Chapitre 9 : la colère du Roi
Le soleil s’était levé au-dessus d’Eridu, brûlant comme une braise suspendue dans le ciel. Dans les ruelles étroites, l’air chaud s’était engouffré dès l’aube, charriant une odeur de poussière, de vase et de pourriture.
Devant le marché au grain, une file compacte s’allongeait, faite de silhouettes voûtées et de visages creusés par la faim. Le silence n’était rompu que par les cris des corbeaux et les pleurs des nourrissons.
Shukalli, potier d’Eridu, essuyait de son bras couvert de poussière la sueur qui coulait sur son front. Ses mains, habituées à tourner la terre humide, étaient devenues sèches, fendillées. Ses jarres restaient invendues : plus personne n’achetait quand il n’y avait plus de blé à stocker. Il tenait son petit garçon par la main.
Au bout de la file, les portes du grenier royal s’ouvrirent. Deux gardes surgirent, casques de cuivre étincelants. Entre eux, un intendant déclara d’une voix forte :
— Le roi Alulim fait distribuer le grain. Chacun recevra pour cette semaine une ration par adulte, une demi ration par enfant, selon le nombre de personne de son foyer. Que nul ne tente de prendre plus qu’il ne lui revient !
Un grondement monta de la foule,
— même pas de quoi tenir deux jours ! Scanda une femme.
— C’est une aumône pour nous faire taire ! Cracha un vieillard édenté.
— Nos enfants meurent ! ajouta une femme en brandissant son nourrisson affaibli à bout de bras.
Shukalli serra les dents. Son tour arriva. Il tendit un linge entre ses mains calleuses, mais l’intendant n’y versa qu’à peine une poignée de grain.
— C’est tout ? protesta-t-il, la voix rauque. J’ai trois bouches à nourrir !
Le garde le repoussa de la hampe de sa lance. Shukalli, déséquilibré, laissa tomber son maigre tribut sur le sol poussiéreux.
— Avance, chien. D’autres attendent.
Un murmure de colère se leva. Les gens se resserrèrent, poussant, criant. Quelqu’un lança une pierre. Elle heurta le casque d’un soldat avec un bruit sec. Alors tout bascula : les gardes tirèrent leurs épées, la foule recula, des enfants hurlèrent.
Shukalli vit un adolescent frappé au visage d’un revers de lance, le sang jaillir. Il se pencha pour protéger son fils, mais une botte le frappa au flanc. La douleur le plia, et il roula dans la poussière, tenant toujours le petit contre lui.
— Assez ! tonna l’intendant. Que les fauteurs de trouble soient arrêtés !
Shukalli et et l’adolescent furent saisis, traînés vers le palais, le dos lacéré par les coups. Le reste de la foule, tremblante, se dispersa, mais les regards restaient brûlants de haine. Dans les ruelles, les voix chuchotaient déjà :
— Le roi ne nous nourrit plus.
— Les dieux nous punissent.
— Quelqu’un a offensé Inana.
Shukalli, saisi par les gardes et le souffle court, fit signe à son enfant de ne pas intervenir. Il porta son regard au-dessus des toits d’argile, il aperçut le palais, immobile, muet sous le soleil implacable.
***
La chaleur écrasait la salle du conseil comme une chape de plomb. À travers les hautes ouvertures de la pièce, on distinguait l’horizon blanchi par la poussière, les champs craquelés, la rumeur sourde de la foule massée autour du marché au gain, très proche du palais et la colère qui grondait désormais comme un orage au loin. Les plaintes montaient chaque jour : plus de pain, plus d’eau. Les canaux s’asséchaient, il n’y avait eu aucune récolte lors de la dernière saison et les stocks de grain ne suffisaient plus. Le peuple d’Eridu accusait ses maîtres de les avoir livrés à la colère des dieux.
Sur l’estrade, le roi Alulim se tenait droit, mais ses traits trahissaient l’épuisement. Autour de lui, les conseillers et les scribes se tenaient dans l’ombre, chacun prêt à noter ou à retenir un mot. Ennatum, son fidèle scribe, observait la scène avec un visage impassible.
En face du roi se dressaient deux hommes que le peuple craignait presque autant que lui.
L’Ensi d’Ur, Anzagara, un homme mince aux lèvres fines, dont la voix sifflait comme celle d’un serpent venimeux. Il savait jouer des chiffres, des rumeurs et des complots mieux que n’importe qui, ce qui lui avait permis d’accéder au pouvoir et à toute la puissance de la cité d’Ur. Ses yeux sombres semblaient chercher en permanence les failles de ses interlocuteurs.
Le Grand Prêtre du temple d’Enki, massif, drapé dans ses étoffes blanches bordées d’azur, portait sur ses épaules l’autorité du Dieu par lequel le Roi détenait son pouvoir divin. Sa barbe soigneusement huilée et ses gestes lents renforçaient sa gravité. Sa parole, on le savait, pouvait damner ou sauver une cité.
Alulim prit la parole le premier, d’une voix qu’il voulait ferme :
— Les silos ne suffiront pas. Les villages se révoltent. Hier encore, deux de mes gardes ont été agressés près du marché. Si nous ne trouvons pas une solution, la cité se déchirera. Anzagara, nous ne pouvons pas nous permettre d’honorer notre tribut ce mois-ci, cela entraînera notre perte.
L’Ensi se pencha légèrement, les mains jointes :
— Alulim, je comprends vos craintes, mais votre engagement est gravé, vous connaissez les conséquences si vous ne le tenez pas. Il serait dommage que notre armée soit obligée de vous y contraindre.
— Dommages dites-vous ? Je pense que la misère de mon peuple vous arrange bien. Vous avez fait bloquer les voies du nord, pour nous affamer encore plus. Vous cachez mal vos ambitions Ensi, mais je suis encore là, et tant que je serai là, vous n’aurez pas la ville d’Eridu.
— Vous vous égarez mon Roi, notre volonté n’est pas de vous affamer, que ferions d’une ville morte et de son peuple mort ? il faut chercher ailleurs la cause de vos misères… et admettre que les dieux se détournent d’Eridu.
Le Grand Prêtre acquiesça lentement.
— Depuis des lunes, j’observe les signes. Les offrandes restent sans réponse, les flammes des encensoirs vacillent, les songes de nos devins se taisent. Les dieux ne parlent plus. Pire encore, ils se sont détournés, comme s’ils étaient offensés.
Un murmure parcourut l’assemblée. Alulim fronça les sourcils.
— Parle clairement, Grand Prêtre. Quelle faute aurions-nous commise pour mériter cela ?
Ce fut l’Ensi qui répondit, avec un léger sourire.
— On dit, dans les ruelles, que la grande prêtresse Ninkasi a été souillée. Si tel est le cas, la déesse Inanna est également souillée, et Enki en colère.
À ces mots, les têtes se tournèrent. Le Grand Prêtre laissa s’échapper un soupir indigné.
— Si cela est vrai, c’est une offense aux dieux eux-mêmes ! Comment Inanna pourrait-elle bénir nos champs, si l’une de ses prêtresses se livre aux plaisirs d’un homme ?
Alulim serra les poings sur l’accoudoir de son siège.
— Ce sont des rumeurs. Personne n’aurait osé toucher à la prêtresse, en connaissant le sort qui lui serait réservé.
Mais déjà l’Ensi avançait son pion :
— Peut-être. Mais l’offense est connue. Et que croira le peuple, Souverain ? Que la sécheresse vient du hasard ? Ou qu’elle est la conséquence de cette impiété tolérée sous votre règne ?
Le silence s’épaissit. Même les scribes cessèrent d’écrire.
Le Grand Prêtre posa un regard lourd sur Alulim.
— Il faut réparer l’offense, trouver l’homme qui a souillée Ninkasi et les châtier tous les deux.
Alulim serra les lèvres.
— Vous jugez bien hâtivement. Qu’avez-vous comme preuve à part des rumeurs ?
— Un témoignage, mon Roi, répondit l’Ensi. Un garde a vu l’homme entrer au temple, il a vu l’homme et autre chose…
— Il suffit maintenant. Je n’ai cure des on-dit de commères, laissez-moi, que tout le monde sorte.
Ennatum fit un signe aux gardes qui raccompagnèrent l’Ensi, le Grand prêtre et leur suite.
Les deux hommes s’inclinèrent, mais l’Ensi, en se retirant, lança un dernier trait venimeux :
— Les dieux exigent parfois des sacrifices, ô Roi. Et il vaut mieux qu’ils soient consentis avant que la colère du peuple ne se transforme en révolte.
Les conseillers s’étaient retirés. Le silence pesa longtemps dans la salle, seulement troublé par le bourdonnement des mouches autour des lampes à huile. Alulim resta longtemps debout, immobile, après que les lourdes portes aient été refermées.
Seul Ennatum restait dans la vaste salle avec le Roi.
— Vous saviez, dit le roi sans se retourner.
Le scribe faisait tourner un calame entre ses doigts, il hésitait.
— Depuis quand ?
— Depuis plusieurs lunes… Il s’est confié à moi.
— Qui ? Parle.
— Adapa.
Un souffle sembla traverser la salle, comme si les pierres elles-mêmes en avaient frissonné.
Le roi chancela, puis serra les poings.
— Adapa… mon frère d’étude, mon ami, celui en qui j’avais ma confiance… et toi aussi tu m’as trahi.
— Ce n’est pas une trahison mon roi ! Nous avons voulu te protéger en cachant leur liaison et…
— Et quoi ? Parle !
— … et l’enfant.
Alulim se figea. Il fixait Ennatum d’un regard noir dans lequel le Scribe voyait monter une colère sourde, immense, presque bestiale.
— Mais cette union est bénie des Dieux, ils s’aiment et …
— Tais-toi Ennatum ! Tais-toi... et sors. Finalement, le prêtre et l’Ensi avaient raison. Il y aura certainement besoin d’un sacrifice.
Le scribe s’inclina et sortit.
Dans la salle vide, Alulim resta face au soleil qui déclinait sur Eridu, étalant un crépuscule rouge sang sur l’horizon.

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