnu, mais il comprit aussitôt : c’était Tariq.
« Ils savent. Je crois que je suis suivi. Tu dois venir. Ta mère avait raison, nous avions raison… c’est vrai. Regarde les photos. Ne montre ça à personne, je vais tenter de te joindre demain »
— Qu’est-ce que ma mère vient faire là-dedans ? Marmonna-t-il. De quoi avaient-ils eut raison ? Pourquoi Tariq serait il poursuivi et en danger pour une découverte archéologique ?
Marc ouvrit les fichiers d’images joints au message de Tariq
Elles étaient floues, prises à la hâte, sans doute dans les heures suivant l’explosion sur le site d’Eridu. Sur l’une d’elles, en agrandissant un détail dans une excavation, on distinguait la forme d’une tablette, à moitié enfouie dans une boue sombre. La troisième photo était un peu plus nette avec la tablette en gros plan. La dernière ligne écrite en cunéiforme, juste au-dessus de la ligne de fissure, attira l’attention de Marc. Il se leva du lit et chercha fébrilement une loupe dans les tiroirs de son bureau, prit un papier et un crayon et se mit à traduire cette ligne.
« Mon humanité, dans sa destruction, je la regarderai périr »
Cette phrase résonnait en lui, mais il n’arrivait pas à en identifier la raison.
Dans tous les cas, le message de Tariq était inquiétant. Pourquoi lui demander de venir à Bagdad ? Que pouvait il faire, lui, simple chercheur au CNRS pour l’aider ?
Marc resta un instant immobile, le téléphone encore dans la main, le regard perdu au-delà de l’écran. La lumière du matin filtrait à peine à travers les rideaux. Dans l’appartement, tout était silencieux, trop silencieux.
Il relut le message. Une fois. Deux fois.
Ta mère avait raison…
Il sentit quelque chose remuer au fond de lui — un souvenir, flou, enfoui. Une conversation volée entre sa mère et Tariq, entendue lorsqu’il était adolescent. Des mots qu’il avait oubliés, ou voulu oublier.
Il se leva, traversa la pièce jusqu’à la cuisine, lança mécaniquement la cafetière. L’odeur du café chaud ramena un semblant de réalité. Mais son esprit était ailleurs, fixé sur cette tablette noire, sur le ton de la voix de Tariq.
Et cette phrase... « Mon humanité, dans sa destruction, je la regarderai périr » … Pourquoi Tariq avait il fait un zoom sur le bas de la tablette ? Il regarda à nouveau la photo, la phrase, la ligne de fissure…
— Le déluge ! s’écria t’il en s’étranglant avec son café... il se remémora soudainement un de ses premiers essai de traduction, la première ligne incomplète d’une tablette évoquant le déluge. La torah et la bible avaient beaucoup emprunté aux sumériens, le mythe du déluge en faisait partie. Il se rappela que cette tablette unique, présente au musée de l’université de Philadelphie, personne n’en avait jamais trouvé d’autres exemplaire. Aucun assyriologue n’avait pu retrouver les fragments manquants jusqu’à ce jour.
Il se força à se doucher, à s’habiller. Une réunion l’attendait ce matin au CNRS. Il allait demander l’autorisation de partir. Il avait besoin de réponses — et, il fallait bien l’admettre, il avait envie de savoir. De voir par lui-même ce que signifiait ce fragment -et ce que sa mère avait pu savoir.
— Et il me faudra passer voir mon père également, songea-t-il, avec la sensation que cette décision serait beaucoup plus compliquée pour lui à prendre que celle d’aller à Bagdad…
Il se rendit au bureau à pied, il n’avait pas envie de se retrouver dans la cohue des transports aux heures de pointe, et marcher lui ferait le plus grand bien pour organiser ses idées.
Le bâtiment du CNRS où il avait ses bureaux était vieillot et austère, une façade avec un parement de pierres, sans doute blanches à l’origine, s’était ternie grisée par la pollution. Des petites fenêtres toutes barreaudées au rez-de-chaussée et une porte d’entrée également barreaudées d’acier blanc.
Construit dans les années 1990, sans caractère, sans âme… Qu’en restera-t-il dans plusieurs millénaires, comparé aux édifices sumériens, bâtis il y a cinq mille ans ? Certainement rien. Pas même une poussière.
— Bonjour Geneviève, lança-t-il à l’hôtesse d’accueil en entrant dans le hall.
Une femme d’une soixantaine d’années, proche de la retraite. Le meuble de l’accueil avait dû être installé autour d’elle il y a quarante ans…
— Bonjour, Monsieur Delestre. On vous attend en salle 302. Vous êtes en retard.
— À vos ordres, Geneviève, murmura-t-il en se dirigeant vers l’ascenseur.
En sortant au troisième étage, Marc s’engouffra dans les couloirs aux murs blancs et à la moquette bleu sombre, alternant portes, cloisons vitrées, puis à nouveau des murs, des portes, des parois vitrées… jusqu’à la salle 302.
Au travers des vitres, il aperçut trois personnes déjà installées autour d’une table rectangulaire, les yeux rivés sur leurs ordinateurs portables.
— Désolé pour le retard, lança-t-il en entrant dans la pièce.
— Ah, Marc ! Enfin. Dites-moi, vous avez une tête à faire peur… Bon, asseyez-vous, et commençons.
À cinquante-huit ans, Jean-Marc Esnault était grand et sec, le visage tiré par trop d’années de tabagisme. Marc appréciait ce personnage, pondéré mais droit, fidèle à ses valeurs. Il avait participé à plusieurs missions archéologiques au Proche-Orient, mais, traumatisé par le chaos irakien, il n’y était pas retourné depuis 2003.
— Bien. Je souhaitais que l’on se voie ce matin pour faire le point sur les sujets que chacun d’entre vous abordera au colloque de demain. Point rapide sur vos interventions : sujet, durée du développement… Je vous rappelle que vous n’avez que vingt minutes pour chacun de vos domaines respectifs. Et inutile de vous rappeler qu’en face, vous aurez vos confrères italiens, un intervenant spécial du musée du Caire, et un autre d’Istanbul. Donc pas d’approximation — nous serons observés.
Un silence poli suivit. Marc s’installa en bout de table, son sac posé à ses pieds. À sa droite, Claire Besson, une spécialiste de la glyptique akkadienne, leva brièvement la main.
— Je commence, si vous voulez. J’ai recentré mon intervention sur les cachets-cylindres trouvés à Tell Brak. Quinze minutes, avec une diapo de synthèse comparative. Et j’ajoute une remarque sur leur réutilisation possible à l’époque médio-assyrienne.
Esnault hocha la tête, griffonnant quelque chose sur un bloc-notes.
— Très bien. Concis, rigoureux, ça me va.
— Moi aussi, j’ai fait court, enchaîna Philippe Naouri, les lunettes en équilibre sur le bout du nez. Je resterai sur l’évolution des signes numériques avant la standardisation urukéenne. Quelques tablettes du Louvre en illustration, mais je réduis le commentaire technique.
Esnault grimaça à peine, ce qui, chez lui, tenait lieu de scepticisme.
— N’oubliez pas que le public ne sera pas que spécialiste. Faites court sur les bases, insistez sur ce qui fait débat aujourd’hui.
Puis il se tourna vers Marc.
— Et vous, Marc ? Toujours sur les lexèmes prédynastiques ?
Marc hésita
— Et bien… justement, j’avais une demande à vous faire pour le colloque. Je ne pourrai pas y assister.
— Marc ! Ce n’est pas sérieux, vous ne pouvez pas m’annoncer ça à moins de vingt-quatre heure de l’évènement ! nous passerions pour quoi ? J’espère que vous avez au moins un sérieux motif, c’est votre père ?
— Non, bien que son état ne s’améliore pas, ce n’est pas lié à cela. Je dois partir en Irak le plus rapidement possible. J’ai reçu un mail de Tariq qui m’inquiète dit-il en tournant l’écran de l’ordinateur vers Esnaut. Il y avait en pièce jointe cette photo… et celle-là aussi.
Il fit défiler les images.
— Sur troisième photo on voit la tablette mise à jour suite à l’attentat de Tell abu sharhaim. Regardez cette ligne — ici, dit-il en pointant du doigt juste au-dessus du bord fissuré de la tablette
— C’est du sumérien archaïque, aucun doute, mais je ne vois pas ce qu’il y a d’exceptionnel.
Claire fronça les sourcils. Philippe se pencha sans mot dire.
— Une contrefaçon ? hasarda-t-il.
— Je ne pense pas, mais regardez cette image répondit Marc en ajoutant sur son écran l’image de la tablette du musée de Philadelphie. Vous ne remarquez rien ?
— La tablette de Nippur ! s’écria Claire, le haut de la tablette ! Celle qui évoque le déluge !
— Oui, acquiesça Marc, c’est ce que je pense également. La partie manquante de la tablette de Nippur,
Après un moment de silence ou chacun appréhendait les enjeux de cette découverte, Esnault soupira, se redressa légèrement dans son siège.
— Marc… Je comprends votre enthousiasme, et je vais vous dire ce qu’en pense : Vous voulez partir dans une zone de chaos total sur la base d’un mail de quelques lignes et trois photos floues ? Cela m’étonne de vous. On n’est plus en 1999. Vous n’aurez pas de soutien officiel du CNRS. Ni couverture. Ni assurance.
Il marqua une pause, puis repris plus fermement :
— Par ailleurs il est hors de question que vous ne participiez pas au colloque de demain. Donc reprenez votre sujet initial, et samedi vous serez au centre de conférence de la Grande Arche à la défense et certainement pas à Nassiriya, sur un site qui vient d’être explosé par l’état Islamique. C’est bien compris ?
Marc le regarda sans répondre. Puis, calmement :
— Alors j’irai par mes propres moyens.
— Je ne vous signerai aucun congé
— Nous verrons bien, répondit-il en fermant l’écran de son ordinateur qu’il remit dans sa sacoche, puis sortit de la salle de réunion sans rajouter un mot.
Le couloir lui parut plus long qu’à l’aller. Plus vide aussi.
Marc marchait d’un pas rapide, presque mécanique, sans se rendre compte qu’il serrait les sangles de sa sacoche à s’en faire blanchir les phalanges.
Il avait claqué la porte. Lui.
Il n’avait jamais claqué la porte de toute sa carrière.
Même pendant les pires débats de comité, même quand on l’avait privé de terrain pour des raisons absurdes, il avait toujours gardé le ton posé, l’attitude raisonnable.
Et là, il s’était levé, comme ça. Il s’était levé et il était parti.
Il s’arrêta dans la cage d’escalier. L’odeur de poussière chaude, mêlée à celle du plastique de la moquette bleue, lui revint en plein visage. Un instant, il posa sa main sur la rampe, les yeux fixés sur la marche du dessous. Il avait l’impression que quelque chose était sorti de lui, un réflexe ancien, enfoui. Une colère presque atavique.
Tariq. L’Irak. Sa mère.
Il sortit son téléphone, ouvrit à nouveau le mail. Relut la phrase que Tariq avait griffonnée à la fin, sans explication :
« Je crois que ta mère savait. »
Il resta figé.
Ces mots-là, il ne savait pas où les mettre.
Sa mère n’avait jamais parlé de fouilles clandestines, encore moins de tablettes mystérieuses. Elle lui avait transmis son amour des signes, des racines anciennes, de l’argile — pas un goût du secret. Du moins le croyait-il.
Il soupira longuement.
Il n’irait pas au colloque. Et il savait déjà qu’il n’obtiendrait pas l’autorisation de mission. Mais il devait comprendre.
Il devait poser cette question à son père.
Même si ça faisait des années qu’ils n’échangeaient plus que des banalités. Même si ce vieil homme aux mains tremblantes ne reconnaissait plus toujours les visages. Même si chaque visite lui laissait un goût d’inachevé.
Il descendit lentement les marches jusqu’à la sortie, traversa le hall sans un mot pour Geneviève, et quitta le bâtiment sous le ciel gris de la fin d’après-midi.
Le vent soufflait sur les grandes artères de la Porte de Clichy, et les voitures hurlaient dans le lointain. Il sortit son téléphone à nouveau.
Maison de retraite “Le Bosquet”, Bagnolet.
Il appuya sur le bouton Itinéraire.
— On va voir ce que tu sais, papa, murmura-t-il entre ses dents.
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