Chapitre 5 : La prêtresse et l'enfant
L’homme impur ne doit pas approcher de la coupe du sanctuaire
Adapa songea qu’il lui serait bien compliqué, aujourd’hui, d’enseigner. Il y a certains jours comme cela où il semble inutile de contrarier la volonté d’un dieu décidé à ce que votre journée ne suive pas le chemin prévu.
Il éprouvait toutefois du plaisir à voir le visage d’Ennatum. Il reconnaissait ce léger sourire, toujours à la limite de l’insolence mais porté par un esprit vif. Ennatum avait été son meilleur élève pendant plusieurs années avant d’entrer au service du roi.
— Je ne peux pas interrompre mon enseignement maintenant, Ennatum, tu le sais mieux que quiconque.
— Je le sais Maître Adapa, mais je viens au nom d’Alulim…et tu connais les limites de la patience du roi…
Adapa porta sa main à son menton. Il regarda Ennatum un court instant puis se retourna vers ses élèves.
— Vous pouvez rentrer chez vous, soyez présents demain avant que le soleil ne se lève, nous devrons rattraper …
Adapa s’interrompit ; un raclement de gorge venait de retentir derrière lui. Ennatum, immobile, le fixait.
— Maître, je me permets de vous interrompre, mais la requête d’Alulim risque de vous prendre plusieurs jours…
Adapa se raidit. Sa voix, en se tournant vers ses élèves, était plus sèche, plus tendue :
— Vous avez entendu le scribe royal, dites à vos parents que les cours reprendront lorsqu’Alulim l’aura décidé.
A peine les élèves sortis de la pièce, Adapa se tourna vers Ennatum
— J’espère que ce que tu as à me dire en vaut la peine.
— Tu vas en juger par toi-même…
Il marqua une pause, puis baissa la voix. Enatum raconta à Adapa ce qu’avaient rapporté, au roi, les deux hommes ramenés des marais du sud, Et le nom prononcé.
*****
Le soleil, bas sur l’horizon, incendiait les murs d’Eridu. La lumière frappait les briques crues d’une teinte rougeoyante, presque sanglante.
Adapa avançait à pas mesurés dans les ruelles délaissées du quartier sacré. Le jour s'en allait, remplacé par les craquements des poutres et des murs restituant la chaleur accumulée dans la journée. Les portes se refermaient. Les ombres prenaient possession du monde.
Il passa sous une arcade, contourna une stèle rongée par le sable puis s’arrêta devant une porte à l’arrière du temple de la déesse Inanna, maîtresse d’Enki. Il frappa trois fois, délicatement.
Un léger frottement se fit entendre de l’autre côté. La porte s’ouvrit laissant passer un filet de lumière vacillante. Une femme apparut, vêtue d’un tissu sombre, les épaules couvertes d’un châle raide comme une écorce. Elle était jeune, d’une beauté sèche, le visage déjà marqué par le service du temple. Une odeur d’encens, de sueur et d’argile séchée s’échappa de l’ouverture.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle d’un ton brusque.
— c’est moi Ninsum, est ce qu’elle est là ?
— c’est vous Maître Adapa ! Je ne vous avais pas reconnu, oui mais elle ne t’attendait pas ce soir je ne sais pas si …
— c’est important Ninsun, laisse-moi rentrer.
Elle le scruta un instant, puis s’effaça.
— Suis-moi. Ne fais pas de bruit.
Il la suivit dans un couloir étroit, entre des jarres d’eau, des amphores vides et des linges pendus pour sécher. Le sol était tiède, la terre poussiéreuse collait aux sandales. Un chien haletait dans un coin, attaché à une pierre.
Ils s’arrêtèrent devant une porte de roseau tressé. La jeune femme frappa, attendit un murmure, puis entrouvrit.
— Il est là.
Une voix douce répondit :
— fais le rentrer et Laisse-nous.
La servante s’effaça. En quittant la pièce, elle lança un dernier regard à Adapa — un regard rapide, presque neutre, mais que quelque chose rendait trouble. Une tension dans la mâchoire, un battement imperceptible sous la tempe. Elle referma la porte.
Adapa entra.
La lumière était faible, filtrée par une lanterne d’huile suspendue au plafond. L’argile des murs diffusait une chaleur douce. Des feuilles de figuier couvraient les interstices. Dans un coin, un enfant dormait sur une natte roulée, les joues pleines, les paupières agitées de rêves.
Elle, la prêtresse, était assise à genoux, penchée sur une tablette d’offrande. Elle leva les yeux. Son regard le traversa.
— Tu es venu, dit-elle simplement.
Adapa s’agenouilla face à elle. Il resta un instant sans parler. Son regard rivé sur le visage de Ninkasi, il se sentait, comme toujours en sa présence, envahi d’une paix intérieure profonde. Il n’arrivait pas détacher ses yeux de son visage, comme au premier jour de leur rencontre.
C’était il y a cinq ans à peine, un soir. Le temple dédié à Inanna baignait dans une lumière ambrée. L’encens brûlait dans des coupes d’argile posées au pied des colonnes, et l’air vibrait d’un calme étrange, presque mystique.
Adapa gravit les marches sans bruit, avec des dizaines d’autres fidèles. Il franchit le seuil et s’arrêta contre un pilier. Le silence était presque total. Seul un froissement d’étoffes, une respiration retenue, un toussotement lointain brisaient l’immobilité de l’instant.
Elle se tenait au fond de la salle principale du temple. Seule.
Drapée dans un lin blanc aussi lisse que le lait de la Déesse, un bandeau d’or autour du front, le regard droit vers l’assemblée. Sa silhouette semblait irréelle dans la lumière des torches, trop précise, trop immobile. Comme sculptée.
Et puis elle parla.
— Nin-me-sar-ra, la Couronne élevée de la Reine des cieux…
Sa voix n’était ni faible ni forcée. Elle montait, régulière, sûre. Les mots anciens roulaient dans la nef avec une douceur coupante. Ils n’étaient pas chantés, non. Ils étaient dits comme on dicte un décret aux puissances du monde.
« Inanna, flamme qui consume les ténèbres,
Ton nom est une lance, ta parole une tempête. »
Adapa la fixait sans ciller. Il connaissait ce poème. Il l’avait lu, recopié, enseigné. Mais jamais il ne l’avait entendu ainsi.
Jamais il n’avait senti les mots vibrer sous sa peau comme en cet instant.
Elle marchait lentement, pieds nus sur les dalles. Chaque pas semblait compter, inscrit dans un rythme qu’elle seule entendait. Les prêtres, les fidèles, tous s’étaient effacés. Seule restait cette voix, cette présence, cette flamme nue.
Et alors elle le vit.
Sans hésitation, sans détour, elle tourna la tête et planta ses yeux dans les siens.
Il ne sut que faire. Fuir ? Baisser les yeux ? Il resta là, muet, cloué par ce regard. Il n’était pas l’umnia, pas le scribe du roi, pas le maître des mots, Il était simplement… lui.
Et elle le voyait.
« Tu tiens le pouvoir dans tes mains invisibles,
Tu coupes les racines du mensonge,
Tu dresses l’arbre de feu au milieu des cités. »
Elle poursuivit, comme si rien ne s’était passé. Mais il savait. Il avait vu, senti, compris : quelque chose avait été dit sans mot.
Lorsque le poème s’acheva, elle inclina la tête devant la statue d’Inanna. Le silence retomba, plus épais encore qu’avant. Un enfant pleura doucement dans un coin. Un prêtre toussa. Puis elle releva la tête. Et avant de se retirer… elle le regarda une seconde fois.
Plus rien ne fut pareil après cela.
Adapa reprit ses esprits, le temps n’était pas à la nostalgie.
— Je pars demain matin, pour trouver de l’argile, je serai absent plusieurs jours.
— Je le sentais, mais tu n’y trouveras pas que de l’argile c’est Enki qui t’appelle.
— Comment sais-tu cela ?
— Je suis la grande prêtresse d’Inanna, maitresse d’Enki. Elle me parle dans mes rêves. Il n’y a pas que les hommes qui livrent leurs secrets sur la couche… les dieux aussi.
— Sais-tu pourquoi il m’appelle ?
— Non, mais s’il t’appelle c’est qu’il a quelque chose à te dire… ou à te donner… ou à te prendre…
Il tourna la tête vers l’enfant.
— Il a grandi, murmura-t-il.
— Il te ressemble.
— Trop, cela peut entraîner sa perte, et la tienne.
Un silence. Le souffle lent de l’enfant emplissait l’espace.
— je vais aller dans les marais, au sud, faits en sorte qu’ils ne découvrent pas l’enfant, cela entrainera ta perte. Et si quelqu’un le découvre, ment, dis que tu l’as trouvé.
— Ils ne me croiront pas. Ils viendront. Ils chercheront et ils sauront.
— Alors cache-le. S’il faut fuir, fuis. Mais ne les laisse pas effacer ton nom, ni le sien.
Elle ferma les yeux. Un battement sous sa paupière trahissait sa peur.
— Reviendras-tu ?
Adapa mit du temps à répondre.
— Je reviendrai… si Enki le permet.
Il se leva. Ils ne s’embrassèrent pas. Ils savaient que les gestes étaient surveillés, même dans l’ombre.
— as-tu confiance en Ninsum ?
— oui, elle est dévouée et s’occupe de notre enfant comme de son propre fils. Ma mère l’a recueilli après la mort de ses parents, et nous avons été élevées ensemble, je lui confierai ma vie. Regrettes-tu notre enfant Adapa, regrette-tu notre amour ?
— Non ma déesse, tu es mon monde, vous êtes mon monde, je ne regrette rien. Tu m’as donné ton amour et un fils, je suis le plus comblé des hommes. Mais tu sais les conséquences de notre union, tu es la prêtresse, tu aurais dû rester pure et seul Alulim aurait pu s’unir avec toi. Tu sais les conséquences s’il l’apprend. J’ai peur pour toi et notre enfant.
— si les Dieux nous ont réunis, ils nous protégeront.
— mais les hommes ne sont pas aussi cléments que les Dieux qu’ils vénèrent.
Il jeta un dernier regard à l’enfant, puis sortit. La servante l’attendait plus loin dans le couloir. Elle l’escortait jusqu’à la sortie.
***
Plus tard cette nuit-là dans une petite maison de roseaux et d’argile, au cœur du quartier sud, Ninsum reposait nue, pelotonnée contre un garde de la garnison.
Il caressait ses cheveux en silence.
— C’était qui, l’homme que tu as fait entrer ce soir ? demanda-t-il ?
Elle hésita. Puis, sans le regarder :
— Un scribe. Rien d’important.
Le garde resta immobile un instant. Puis il sourit, froidement.
— un scribe ? Tiens donc, tu laisses rentrer des scribes la nuit dans le temple toi, les prêtresses se sentent seules ?
— et toi tu es bien un homme, toujours l’esprit mal tourné.
— tu ne t’en est pas plainte ce soir n’est-ce pas ? Mais que venait il faire à cette heure ?
— cela ne te regarde pas, mais il venait déposer des tablettes c’était une commande de la prêtresse.
— tiens donc, une commande… Le Grand Prêtre sera content d’apprendre qu’il reste de l’argile et que c’est Adapa qui viens les livrer en personne.
— comment….
— Ne cherche pas d’autres excuses, je l’ai reconnu, et je ne l’ai pas vu portant des tablettes, Il sera content de l’apprendre également.
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