Chapitre 6 : secret de famille
Marc restait indécis en regardant le grand bâtiment de brique rouges, plutôt moderne, hébergeant une petite centaine de séniors comme on les appelait désormais pour être politiquement correct. Il hésitait encore sur la manière d’aborder la discussion avec son père. Après quelques instants de réflexion, il haussa les épaules et se dirigea vers le hall de l’établissement.
— On verra bien, se dit-il intérieurement.
Le hall d’entrée contrastait curieusement avec le modernisme de la façade : un mobilier vieillot, des murs et un carrelage blanc, une ambiance globalement aseptisée.
Il emprunta le couloir de droite, celui fléché « unité Alzheimer » aile ouest, bâtiment les Coquelicots, premier étage…
Quel nom stupide.
Ce n’était même pas un bâtiment, il s’agissait juste de la suite du couloir, accessible par une double porte blanche ornée de trois stickers de coquelicots qui commençaient à se décoller.
Une aide-soignante occupée à ranger du matériel sur son chariot roulant se retourna à son passage,
— Bonjour Monsieur, vous cherchez quelque chose ?
— Non, je vous remercie, je viens voir mon père, je connais le chemin lui répondit-il avec un sourire forcé.
— C’est qui, votre père ?
— M. Delestre,
— Ah, ça va lui faire plaisir de vous voir ! il n’a pas beaucoup de visite… et il n’a pas un caractère facile !
Il n’avait pas besoin de quelqu’un pour le culpabiliser de ne pas venir voir son père régulièrement, il s’en chargeait très bien lui-même.
— Merci, lui répondit-il un peu sèchement pour tenter de couper court à la discussion.
Il se retourna pour poursuivre son chemin et eut juste le temps de voir l’aide-soignante secouer la tête en signe de désapprobation ;
Il toqua doucement à la porte de la chambre, et, sans attendre de réponse, pénétra dans la pièce.
Le lit était fait au carré, presqu’à la militaire, un plaid orange et marron bien plié posé dessus, et un plateau repas avec les reliquats du déjeuner.
Sur la commode, une seule photo, qu’il connaissait par cœur : celle de sa mère et de son père, prise au lendemain de leur mariage en Irak dans la maison d’un oncle de sa mère. Ils paraissaient heureux.
Son père était assis dans un fauteuil près de la fenêtre. Le regard perdu dans un carré de lumière, il tenait une télécommande à l’envers dans les mains.
— Salut Papa…
Le vieil homme tourna lentement la tête, cherchant à identifier la voix. Il fronça les sourcils, puis esquissa un sourire vague.
— Ah… tu es revenu.
— Oui. Pour te voir.
Marc s’assit sur la chaise en face, sans trop savoir où poser les yeux.
— Comment tu te sens aujourd’hui ?
— Le docteur a dit que j’étais fort, répondit le père. Il me trouve robuste. Mais il ment. Les docteurs mentent toujours.
Marc esquissa un sourire triste.
— Tu sais qui je suis ?
Le vieil homme le fixa, longtemps. Puis il dit :
— Tu es celui qui cherchait l’argile et les mots. Les vieilles lettres. Dans la boue.
Marc resta figé.
— Quelles lettres, papa ?
— Celles qu’on écrit avec des clous… sur la terre. Ça fait longtemps. Tu creusais. Ta mère t’encourageait, mais moi, je n’aimais pas ça. Je savais que tu allais te perdre dedans. Que tu allais disparaître.
Un silence s’installa. Marc sentit sa gorge se nouer. Il ne savait pas ce qui relevait du souvenir, du délire ou d’une sorte de lucidité trouble.
— Elle chantait dans la cuisine. Des mots que je ne comprenais pas. C’était beau. C’était… vieux.
— Tu parles d’elle, en Irak ?
Le vieil homme regardait par la fenêtre. Il ne répondit pas. La main tenant la télécommande tremblait à peine.
Marc resta un moment sans parler. Puis il se leva.
— Papa, est ce que tu te rappelles de Tarik ?
— Qui ? répondit son père en fronçant à nouveau les sourcils
— Rappelle-toi, Tarik, votre ami en Irak, qui venait souvent à la maison et m’amenait des jouets. Vous alliez voir des ruines avec lui et des sites archéologiques.
— Non, je ne sais pas qui c’est. Il faut que tu demandes à ta mère.
— Papa, tu sais bien que…
— Non ! je ne sais pas ! et tu me fatigues avec tes questions !
Et voilà. On y était. Marc se dit qu’une fois encore il n’avait pas su amener les choses correctement, dès qu’il parlait de sa mère cela devenait compliqué. Son père n’avait jamais supporté son décès et sa santé mental avait très vite commencé à décliner après l’enterrement.
Ce n’était plus la peine d’insister.
— Papa, as-tu besoin de quelque chose ? Je peux passer te faire quelques courses si tu veux.
Il ne répondit pas, le regard fixé sur la télécommande qu’il serrait dans les mains, toujours à l’envers.
— Je vais y aller papa repris Marc après un moment. Je serais absent peut être plusieurs semaines, je pars en Irak.
Marc s’approcha de lui et déposa un baiser sur son front.
— Je t’aime papa, à bientôt.
Puis il se dirigea vers la porte de la chambre.
— Tarik et ta mère se racontaient des histoires. Mais ce n’est pas l’écriture qui façonne le destin des hommes, ce sont les hommes qui écrivent leur histoire. Le reste ce n’est que des contes de fée.
— Pourquoi dis-tu cela papa ? répondit Marc, interloqué.
— Parce que je ne veux pas que ce Tarik te mette des histoires à dormir debout dans la tête comme il a entraîné ta mère. Fais attention à ce que tu réveilles
— Je ne comprends pas, papa, quelles histoires ? Qu’est ce que racontait maman, que savait elle ?
— Je t’ai dit qu’il fallait demander à ta mère, c’est clair non ? Maintenant laisse-moi.
Devant l’agitation de son père, Marc n’osa pas insister. En sortant de la chambre, il avait l’impression d’avoir encore plus d’interrogations qu’à son arrivée.
Il fallait qu’il retrouve Tarik.
Il fallait récupérer la tablette du site d’Eridu.
Il fallait que Tarik apporte des réponses.
En sortant de la maison de retraite, il était décidé à se rendre à l’ambassade d’Irak pour obtenir un visa. Son téléphone vibra dans la poche.
Il le sortit machinalement, sans grande attente, mais le nom qui s’afficha le figea net.
Tarik (appel entrant).
Il décrocha aussitôt.
— Tarik ?
— Enfin tu réponds, ya sadiqi. Ça fait deux jours que je t’appelle.
— Deux jours ? J’ai eu ton message, les photos… puis plus rien. Tu vas bien ?
— On n’a pas le temps pour les politesses. Écoute-moi attentivement, il faut que tu viennes me retrouver. J’ai la partie haute de la tablette, il faut que tu m’aide à la traduire, je crois que l’on tient quelque chose d’incroyable.
— J’ai bien compris Tarik, je fais tout pour, je pars à l’ambassade à l’instant.
— Oublie l’ambassade. Tu n’auras jamais de visa. Pas en ton nom
— Mais enfin pourquoi ?
— Trop de contrôles. Trop de regards sur le site. On n’est pas les seuls à chercher, Marc. Il faut que tu viennes autrement. Tu vas passer par la Turquie.
— Attends… Tu veux que je rentre en Irak clandestinement ?
— Pas exactement. Tu prends un vol pour Istanbul. De là, un contact te récupérera et t’amènera jusqu’à Zakho, puis Bagdad. Elle s’appelle Layal. Elle sait qui tu es, elle sait pourquoi tu viens. C’est une ancienne militaire. Tu peux lui faire confiance.
Marc resta un instant sans voix.
— C’est sérieux, Tarik ? Tu veux que je m’en remette à une inconnue, dans un pays en guerre, avec une tablette qui attire déjà l’attention de je ne sais qui ?
— Tu veux des réponses, oui ou non ?
Silence.
— Oui. Je veux comprendre.
— Alors fais-moi confiance. Réserve ton billet pour Istanbul dès ce soir, il doit y avoir un vol samedi au départ de Roissy. Layal t’attendra. Elle n’aime pas les retards.
— Et toi ? Tu seras à Bagdad ?
— Si je ne suis pas arrêté ou tué avant, oui.
L’appel coupa net.
Marc baissa lentement le téléphone. Il resta là, quelques secondes, immobile. Puis il glissa l’appareil dans sa poche.
Il n’y avait plus de retour en arrière.
Annotations
Versions