Chapitre 7 : Les marais

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Les portes d’Eridu se refermèrent derrière Adapa, leur claquement brisant le silence de la nuit.

Seule la grande tablette cosmique était encore visible, muette pour les mortels, lisible par les dieux et les grands prêtres astronomes du temple.

Adapa marchait seul, la main sur son bâton noueux, le bruit de ses pas absorbés par la poussière sèche du chemin. Il portait à son épaule un sac de toile avec quelques provisions et une outre d’eau. Sur son dos un grand panier d’osier pour pouvoir y mettre l’argile qu’il devait trouver.

Il n’était ni le premier ni le dernier à s’aventurer ainsi vers les marais, mais tous ceux qui y étaient allés ces dernières lunes étaient revenus les mains vides, ou pas revenus du tout.

Les bêtes de la nuit s’étaient effacées dans leurs tanières, fuyant l’approche du jour.

Celles du jour, prudentes encore, n’avaient pas osé prendre leur place.

Le dernier cri du chacal s’était éteint et les battements d’ailes de l’ibis ne s’entendaient pas encore.

C’était l’heure d’entre les règnes, entre les règnes des vivants, ceux de la nuit et ceux du jour.

Le vent lui-même hésitait.

Il descendit vers l’est pendant une bonne heure, longeant le canal, puis s’enfonça au sud dans les terres basses.

C’était maintenant un désert, le sol était brulé depuis plusieurs mois sans une goutte de pluie pour l’abreuver.

Adapa marchait à pas mesurés depuis plusieurs heures, la chaleur avait envahi l’air dès la levée du jour. Il avait mis sa capuche de lin pour faire écran au soleil qui ne lui donnait aucun répit.

A l’heure la plus chaude de la journée, il s’arrêta à l’ombre d’un rocher salvateur. Il déjeuna d’un peu de viande séchée et bu quelques gorgées d’eau, avec parcimonie. Après une courte sieste, il reprit le chemin.

En fin d’après-midi le sol changea sous ses pieds. La terre devint gorgée d’eau, la végétation plus dense, le silence plus épais.

Avant que le soleil ne disparaisse à nouveau, il trouva un petit promontoire sur lequel il posa sa sacoche, le panier d’osier et planta son bâton, afin d’y passer la nuit.

Puis la lumière s’était éteinte, sans un bruit. Il n’alluma ni torche, ni feu, il ne voulait pas être vu.

Adapa était assis à même le sol, les jambes croisées, les mains posées sur sa sacoche.

Il avait à peine fait la moitié du chemin, mais il avait déjà changé d’univers.

Il ôta les liens de sa besace. En sorti un morceau de pain durci, un oignon et encore un peu de viande séchée. Malgré les saveurs terreuses et sèches des aliments, il mangea avec entrain, il avait faim.

Puis il leva les yeux.

Le ciel s’était déployé comme une immense tablette de bitume.

Des points de feu la parsemaient, éclatants, presque en relief.

Il connaissait quelques noms des constellations qu’il contemplait :

GU.AN.NA, le taureau céleste.

SIPA.ZI.AN.NA, le berger du ciel.

MUL.APIN, le soc d’étoiles qui annonçait les semailles.

Il se souvenait de son maître disant un jour :

« Les étoiles sont des signes, seuls les dieux et les prêtres savent les lire. »

Il les regarda longtemps, jusqu’à ce que ses paupières deviennent lourdes.

Il s’allongea sur le sol nu, son manteau en guise de couverture et la sacoche sous sa tête.

Avant de s’endormir, il murmura une prière à Enlil, seigneur du vent et du ciel.

Puis, à voix plus basse encore, ses pensées glissèrent vers Enki.

Le sommeil l’avait saisi comme un assassin dans la nuit : sans prévenir.

Il ouvrit brusquement les yeux, un peu hagard, comme s’il avait fait un cauchemar dont il n’avait aucun souvenir.

Les marais étaient éclairés d’une lumière pâle, celle de l’aube au travers la brume des marais.

Il ramassa ses affaires et repris la route.

Ce deuxième jour, le chemin devint marécageux, puis une étendue de roseaux, et d’étangs fangeux.

Chaque pas demandait de l’attention et du discernement pour éviter l’enlisement. A chaque inspiration il sentait la pourriture et la vase.

Les roseaux se resserrèrent autour de lui.

L’eau montait parfois jusqu’aux genoux, puis redevenait un sol spongieux.

À chaque pas, il s’enfonçait un peu plus dans un monde ancien, humide, putréfié.

Il marchait depuis un long moment lorsqu’il entendit d’abord un cri bref, grave, puis un froissement d’ailes.

Sur un monticule boueux, à quelques enjambées, il distingua un immense oiseau presque de sa taille. D’abord Adapa pensa à un aigle gigantesque. Puis l’animal tourna la tête vers lui, lentement.

Adapa s’immobilisa, tétanisé. Était-ce la brume, Était-ce son imagination ? mais la tête de l’oiseau, massive, ressemblait à celle d’un lion.

— Imdugud* ! souffla-t-il

La rencontre fût brêve, dans un bruissement d’aile puissant, le grand oiseau prit son envole et s’évapora dans la brume.

Adapa suivi la direction prise par l’aigle.

Les marais devenaient plus épais, plus impénétrables.

Il sentit que le sol changeait encore : plus meuble, plus instable, jusqu’à ce qu’il se retrouve face à un arbre solitaire, mort depuis bien longtemps, dressé comme un gardien dans la vase.

Ses branches n’étaient que des moignons tordus, recourbés comme des cornes d’aurochs, sauf une, couverte de feuille vertes et luisantes.

Adapa s’approcha.

Sous l’arbre, la terre était plus sombre, presque noire.

Après un moment d’hésitation, la main serrée sur son bâton, Adapa reprit sa marche dans la direction indiquée par la branche vivante de l’arbre.

Au loin il entendit à nouveau le cri rauque et puissant de l’aigle.

Il marchait depuis plusieurs heures lorsque l’après-midi toucha à sa fin.

La lumière devint dorée, épaisse, presque palpable, le silence se faisait plus dense à chaque pas.

Les roseaux devinrent épars, laissant apparaître une clairière et un monticule de terre noire.

Dessus, des pierres, disposées en cercle. Elles arrivaient à hauteur des genoux d’Adapa, et sur leur face dirigée vers le centre du cercle, étaient sculptés des signes. Douze pierres, douze glyphes, qu’il n’arrivait pas à déchiffrer.

Elles semblaient être là depuis longtemps, trop bien ordonnées pour être naturelles, et trop rongées pour être récentes.

Au centre du cercle, une élévation de terre… différente.

Noire, lisse, brillante, elle avait l’air aussi solide que de l’obsidienne.

Adapa s’avança prudemment, enjamba le cercle de pierre, s’attendant à rencontrer un sol dur et glissant.

Il n’en fût rien, ses pieds s’enfoncèrent légèrement dans le sol.

Il posa son panier d’osier et sa besace, intrigué, il fallait qu’il touche cette matière. Il s’accroupi et doucement, porta ses doigts sur la surface, puis les enfonça avec prudence. Il reconnut immédiatement la texture.

« De l’argile ! » murmura t’il

L’espace d’un souffle, il n’y eut plus ni roseaux, ni ciel, ni marais. Il ne restait plus que lui, le sol et les pierres.

Il vit les glyphes palpiter d’une étrange lueur pale, très légèrement bleutée.

Il sentait une présence, lourde, étouffante autour de lui, ou était-ce son imagination qui lui jouait encore des tours ?

Il n’avait pas envie de s’éterniser dans cet endroit, mais les signes… ils l’attiraient même s’il n’en comprenait pas la signification.

Il sorti de sa sacoche un couteau pour découper des morceaux d’argile et remplir son panier. C’était un couteau avec une lame en bronze et un manche taillé dans un os d’agneau que lui avait offert le père d’un de ses élèves en paiement d’une année d’étude. Il relevait fébrilement la tête pour guetter autour de lui… cette présence pesante qu’il ressentait lui tapait sur les nerfs.

Arrivé à un tiers du bord du panier en osier il le soupesa, et décida de ne pas le charger plus.

Il resta quelques instants debout, pensif. Autour de lui pas un bruit, plus un souffle de vent et la brume était devenue un mur blanchâtre. Les glyphes sur les pierres luisaient toujours, faiblement, au rythme d’un cœur lent et apaisé.

Derrière une des pierres levées, au bord de l’eau, il en vit une plate et presque rectangulaire qu’il ramena au centre du cercle. Il prit son couteau, préleva quelques feuilles du roseau le plus proche, et les tailla en une dizaine de lanières très fines sur la pierre plate. Il préleva un dernier bloc d’argile noire dans le sol et il commença à la pétrir en y incorporant les lanières.

Au départ la pâte était collante, mais au fil du malaxage elle gagnait en cohésion, même plus rapidement que l’argile habituelle songea t’il.

Quand elle lui parut prête, il en fit une boule compacte qu’il aplatit avec soin sur la pierre, lissant les bords du plat de sa main.

La tablette pouvait être utilisée. Il coupa le haut de la tige du même roseau, qu’il tailla en calame.

Il s’assit au centre du cercle, les jambes croisées, la tablette fraiche posée sur son genou, et il inscrit le premier glyphe de la pierre en face de lui.

Les glyphes étaient composés à l’instar de l’écriture traditionnelle, en forme de coin et d’incision, mais la structure, l’imbrication des encoches était complexe afin de pouvoir reconstituer le glyphe.

Très rapidement, lors de la recomposition du premier signe, il senti une légère chaleur irradier le bout de ses doigts qui tenaient le calame. Il releva la main. Après un court instant de réflexion, il reprit à copier le glyphe. A nouveau il senti la même chaleur mais ne s’arrêta pas.

En même temps qu’il achevait le glyphe, le mot se formait dans son esprit, il s’imprimait dans sa pensée, il entendait une voix la prononcer — ou était-ce la sienne ? :

NAM, était le premier mot : le destin

Il resta un moment interloqué.

En écrivant le glyphe, il lui avait lui-même soufflé sa signification. Pas simplement le mot, pas simplement le son, mais sa signification totale, universelle, le sens profond du destin l’avait envahi, ainsi que le poids qu’il représentait dans l’équilibre du monde.

Il se tourna vers la pierre de droite, et recopia le second glyphe.

GIBIL, était le deuxième mot : le feu.

Sa main devenait de plus en plus chaude et envahissait son poignet, son avant-bras. Le glyphe raisonna dans son esprit, l’envahi, lui révéla également son sens profond.

Se tournant à nouveau vers la droite, il inscrit le troisième glyphe.

Lù, était le troisième mot : l’homme.

Se tournant encore, il grava le quatrième signe

E A : l’eau.

Il écrivit ainsi les huit autres glyphes, sur l’argile noire, et dans son esprit la voix lui dictait les paroles, lui enseignait le sens, le portait vers un horizon de connaissances insoupçonnées :

ZI : la vie

URU : La ville

KUR : Le monde souterrain

SE : le grain

NIM : la souveraine

U : le temps.

MU : la parole.

SUB : tomber.

Lorsqu’il eut terminé, sa main et son bras le brulaient terriblement, comme un feu intérieur, il était en sueur.

Il resta assis un long moment, immobile, la tablette sur les genoux, la main encore engourdie par la chaleur des signes, épuisé par les voix des glyphes.

Il reposa doucement le calame, puis la tablette, qu’il enveloppa dans un pan de tissu tiré de sa sacoche. Son corps était vidé.

Il s’allongea à même le sol, au centre du cercle de pierre, et ferma les yeux. Il ne rêva pas. Son sommeil fut noir et sans forme.

Quand il se réveilla, le ciel était plus clair, la brume dissipée. Les glyphes sur les pierres n’émettaient plus aucune lumière.

Il reprit la route vers le nord, le panier chargé d’argile noire sur le dos, la tablette bien calée dans sa sacoche contre son flanc. Le chemin du retour lui sembla plus rapide, son pas était plus sûr malgré le poids supplémentaire de son chargement.

Curieusement, dès la fin de l’après-midi, les premières pierres sèches du désert apparurent sous ses pieds. Alors qu’il lui avait fallu deux jours à son départ, il distinguait déjà au loin la ligne fine du canal, puis la silhouette familière des murs et des tours de la cité d’Eridu.

Le soleil commençait à baisser quand les gardes du palais virent s’approcher une silhouette poussiéreuse, penchée sous le poids du panier d’osier.

*Imdugud, serviteur du dieu Enlil, évoqué dans une tablette assyrienne de l’épopée de Ninurta, porteur du tonnerre, gardien des tablettes du destin qu’il avait volé à son propre maître.

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