Chapitre 8 : Le professeur et le militaire
Marc restait quelque peu groggy après sa visite auprès de son père, comme à chaque fois depuis cette fichue maladie. Mais là, s’ajoutaient des interrogations sans réponse sur sa mère, sur Tariq, sur son passé.
En sortant de la bouche de métro qui le ramenait chez lui, il interrompit ses réflexions en voyant la devanture d’une agence de voyage à l’air minable. Qu’importe, il avait juste besoin d’un billet d’avion pour Istanbul et il n’avait pas envie de passer deux heures sur Internet pour trouver un vol.
Le carillon résonna, aigu et métallique lorsqu’il ouvrit la porte. Il fut assailli par une odeur forte de tabac et de renfermé. La femme assise derrière le bureau avait une cigarette collée aux lèvres. Ses énormes lunettes carrées grossissaient ses yeux rougis et ses cheveux mi blond, mi grisonnants, plaqués en arrière avec un chignon, accentuaient la sévérité de son regard. Son tailleur gris défraîchi par des années d’usage, achevait le tableau.
— Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ? Demanda t’elle d’une voix rauque, râpée à la nicotine.
— Bonjour Madame, je voudrais un billet d’avion pour İstanbul, le premier disponible s’il vous plait.
— Ah Istanbul ! très bon choix, nous avons un excellent tour operateur à vous conseiller, avec les visites des plus beaux sites de la ville, des excursions à Pamukkale et Hiérapolis, des…
— Je vous remercie, mais ce sera juste un billet d’avion.
— Bon, d’accord, répondit la dame d’un ton froid, je vais voir.
Elle pianota sur son ordinateur quelques instants. Puis se retourna vers Marc,
— J’ai un vol de la Turkish Airlines samedi, à 18 h 50 au départ de Charles de Gaulle, il n’y en a pas avant. Pour le billet retour vous souhaitez quelle date ?
— Je ne sais pas, uniquement l’aller pour le moment.
Elle tapota quelques touches avant d’annoncer à Marc :
— Alors cela fait 288 €, monsieur, vous réglez comment ?
— En carte, répondit-il en sortant son portefeuille.
Marc sortit de l’agence avec son billet en poche, se doutant qu’il s’était fait un peu arnaquer. « Mais c’est le prix de la feignantise » se dit-il.
« On est jeudi » pensa-t-il, « le vol est samedi soir, j’ai le temps d’aller au colloque demain à la Grande Arche, de faire ma valise samedi matin… et d’éviter les foudres d’Esnault ».
Le lendemain, Marc gravit les marches de la Grande Arche de la Défense, le cœur serré d’une légère appréhension. Le parvis grouillait d’employés pressés la tête rivée sur leur téléphone, dans une indifférence générale totale et froide. Il gravit les marches majestueuses de l’édifice et pénétra dans le hall de la paroi sud. Des affiches annonçaient : « Les écritures du Proche-Orient ancien : leurs origines et leurs héritages ».
Une salle déjà pleine accueillait les chercheurs venus des quatre coins du monde.
Marc repéra Esnault en compagnie de Claire et Philippe et prit place, carnet en main, à leurs côtés.
— Ah Marc ! Vous êtes là ! Vous avez renoncé à votre projet finalement ?
— Non, je pars demain, vous pouvez me mettre en congé.
Esnault n’eut pas le temps de rétorquer, un intervenant venait de prendre le micro pour ouvrir le colloque.
Marc suivit distraitement les premières interventions jusqu’à ce qu’on l’invite à monter sur l’estrade.
Il inspira profondément et se lança.
Il parla des lexèmes sumériens, de leurs racines disparues au fil des siècles, effacées, remplacées puis oubliées pendant presque deux millénaires. Il en évoqua certaines laissant entrevoir une origine plus ancienne, plus mystérieuse, et d’autres ayant influencées l’akkadien, puis le grecque et le latin. Sa voix se raffermit à mesure qu’il avançait, retrouvant l’assurance de l’enseignant qu’il était.
Dans le public il notait quelques hochements de tête attentifs, d’autres conservaient une attitude plus sceptique.
Quand il conclut, il eut droit à des applaudissements polis. Il descendit de l’estrade, un peu vidé mais satisfait.
Alors qu’il rangeait ses notes, une silhouette s’approcha. Un homme d’une cinquantaine d’années un costume sombre trop ajusté marquant un ventre proéminent, une cravate trop serrée lui plissant le cou et des yeux bleus froids et perçants.
Sa voix était basse, grave, avec un accent arabe très marqué.
— Votre communication était intéressante, professeur Delestre. Vous avez parlé de mots disparus, effacés… c’était passionnant.
— Je vous remercie, monsieur, vous êtes également spécialiste ?
— Disons que je suis un amateur éclairé, Monsieur Delestre. Mais laissez-moi vous dire quelque chose : Certains signes ont été effacés pour de bonnes raisons.
Marc fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
L’homme esquissa un sourire froid.
— Les mots ont un pouvoir, Monsieur Delestre. Certains ne devront jamais être prononcés ni écrits à nouveau. Méfiez-vous de ce que vous cherchez, vous pourriez réveiller des forces qui vous dépassent. Si vous tenez à la vie, n’allez pas plus loin.
Et sans attendre de réponse, il tourna les talons, disparaissant dans la foule des participants.
Marc resta figé, une étrange sensation au creux du ventre. L'insistance et la pression de Tariq, les révélations de son père, tant de mystère autour d'une tablette d'argile et maintenant des menaces à peines voilées ? « Mais qu’est-ce que ça veut dire bon sang ! » rumina-t-il
Après avoir salué au loin ses collègues, il se dirigea immédiatement vers la sortie puis repris le chemin de son appartement, avec un sentiment d’urgence.
Il passa une nuit agitée, se tournant et se retournant dans sans lit puis abandonna l’idée de dormir vers cinq heures du matin. Il décida de faire sa valise.
Il y jeta ta machinalement quelques chemises et deux pantalons se ravisa : « Je vais traverser la Turquie et me retrouver dans le sud de l’Irak, il me faut des vêtements chauds pour la nuit, et légers quand je serai arrivé ». Il sorti ses vêtements, recommença avec un peu plus d’attention. Puis Ses carnets, ses notes sur les lexèmes sumériens et une vieille édition annotée de Samuel Noah Kramer finirent par occuper plus de place que ses vêtements…
Il les ressorti, les tria, ne sélectionna que les quelques indispensables. Il hésita un instant devant sa bibliothèque : emporter plus de documentation, ou voyager léger ?
Lorsque son regard fût attiré par une boite à chaussure, en bas de sa bibliothèque, contenant les quelques objets qu’il avait pu récupérer de sa mère. Il l’ouvrit : quelques photos, des bijoux, une petite tablette d’argile…
C’était celle ramenée par sa mère d’Irak, il la jeta dans sa valise qu’il referma avec un soupir.
« Ça suffira. »
L’après-midi s’écoula lentement, puis il prit le RER B jusqu’à Charles-de-Gaulle. Dans le train, son reflet dans la vitre lui parut fatigué, tendu. L’excitation du départ se mêlait à une sourde inquiétude.
Le vol Turkish Airlines fut d’une banalité bienvenue. Le voisin de siège ronflait à intervalles réguliers, le plateau-repas était tiède, et Marc tenta en vain de trouver le sommeil. À mesure que l’avion descendait vers Istanbul, il sentit son estomac se nouer.
Quand il posa le pied dans le gigantesque hall de l’aéroport, il fut saisi par le contraste : les immenses parois vitrées, les enseignes lumineuses des boutiques de luxe, le flux incessant des voyageurs. L’endroit paraissait à la fois ultramoderne par rapport à Charles de Gaulle, mais impersonnel. Il récupéra sa valise, marcha parmi la foule, cherchant un panneau avec son nom. Rien.
Après quinze minutes d’attente, l’angoisse commençait à monter. Puis, une voix derrière lui, ferme, un peu rauque, l’interpella :
— Marc Delestre ?
Il se retourna. Une femme d’une trentaine d’années se tenait là. Elle portait un jean bleu sombre, un t-shirt blanc et une veste de cuir. Son maintien assuré, son port de tête droit, et son regard direct, trahissaient immédiatement la posture d’un militaire. Ses cheveux noirs, attachés en queue de cheval, encadraient un visage fermé, sévère, mais avec des traits fins et harmonieux.
— Oui, c’est moi, répondit Marc.
— Suivez-moi. On ne reste pas ici.
Elle attrapa sa valise d’un geste brusque et se dirigea vers la sortie sans attendre sa réaction. Marc dut presser le pas pour la rattraper.
Dans le parking souterrain, ils montèrent dans un vieux Land Rover Defender. Layal prit le volant, démarra sans un mot.
Marc tenta d’engager la conversation :
— Vous êtes envoyée par Tariq ?
— C’est un peu tard pour poser la question non ? Si je n’étais pas envoyé par Tariq, vous seriez en mauvaise posture vous ne croyez pas ?
Il attendit une suite, un signe d’accueil, mais rien ne vint. Seul le grondement des moteurs et le chaos de la circulation nocturne d’Istanbul rythmaient leur trajet. Les néons, les enseignes criardes, les silhouettes pressées défilaient derrière la vitre.
Après un long silence, elle lâcha enfin, d’une voix basse et tranchante :
— Nous nous dirigeons sud-est vers Diyarbakır, puis Zakho. Là nous passerons en Irak, direction Badgad pour retrouver Tariq. Si tout se passe bien, vingt-sept heure de trajet sans les arrêts et si nous échappons aux contrôles. Vous pouvez vous mettre à l’aise.
Marc déglutit. Se mettre à l’aise... Il s’imagina déjà secoué sur les banquettes raides du Defender, traversant des paysages inconnus.
Ils laissèrent derrière eux les lumières de la mégalopole. L’autoroute s’ouvrit, bordée de panneaux bleus illuminés par les phares. La circulation se fit plus fluide. Le ciel était noir, sans lune, seulement zébré par quelques nuages.
Au bout de la route, la tablette découverte par Tariq, les réponses à ses questions... Peut-être…
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